Accueil Brèves L’année des requins : l’aileron ou la cuisse ?

L’année des requins : l’aileron ou la cuisse ?


Il y a des années à méduses ; nous connaissons une année à requins. Ils sont partout, voraces, agressifs voire intransigeants, et peu enclins au dialogue des espèces. Les surfeurs, à La Réunion, semblent être devenus leur hors d’œuvre favori. David di Nota a livré un article, admirable de concision contrariante, dans lequel il nous a exposé les raisons pour lesquelles il ne croyait pas « à la régulation durable et raisonnée des requins ». C’est une affirmation forte, contre laquelle je ne saurais m’élever avec assurance. Néanmoins, je m’autorise à la nuancer, avec prudence et par une question d’apparence anodine : et si cette régulation, peut-être durable, mais non point raisonnée, était un effet de l’élément où naissent, grandissent, aiment et souffrent les requins : l’eau elle-même ?

D’abord, cessons une fois pour toutes de généraliser lorsque nous considérons cette famille de poissons si variés, admirables, quoique parfois imprévisibles. On les décrit comme des machines à tuer, brutales et stupides. Nous allons voir qu’il n’en est rien.
En Australie, au mois de juillet, un surfeur a été attaqué, puis dévoré par un grand blanc d’au moins 4 m de long. Nous avons un témoin de la scène dans la personne d’un amateur de jet-ski : « Il y avait du sang partout. Le squale tournait autour du corps ». Observons en préambule que ce poisson n’était pas dépourvu d’un solide bon sens : plutôt que de s’épuiser à tenter de rattraper le jet-skieur, il a choisi le surfeur immobile, dans l’attente d’une vague ! Au vrai, le grand blanc avait cisaillé l’infortuné jeune homme ; on peut donc déduire des déclarations du témoin que le squale hésitait entre le buste et les jambes, avant d’avaler le tout, puisqu’on n’a rien retrouvé ! Ce requin avait sans doute déjà gouté et apprécié la chair de l’homme. Il arrive que le carcharodon carcharias[1. Nom savant du grand requin blanc.], après avoir mordu, avec plus ou moins de sauvagerie, un surfeur, s’en détourne, sans pousser plus avant sa curiosité d’appétit. La victime meurt souvent des suites d’une hémorragie massive, mais au moins, elle ne finit pas dans l’estomac de son agresseur. On l’enterre dignement, en présence de ses proches et de ses fiancées (car ces jeunes gaillards ont une femme dans chaque spot). Notons que le fréquent dédain des requins pour la chair humaine ne plaide pas en faveur de la qualité gustative de celle-ci : on n’a jamais vu, par exemple, un grand blanc négliger un phoque après l’avoir attaqué, au contraire, il s’empresse de le dévorer ! Mettez un grand requin blanc en présence d’un homme et d’un phoque, dans presque tous les cas, il choisira le phoque. Seuls les vicieux, ou les esthètes choisiront l’homme. Or, il est peu d’esthètes parmi les requins.

Les requins pratiqueraient-ils la dévoration positive ? En Afrique du Sud, au temps de l’apartheid, leurs victimes étaient exclusivement, ou presque, des surfeurs, plongeurs ou nageurs blancs. On m’objectera qu’il y avait une bonne raison à cela : les Noirs demeuraient sur le rivage, ne sachant pas nager. En outre, ils n’avaient qu’un accès limité aux plages, où ils vendaient des glaces et apportaient des parasols. Ils préféraient gagner leur vie au sec, plutôt que de la perdre mouillés : on peut les comprendre. Néanmoins, à ma connaissance, le rapport ne s’est nullement inversé en faveur (si j’ose dire) des « coloured people » depuis la fin du développement séparé. Les grands blancs s’offrent toujours, de préférence, un fémur de white people.
À La Réunion, dimanche dernier, Didier Derand, pharmacien à Saint-Joseph, délégué de la fondation Brigitte Bardot, a nagé pendant plus d’une heure sur le lieu même d’une attaque, afin de rassurer la population : « Depuis 45 ans, je nage en pleine mer tous les jours, je plonge en bouteille, en apnée, je fais du bodysurf […], je n’ai vu que trois fois des requins » […] A chaque fois ce fut la panique et la débandade dans leurs rangs, impossible de les approcher ! ».

J’ai beaucoup d’admiration pour Brigitte Bardot, et pour l’inlassable combat qu’elle mène en faveur de la protection animale, mais je lui dis, avec toute l’amitié que je lui porte (je sais qu’elle lit Causeur avec intérêt et plaisir), que M. Derand n’était pas la personne idéale pour l’opération « Croquez la mer à belle dent en compagnie de nos amis les requins ». Ces derniers, en effet, dont j’ai assez démontré qu’ils étaient capables de réflexion, de déduction, et même de conclusion, sont pourvus d’un appareil sensoriel ultra-développé, et d’un odorat « directionnel » très efficace. Didier Derand, pharmacien, sentait… la pharmacie ! Rien de tel pour faire fuir les squales ! Rappelons-nous qu’un seul cachet d’aspirine effervescent éloigne un grand blanc d’une tonne !
Alors, quel conseil pour rasséréner les populations, et les « remettre à l’eau » ? Très simple : les réunionnais pratiquent une pêche au requin particulière : ils se servent d’un chat vivant, ou d’un chien, comme d’un appât, l’hameçon profondément enfoncé dans la gueule. Je leur suggère, exceptionnellement, une variante à leur gentille coutume : qu’ils usent d’un surfeur au lieu d’un animal domestique. Trois situations se présenteront : les requins s’approchent, mais ne déclenchent pas d’attaque, au contraire, ils filent vers d’autres clapotis ; on conclut sans risque d’erreur que le ou les mangeur(s) d’homme ne se trouve(nt) pas parmi eux. Les poissons décrivent des cercles autour du bonhomme, le frôlent, la frénésie gourmande les saisit : s’ils veulent rendre le surfeur sain et sauf à ses nombreuses fiancées (voir plus haut), nos pécheurs le sortiront immédiatement de la mer ; s’ils souhaitent leur remettre un tas d’os broyés, et, par surcroît, pécher un squale, qu’ils attendent un peu ! Dans ces deux derniers cas de figure, ils auront démontré que la menace rôde au large !

Mais alors, si nul squale, malgré le sang qui s’écoule de la face transpercée du surfeur et laisse une longue trace odorante, malgré ses cris de douleur et d’effroi, malgré sa gesticulation affolée qui crée des ondes d’adorable panique, si nul requin, donc, ne vient prendre place à ce banquet inespéré, que faudra-t-il en conclure ? Une chose irréfutable absolument, qui n’était hier qu’une hypothèse : les requins sont solubles dans l’eau de mer !



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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