Accueil Édition Abonné Avril 2020 Tout change pour que rien ne change

Tout change pour que rien ne change


Tout change pour que rien ne change
Macron visite une usine de masques FFP2 et chirurgicaux à Saint Barthélemy-d'Anjou, près d'Angers, 31 mars 2020. © Loic Venance/ Pool/ AFP

Souverainistes et écolos répètent à l’envi que la crise sanitaire siffle la fin du mondialisme sans limites. S’il n’est pas impossible, le rapatriement en Europe des unités de production délocalisées en Asie exige protectionnisme et ambition industrielle.


« Plus rien ne sera comme avant. » Tel est le nouveau credo dans tous les débats. Président de la République, gauche mélenchoniste, écolos, droite de la droite, analystes de toute obédience le répètent à l’unisson: cette crise sanitaire siffle la fin du mondialisme sans limites et le retour d’un « localisme » de bon sens. Je ne sais pas pour vous, mais moi je me suis toujours méfié de l’unanimisme. Surtout quand il annonce des lendemains qui chantent.

Les donneurs de leçon en action

« Plus rien ne sera comme avant. » On aimerait y croire les yeux fermés. C’est beau comme un « je suis Charlie » post-attentat du 7 janvier 2015. Là aussi, on jurait qu’on ne se laisserait plus faire, là aussi, on allait voir ce qu’on allait voir. On a vu.

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Il est toujours plaisant de contempler les donneurs de leçon retourner leur pantalon en public sans vergogne. Dans le chœur des « plus-rien-comme-avantistes » d’aujourd’hui se trouvent les mêmes qui, il y a quelques mois, nous vantaient la circulation intégrale de tout pour tous, incarnée dans de méga-accords de libre-échange avec l’Amérique du Sud ou le Canada. Écolos, marinistes, souverainistes de gauche peuvent bien s’étouffer aujourd’hui en entendant ces mêmes experts et hommes politiques vanter désormais les « circuits courts » sans payer de droit d’auteur. Avoir raison avant l’heure ne sert hélas pas à grand chose. Reste une question. Les opposants historiques du mondialisme et les localistes de la dernière heure ont-ils vraiment raison ? Allons-nous assister au retour d’économies privilégiant des circuits courts générateurs d’emplois dans nos pays et offrant un bilan carbone raisonnable ? Le rapatriement des unités de production délocalisées ces vingt dernières années aura-t-il vraiment lieu une fois que le virus battra en retraite, son tour du monde terminé ? On peut en douter.

Vraiment plus comme avant?

Revenons à des réalités très prosaïques. Choisir un fournisseur est un choix économique strict. Exemple concret. Nous sommes en juillet 2020. Après six mois d’arrêt de la production et des ventes, une entreprise, dont la trésorerie aura inévitablement pris une sacrée claque, peut enfin relancer son activité. Sa gamme de produits contenait, avant la crise, 50 % d’intrants en provenance de Chine. Ses fournisseurs d’hier sont heureusement de nouveau opérationnels depuis trois mois (les Chinois sont sortis de la crise sanitaire avant nous et en meilleur état que nous). Bons commerçants, ils proposent un bon prix, voire une facilité de paiement et une livraison rapide. En face, les fournisseurs européens se remettent à peine de la crise et, malgré toute leur bonne volonté, demeurent 30 % plus chers que leurs concurrents chinois. Entre ces deux options, que croyez-vous que le chef d’entreprise choisira ? S’il ne signe pas avec le fournisseur le moins cher, son concurrent le fera, et il ne vendra pas ses produits. Fin de la discussion. Et qu’on ne vienne pas lui cracher dessus (surtout par les temps qui courent). Notre entrepreneur n’est pas un chien de capitaliste sans cœur ni conscience collective. Au contraire, ce serait même plutôt un héros anonyme. Il a du personnel qu’il ne veut pas licencier ; des familles (y compris la sienne) comptent sur lui pour ne pas se retrouver sur la paille ; il lui faut relancer son entreprise et, pour cela, il lui faut récupérer sa part de marché. Le localisme attendra.

Pour que l’on en arrive à privilégier un fournisseur local plus cher et à reconstituer des chaînes d’approvisionnement locales, voire des filières industrielles entières parties en Asie depuis vingt ans, il faudra autre chose qu’un diagnostic de bon sens, de bons sentiments et des envolées lyriques. Seules des mesures de politique économique concrètes pourraient amener les acteurs économiques (entreprises et particuliers) à préférer les producteurs locaux aux producteurs lointains. Les armes de la reconstruction du tissu industriel local, qu’il s’agisse d’électronique, de machines-outils ou de textile, sont connues : droits de douane sélectifs, politique industrielle nationale, conditions fiscales avantageuses, dévaluation compétitive.

Et ces mesures, indispensables pour relancer notre industrie moribonde, ne suffiront pas seules à assurer le succès. Une entreprise dopée aux subventions, surprotégée, n’a jamais fait un champion mondial. Parlez-en aux anciens pays de l’Est. Les pays asiatiques ne se sont pas développés seulement en se refermant derrière des barrières tarifaires ou non tarifaires. Il leur a fallu du travail, beaucoup de travail, des entrepreneurs brillants, des chercheurs innovants, des employés bien formés, un climat social apaisé, ou du moins sous contrôle, une fiscalité très favorable aux entreprises… Bref, une volonté collective de montrer au monde entier de quoi ils étaient capables. Mais c’est un autre sujet. Les armes de la relance industrielle sont donc à utiliser avec doigté et beaucoup de pragmatisme, comme les pays émergents d’Asie, en premier lieu la Chine, l’ont brillamment fait ces deux dernières décennies. La France elle aussi a montré qu’elle était capable, après la Seconde Guerre mondiale, de réaliser le bon dosage entre protectionnisme, compétences, libéralisme et dirigisme. Gageons que nous le sommes encore. Le problème est ailleurs : cet arsenal de mesures, en Europe, a été placé sous clé dans un quartier de haute sécurité. Et les États membres de l’UE ont confié la clé à la Commission européenne et à la BCE avec interdiction de s’en servir.

Il nous faut plus que des mots

Alors, si « rien ne doit plus être comme avant », c’est en priorité dans la tête de nos dirigeants que la révolution doit avoir lieu. Ce n’est pas demain qu’on entendra le président de la République ou la présidente allemande de la Commission européenne annoncer le contingentement ou la taxation de produits importés, à des fins stratégiques, écologiques ou sanitaires. Pas plus qu’on ne verra le retour à des monnaies nationales qui permettraient des dévaluations compétitives indispensables pour rééquilibrer le commerce interne à la zone euro et favoriser les producteurs locaux.

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Ne rêvons pas. Ce virage à 180° n’est pas près d’advenir. Les convictions de notre président de la République qui, depuis le début de son mandat, impose des réformes à l’allemande (réforme du droit du travail, de l’assu- rance chômage, des retraites…), signe des accords de libre-échange plus ouverts que jamais et milite pour un approfondissement de l’intégration européenne, nous mènent dans une tout autre direction. La défense jusqu’à l’absurde du dogme de la frontière ouverte dans la crise du coronavirus montre combien nous sommes loin du « rien ne sera plus comme avant » annoncé. En dehors de quelques exceptions, comme le secteur pharmaceutique dont la dépendance à la Chine a révolté tout le monde, je crains fort que l’avènement du localisme ne soit pas pour demain. Enfin, je suis trop rabat-joie. Il nous restera toujours les coopératives agricoles bio, la vente directe au consommateur, les produits du commerce équitable dans les boutiques du centre de la capitale. Ouf !

Avril 2020 - Causeur #78

Article extrait du Magazine Causeur




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