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Le peuple divisé contre lui-même

Dominé par l’hégémonie libérale, comment construirait-il une "vraie" alternance?


Le peuple divisé contre lui-même
Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et Marion Maréchal © NICOLAS MESSYASZ/ UGO AMEZ/CORET SIPA Numéro de reportage : 00937433_000001 00944191_000022 et 0925892_000085

Jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron, libéraux et sociaux-démocrates vivaient en concubinage notoire sous la houlette de Bruxelles. Le candidat du « en même temps » les a mariés. Les analyses de gauche radicale d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe sont éclairantes, pour envisager la sortie de cette impasse démocratique.


 

Libéraux et sociaux-démocrates mariés. Pour le meilleur et pour le pire ! Ce couple moderne reste en effet très conflictuel.

Mais en réussissant ce mariage, l’élection d’Emmanuel Macron a fait apparaître une nouvelle ligne de clivage entre ceux qui étaient invités à la noce et ceux qui ne l’étaient pas. La crise des gilets jaunes et la réforme des retraites l’a manifesté au propre comme au figuré.

Le conflit devient multiforme et s’élargit au-delà de la sphère économique. La classe sociale n’est pas pour Ernesto Laclau et Chantal Mouffe l’unique carburant de l’émancipation du peuple

La bipolarisation demeure, mais l’alternance possible a changé de nature. Les gilets jaunes tout comme les grévistes l’ont dit et ils ne sont pas les seuls : ils veulent une « vraie alternance ». En clair, la fin d’un système où ils se sentent à tort ou à raison, victimes, exploités par une caste de nantis. La prochaine alternance pourrait-être une révolution, fût-elle démocratique et non violente.

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Pour qu’elle ait lieu, il manque encore quelques conditions ; la première est de taille : l’union du peuple. Car à l’intérieur de cette nouvelle frontière, le camp des victimes se divise entre partisans d’extrême droite et partisans d’extrême gauche. Cette division tient évidemment à des divisions de classes, d’intérêts, de revendications, d’origines sociales, mais pas seulement.

Deux conceptions du peuple

Deux conceptions dans le « peuple » s’affrontent, difficilement conciliables au moins pour le moment. Elles s’appuient sur des habitudes mentales différentes. Pour les uns, la France est encore une réalité charnelle. La patrie a pour eux une résonance proche du sens qu’elle avait pour les poilus de 1914. Ils sont d’ici ; ici c’est chez eux ; chez eux on vit comme cela. Ce sont des « tradis » dans l’âme. Leur leader peut-être assez facilement Marine Le Pen ou sa nièce, Marion Maréchal.

Les autres, soit parce qu’ils n’ont pas la même histoire personnelle, soit par éducation, soit parce qu’ils sont arrivés plus récemment, soit par choix idéologique ont une toute autre conception du peuple. Pour eux, le peuple est une construction nouvelle, volontariste, un projet, une projection, voire une utopie, qui ne tient pas nécessairement au passé mais à des luttes sociales ou sociétales aussi différentes soient-elles (LGBT, féminisme, véganisme, écologisme, antiracisme). Ils tiennent à faire reconnaître leur différence. Le communautarisme ne les gêne guère. Évidemment ils se reconnaissent davantage dans Jean-Luc Mélenchon.

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Chacun de ces deux peuples est représenté par ses intellectuels. Le peuple conservateur est peu ou prou zemmourien. Le second penche davantage pour Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, même si leurs deux noms sont relativement inconnus des masses.

Vers une nouvelle « hégémonie »

Ces deux courants ont en commun la détestation de l’hégémonie libérale qui ne profite, selon eux, qu’aux élites. Sont-ils en mesure de se réunir sous une unique bannière contre leur ennemi commun ? A priori, cela ne semble pas possible. Et pourtant… Compte tenu des catégories intellectuelles de l’extrême droite, cela ne paraît pas envisageable. À l’extrême gauche, la posture idéologique est moins évidente. Pour Chantal Mouffe et Ernesto Laclau qui ont inspiré Podemos en Espagne, Syriza en Grèce et la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, l’éventualité d’une convergence est possible. Il est d’ailleurs très symptomatique que lors de la dernière présidentielle Jean-Luc Mélenchon n’ait pas donné de consigne de vote. Foin du front Républicain ! L’époque du duel entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen était loin.

Avons-nous une chance de voir advenir au pouvoir ce « peuple » aujourd’hui éparpillé dans ses luttes et ses frustrations ? Probablement pas par la gauche, car la gauche a du mal à quitter la gauche comme on le voit en Espagne et, dans une certaine mesure, en France avec Jean-Luc Mélenchon. Par la droite alors?

Chantal Mouffe et Ernesto Laclau sont post marxistes et plus proches de Gramsci que de Marx. Ce qui signifie que pour eux le moteur de l’histoire ne se résume pas à la lutte des classes structurée par les rapports de production. Le conflit devient multiforme et s’élargit au-delà de la sphère économique. La classe sociale n’est pas pour eux l’unique carburant de l’émancipation du peuple. Ils rejettent cette approche trop « essentialiste » et « économiste » des conflits sociaux. La démocratie devient en elle-même un espace de conflit, le lieu où se déploient toutes les luttes d’émancipation, qu’elles soient sociales ou sociétales. Pour Ernesto Laclau, l’aspiration à l’égalité, le besoin d’émancipation – constitutifs de la démocratie -, entrent inévitablement en conflit avec la nécessité d’une délégation du pouvoir de nature aristocratique ou oligarchique.

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Il met le doigt sur une contradiction interne de la démocratie. Pour lui, elle est de manière irréductible conflictuelle. Elle est le lieu – le plus souvent national – d’un ensemble de demandes sociales et sociétales, le cadre d’expression des multiples revendications de ceux qui considèrent qu’ils ont « un vote mais pas de voix », de ceux qui se considèrent aliénés par un système, par une « hégémonie » (selon l’expression de Laclau) qui profite à l’élite et pas au peuple. L’opposition dialectique n’est plus entre bourgeois et ouvriers mais s’agrandit à la dualité privilégiés / opprimés.

Leader recherché pour représenter une volonté collective

Ce changement d’échelle pose un problème: en admettant que les contours de « la caste dirigeante », ceux « d’en haut », puissent être dessinés de façon relativement simple, il n’en est pas de même du territoire du « peuple en lutte ». Ce peuple constitué par toutes les luttes d’émancipation est un immense fourre tout, « un signifiant vide », selon l’expression d’Ernesto Laclau lui-même. Quelle que soit la validité de l’analyse sociopolitique, la question pratique d’unir toutes ces luttes, parfois contradictoires, demeure. Créer une solidarité dans la lutte entre les féministes et les derniers ouvriers métallurgistes français ou entre les paysans de Corrèze et les écologistes n’a rien d’évident. Comment faire pour que la féministe comprenne qu’elle n’est pas féministe si elle ne porte pas aussi les luttes des syndicalistes ou des écologistes ? Comment faire pour que ces luttes ne soient pas étrangères les unes aux autres ? Chantal Mouffe répond : « Pour créer une volonté collective à partir de demandes hétérogènes, il faut un personnage qui puisse représenter leur unité, je crois donc qu’il ne peut y avoir de moment populiste sans leader, c’est évident. Pour beaucoup, cette question du leader charismatique pose problème, et, sans doute, cela peut avoir des effets négatifs. Néanmoins ce n’est pas une raison pour en méconnaître l’importance. Tout dépend du type de relations qui s’établit entre le leader et le peuple ». [tooltips content= »Chantal Mouffe (Construire le peuple, pour une radicalisation de la démocratie, éditions du Cerf p. 169) »](1)[/tooltips]

Le populisme exige donc un leader capable de transcender les différentes luttes et les particularités du peuple par un discours capable de renverser « l’hégémonie » au pouvoir. Une antithèse de l’ordre et du statu quo que, par parenthèse, Emmanuel Macron a sauvé à sa façon en 2017. Au fond, ce populisme de gauche est une forme de péronisme première partie. Ni Ernesto Laclau, ni Chantal Mouffe ne s’en cachent d’ailleurs. Et on espère que ce n’est pas un fascisme ou pire.

Avons-nous une chance de voir advenir au pouvoir ce « peuple » aujourd’hui éparpillé dans ses luttes et ses frustrations ? Probablement pas par la gauche, car la gauche a du mal à quitter la gauche comme on le voit en Espagne et, dans une certaine mesure, en France avec Jean-Luc Mélenchon. Par la droite alors ? Certains le pensent et l’espèrent dans les rangs du Rassemblement national ou un peu à côté. Pour l’heure, les conditions ne sont pas réunies. Les rhétoriques de l’extrême gauche et de l’extrême droite sont trop opposées. Il manque aussi un chef capable à la manière de De Gaulle de dépasser ces clivages. Les événements le diront.

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