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Hôpital: les masques tombent

L'épidémie obligera les Français à se pencher sur ce grand malade


Hôpital: les masques tombent
Marseille, le 19 mars 2020 Photo: GERARD JULIEN / AFP

On demande à chaque hôpital de gagner de l’argent, sans maitriser ni ses tarifs, ni sa masse salariale, et en veillant à ne pas coûter trop cher à son principal « client », l’Assurance-maladie. Quelle entreprise pourrait survivre à pareille logique ?


La crise sanitaire actuelle semble au moins faire émerger un constat partagé : il convient de modifier le mode de financement des hôpitaux. Mais pour éviter de se diriger à l’avenir vers encore plus de gâchis financier et encore moins de service rendu à la population, il serait utile de s’attarder sur les dysfonctionnements actuels. Ceux-ci se sont considérablement aggravés depuis plus d’une dizaine d’années sous l’empire de la « T2A » [tooltips content= »La tarification à l’activité est un mode de financement des établissements de santé français issu de la réforme hospitalière du plan Hôpital 2007 NDLR »](1)[/tooltips], ou « tarification à l’activité ». L’idée de cette réforme était d’encourager les hôpitaux à développer leur activité sur les actes rentables, ceux où ils sont « efficients », et de délaisser ceux qui le sont moins. En somme de gagner de l’argent ou en tout cas de ne pas en perdre ; louable intention, mais qui n’a guère de sens compte tenu de l’architecture actuelle du secteur de la santé. En effet, plus un hôpital développe son activité sur les actes les mieux rétribués, plus il assèche les fonds de l’Assurance-maladie, qui finance ces actes pour la plus large part. Autrement dit, dans le cas par exemple d’un l’hôpital public « efficient », on augmente l’argent public de cet hôpital au détriment… d’argent public, ou quasi-public, c’est-à-dire les fonds récoltés sous formes de charges patronales et salariales qui servent à financer l’Assurance-maladie. Si bien du reste que quelques années après avoir expliqué en long et en large aux hôpitaux qu’ils devaient faire du chiffre sur leurs activités de pointe, l’État, pour éviter d’aggraver le déficit de l’Assurance-maladie, a mis en œuvre très vite des mesures de « dégressivité tarifaire » : cette locution barbare consiste à pénaliser les hôpitaux trop actifs. Donc de faire exactement le contraire de l’objet même de la « T2A » et de punir les établissements ayant suivi rigoureusement les injonctions venues d’en haut.

Le médecin DIM, pas très utile en cas de crise sanitaire

Aujourd’hui, les experts constatent avec surprise que la « T2A » ne marche pas très bien, comme un ouvrier spécialisé constaterait l’arrêt de la chaîne de production, sans comprendre que l’usine entière ne peut de toute façon pas fonctionner : on applique en effet à un secteur en dehors du marché des règles de marché, comme si les tarifs hospitaliers relevaient du jeu de la concurrence ou de l’offre et de la demande. Mais ces tarifs sont fixés autoritairement par les pouvoirs publics. Du reste, lorsque l’on est passé à la « T2A », on a en gros regardé combien on donnait à chaque hôpital jusque-là au titre de la dotation générale de fonctionnement pour fixer des tarifs qui leur permettraient d’avoir à peu près le même budget. Certes, chaque année, ces tarifs peuvent être révisés, mais plutôt en fonction du poids politique de tel ou tel lobby ou dans la plupart des cas selon des critères obscurs. On a créé en outre un système d’une complexité extrême : il y a plusieurs centaines de GHM (groupes homogènes de malades), correspondant à une pathologie, auxquels il faut affecter un GHS (groupe homogène de séjour), qui permettra la tarification. Le « codage », c’est-à-dire le fait d’affecter un tarif à un soin, est en plus source d’un contentieux important. Si bien qu’on a vu naître dans les hôpitaux une spécialité uniquement dévolue à cette opération administrative : le « médecin DIM » (DIM pour « département d’information médicale »), qui pourrait préfigurer, si l’on n’y prenait pas garde, le médecin de demain : englouti par la bureaucratie au point de la rejoindre entièrement. Et avoir des tas de médecins DIM en cas de crise sanitaire, ce n’est pas très utile. Et finalement personne n’est capable de dire sur quoi reposent les tarifs, ce malgré les calculs sophistiqués de l’ATIH (agence technique de l’information sur l’hospitalisation). Du reste, pour quel motif un accouchement est-il aujourd’hui moins rentable pour un établissement de santé qu’une dialyse ?

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En somme, on demande aujourd’hui à un directeur d’hôpital de faire gagner de l’argent à son établissement, sachant qu’il n’a aucune maîtrise de ses tarifs, une maîtrise presque nulle de sa masse salariale (le salaire d’un praticien hospitalier est fixé par l’État), et qu’il doit veiller à ne pas coûter trop cher à l’Assurance-maladie, qui est son principal « client ». Quelle entreprise pourrait survivre à pareille logique ? D’autant plus que le directeur d’hôpital est un fonctionnaire qui peut être muté du jour au lendemain à l’hôpital voisin avec lequel la « T2A » l’aura mis en concurrence jusque-là. En appliquant une potion libérale à un secteur totalement réglementé, tout le monde est perdant, sauf les bureaucraties, qui pullulent ces dernières années. Non pas tant dans les services d’administration centrale, dont les effectifs sont stables (mais les missions rognées), mais dans tous les satellites apparus depuis vingt ans comme rosée après la pluie:

– agences régionales de santé, qui établissent notamment un plan quinquennal de la carte sanitaire : le SRS (schéma régional de santé), qui, par exemple, fixe une limite au nombre de réanimations par territoire de santé. Même si un hôpital, public ou privé, a les médecins pour ouvrir un service de réanimation, il n’a pas le droit de le faire si le Gosplan-SRS n’offre pas de place disponible, et l’objet est bien entendu depuis une douzaine d’années de n’en ouvrir aucune car l’on craint une « inflation tarifaire » ; 

– autorités administratives indépendantes (contradiction étrange : une autorité administrative, en démocratie, ne peut pas être indépendante), établissements publics de toute sorte, « opérateurs », agences  : ATIH dont nous avons déjà parlé, INCa pour établir là encore, un plan quinquennal , le « plan cancer »  HAS, ANAP, ANSM (nouveau nom de l’AFSSAPS, discréditée par l’affaire du médiator). 

Toutes ces structures censées conjuguer « maîtrise des coûts » et « qualité des soins » ont échoué, peut-être parce qu’elles servent avant tout à procurer des emplois grassement payés à leurs dirigeants, lesquels ne rendent jamais de comptes.

L’hôpital français malade de la technocratie

En tout cas, personne ne conteste, même chez ceux qui l’ont imposé, que la « T2A » soit nocive. Il est à craindre cependant qu’aucune leçon ne soit tirée de cet échec, hors un rafistolage d’un système qui croule sous ses contradictions. Sans parler de la tentation de créer de nouveaux opérateurs : c’est ce à quoi conclut par exemple l’institut Montaigne dans son rapport de 2016 « Réanimer l’hôpital public » ; c’est la seule chose que les experts peuvent proposer, à l’infini : bureaucratiser davantage sous le prétexte de débureaucratiser, de « simplifier ». Du reste, le principal changement de ces derniers mois est le passage d’une révision annuelle du tarif – évoqué plus haut – à une révision trisannuelle, réclamée par le secteur hospitalier tout entier, public ou privé. L’État reconnaît ainsi qu’il n’y a aucun lien entre le tarif et la réalité ; mais qu’au moins, les hôpitaux auront une certaine visibilité entre chaque évolution, qui tombait jusque-là chaque année tel un couperet aléatoire. Il va falloir tout de même expliquer à quoi sert désormais l’ONDAM (l’objectif national des dépenses d’Assurance-maladie), qui, lui, est fixé annuellement par la loi de financement de la Sécurité sociale, si celle-ci a les mains liées par des tarifs dont la hausse est garantie et fixe pendant trois ans, comme c’est désormais le cas. Un esprit chagrin pourrait du reste aller jusqu’à se demander à quoi peut servir une représentation nationale censée voter la dite loi dans un système uniquement contrôlé par la technocratie, système qui est, dans le fond et si l’on élargit le propos au-delà du secteur de la santé, l’incarnation tardive et étonnante de l’idéal vichyste et de ses obsessions statistiques et technocratiques. Les projets de réforme successifs, eux, rappelleraient plutôt la perestroïka : plus on essaie de réformer, déplaçant ici un boulon, là un rivet, plus l’édifice menace ruine sous la réprobation générale. On sait la manière dont se termine ce type d’expérience : brutalement.

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Ceci ne signifie pas qu’il faille renoncer à toute régulation des dépenses hospitalières ; rien ne serait pire que de laisser celles-ci, à la faveur de l’émotion créée par la crise actuelle, engloutir progressivement toutes les ressources du pays. Cela signifie par contre que la régulation actuelle est contre-productive : elle ne permet pas de donner un service de qualité et elle coûte cher. Pourquoi ? En 1936, Trotsky donnait une partie de la réponse : « Sous aucun autre régime, la bureaucratie n’atteint à pareille indépendance », en parlant de l’URSS, dont notre Occident soi-disant libéral semble aujourd’hui s’inspirer. En 1996, les ordonnances Juppé relatives à la Sécurité sociale ont été fort critiquées, notamment parce qu’on y voyait à tort une étatisation de celle-ci, là où il s’agissait au contraire d’augmenter les pouvoirs du Parlement en la matière et de disputer un peu à la technocratie le pouvoir qu’elle a confisquée. Ce n’était pas une mauvaise piste. En tout cas, il faudra rompre avec la technocratie irresponsable et retrouver une autorité, d’une façon ou d’une autre, incarnée. Cela suppose pour commencer le retour aux fondamentaux : la suppression des parasites para-administratifs, un ministre exerçant l’étendue de sa compétence, des députés attentifs à le contrôler. Gardons en tout cas en tête ce que Zinoviev déclarait après avoir vécu en Occident : « L’URSS était en fait sous-administrée. »



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François Marchand est écrivain. Il vient de publier <em>Plan social</em> (Cherche-Midi).

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