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Jean-Pierre Lledo: être à sa place, enfin

"Le voyage interdit" de Jean-Pierre Lledo


Jean-Pierre Lledo: être à sa place, enfin
Capture de la bande annonce

Le cinéaste Jean-Pierre Lledo sort un film documentaire et publie un livre pour célébrer son itinéraire unique de cinéaste communiste et algérien, né d’une mère juive, qui découvre en Israël une révélation longtemps recherchée.


Le voyage interdit de Jean-Pierre Lledo propose une réponse à la question que posait Claude Lanzmann dans Pourquoi Israël ? en 1973. Mais tout simplement « Parce que Israël !»

Cette réponse devient évidente, dès lors que Lledo s’est affranchi de tous les filtres idéologiques de son passé algérien et communiste. C’est le retour vers cette autre part de lui-même, enfouie au plus profond de son être, qui donne à ce film toute sa force. Élevé par son père communiste en Algérie mais bercé par sa mère juive, Jean-Pierre Lledo va mettre cinquante ans à découvrir son épicentre enfoui. Son film, Le voyage interdit et son livre Alger-Jérusalem, le voyage interdit racontent cet itinéraire exceptionnel. Être à sa place, c’est ce qu’éprouve enfin Lledo.

Célébrer les Juifs qui chantent

Le long de quatre films d’une durée totale de onze heures, il reconnaît un lieu qu’il ne connaissait pas. Israël, cette terre étrangère, lui est étrangement familière. Formé à l’école du cinéma soviétique, il prend son temps pour dire les choses. Cette œuvre va à contre-courant de la pensée dominante, celle qui adore pleurer les Juifs morts dans la Shoah en général mais accabler Israël en particulier. Lui célèbre les Juifs vivants, ceux qui dansent, ceux qui chantent, ceux qui aiment leur pays, ceux qui pensent le renouveau de l’État des Juifs comme un modèle d’émancipation pour le genre humain.

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Les temps ont-ils changé depuis les années 2000, au moment de la seconde intifada quand l’État des Juifs était nazifié et que le signe = s’affichait entre la svastika et l’étoile à six branches, sur toutes les banderoles célébrant la Palestine ? Cette apogée de la haine anti-israélienne est-elle toujours d’actualité ? Le nom d’Israël, le mot Israël, le qualificatif sioniste servent-ils toujours de repoussoir ? Le public pourra-t-il regarder le film de Lledo sans œillères idéologiques? La pensée automatique objectera-t-elle « et les Palestiniens ? », avec toute la force des réflexes pavloviens habituels ? Où sont-ils, pourquoi sont-ils absents de ce film ? Ce sera une grande frustration des critiques de gauche : le sort des Palestiniens et de leurs malheurs divers n’est pas le sujet du film. 

La source d’une imposture

Ce dont il est question c’est d’abord de l’itinéraire d’un homme au travers des passions politiques ayant nourri le siècle passé. À travers ce chemin, ce sont d’autres questions qui surgissent dont celle, majeure, de l’identité. Tous ces sujets irriguent notre actualité. Ils étaient cachés mais voilà que chacun affiche désormais sa couleur contre un universel sans couleur, voilà que les questions de genre font trébucher l’idée d’une humanité partagée par tous et toutes. Les Algériens d’origine arabo-musulmane ou berbère voulaient s’affranchir de la tutelle coloniale. Après une lutte féroce contre la France ils ont obtenu gain de cause. Pourtant cette guerre continue ici quand des populations issues de la diversité estiment toujours être victimes d’un racisme colonial. 

Cette imposture a une source et Lledo la décrit précisément. Lui qui pensait en tant que communiste que l’Algérie indépendante ferait de l’universel son idéal découvre avec effroi que c’est au faciès que les Européens furent massacrés le 5 juillet 1962 à Oran, et que c’est au nom de leur religion que des ouvriers agricoles furent aussi massacrés par d’autres paysans, par leurs camarades de travail dans l’Est de l’Algérie en 1955. Lledo comprend que c’est un projet d’épuration ethnique qui motive les forces du FLN. En 1982, Ahmed Ben Bella, dans une interview dans Politique Internationale, va confirmer et préciser les choses : « Nous autres arabes ne pouvons être que si l’autre n’est pas ». Pour Lledo le rideau du progressisme se déchire. 

israel-voyage-interdit-2israel-voyage-interdit-1Dans Algérie, histoires à ne pas dire, son précédent film, il racontait comment le plus grand artiste de musique arabo andalouse, Raymond Leyris, surnommé cheikh Raymond, tant il était reconnu comme un maitre par les Arabes, fut assassiné parce que Juif et qu’un Juif ne pouvait pas chanter en arabe. Quelques jours plus tard toute la population juive de Constantine, présente depuis des siècles, quittait cette ville.

Accompagné de Boualem Sansal

Un univers psychologique autant que politique s’écroule, un autre va naître. Invité à présenter ce film au festival de cinémathèque de Jérusalem, Lledo saute le pas. Il fait le choix d’aller voir de plus près la réalité de « l’entité sioniste » pour reprendre les mots de la doxa algérienne. Ne pas nommer c’est bien dénier à l’autre tout son droit à être. Réticent, inquiet, mais accompagné de sa fille, Naouel, il découvre un monde inconnu, à la fois intimement proche et intellectuellement lointain. Une nouvelle histoire commence. 

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Le livre raconte les illusions du passé algérien tandis que le film raconte, les yeux grands ouverts, la découverte d’Israël. Le regard candide et tendre de Naouel, interroge ce nouveau monde qui fait chavirer toutes les certitudes passées. Accompagné de Boualem Sansal, ils prennent la mesure du projet d’effacement de ce pays. Or Israël, l’État d’Israël, impose une foule de questions nouvelles aux catégories mentales du naïf Lledo : qu’est-ce qu’être Juif ? Pourquoi a-t-il été dans l’histoire l’objet de la haine la plus constante? Pourquoi cet État est-il aussi l’objet d’un tel rejet ? Que contient-il d’insupportable pour les autres ? Qu’est-ce que le rapport à Israël révèle de l’autre ?

La rencontre de Ziva Postec

Ce ne sont pas seulement des questions que Lledo découvre mais c’est aussi et surtout la coïncidence d’une terre et d’une secrète aspiration. Il est là où il devait être après cinquante ans d’errance psychologique et politique. Ce livre dit une histoire d’amour après avoir raconté celle des ténèbres. Sa rencontre avec la monteuse, cinéaste et productrice Ziva Postec sublime celle avec Israël. Ziva, trouve dans cette rencontre et dans ce film, la source d’une renaissance. Après avoir travaillé sur les récits de la mise à mort des Juifs comme monteuse de Claude Lanzmann pour Shoah, elle sait donner à ce Voyage interdit une force de vie.

À coup sûr ce film dérangera plus d’un, enfermé dans les certitudes ou les égarements d’une France qui ne sait plus ce qu’elle est, autant que ce qu’elle souhaite, hormis produire et consommer. Pour tous ceux qui veulent penser autrement, en revanche, l’œuvre de Lledo et Ziva Postec est une parole salutaire.

Le voyage interdit de Jean-Pierre Lledo, documentaire, 140 minutes, en salle depuis le 8 octobre.

Le voyage interdit Alger-Jérusalem

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Jacques Tarnero est essayiste et auteur des documentaires "Autopsie d'un mensonge : le négationnisme" (2001) et "Décryptage" (2003).

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