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Etats-Unis / Turquie: la crise des missiles sol-air

La marche turque vers Poutine


Etats-Unis / Turquie: la crise des missiles sol-air
Poutine et Erdogan au Kremlin, en avril 2019. SIPA, AP22342353_000003

L’alliance historique entre la Turquie et les Etats-Unis appartiendrait-elle au passé ?


Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis sont les alliés les plus importants de la Turquie. Cette relation a survécu à la fin de la guerre froide, mais aujourd’hui, l’effet conjugué de la personnalité de Recep Tayyip Erdogan, président de la Turquie qui dirige le pays depuis 2003, de l’affaiblissement considérable de l’armée turque – chantre de la relation avec Washington -, de l’islamisation de la société turque et du bouleversement des rapports de force dans la région (retour de la Russie en Syrie, baisse de l’influence américaine), ont créé les conditions d’une crise majeure qui, pour la première fois depuis un demi-siècle, risque d’aboutir à une rupture entre les deux alliés.

Le seul précédent: la crise chypriote de 1974

Le rapprochement de la Turquie avec les États-Unis a commencé en 1947 lorsque le Congrès des États-Unis a désigné la Turquie, conformément aux dispositions de la doctrine Truman, comme bénéficiaire d’une assistance économique et militaire spéciale. Un intérêt mutuel à contenir l’expansion soviétique a servi de fondement aux relations entre les États-Unis et la Turquie pour les quatre décennies à venir. Pour soutenir la stratégie globale des États-Unis pendant la guerre froide, la Turquie a fourni du personnel aux forces des Nations Unies pendant la guerre de Corée (1950-1953), est devenue membre de l’OTAN en 1952, membre fondateur du Pacte de Bagdad (désormais CenTO) signé en 1955, et a approuvé les principes de la doctrine Eisenhower de 1957. Dans les années 1950 et 1960, la Turquie a généralement coopéré avec d’autres alliés des États-Unis au Moyen-Orient (Iran, Israël et Jordanie) pour contenir l’influence des pays (Égypte, Irak et Syrie) considérés comme des clients soviétiques. Tout au long de la Guerre froide, la Turquie a été le rempart du flanc sud-est de l’OTAN et risquant une guerre nucléaire sur son sol pendant la crise des missiles de Cuba. Depuis 1954, la Turquie accueille la base aérienne d’Incirlik, une importante base d’opérations de l’armée de l’air américaine, qui a joué un rôle crucial pendant la guerre froide et la guerre du Golfe, et abrite également une cinquantaine d’armes nucléaires américaines. L’exception notable à cette relation a été la crise chypriote, avec l’invasion en 1974 par la Turquie du nord de l’île grecque qu’elle occupe depuis. En réponse, le Congrès américain a imposé un embargo sur les ventes d’armes à la Turquie, ce qui a provoqué des tensions entre les deux pays. La situation ne s’est pas améliorée avant la fin de la décennie pour connaître ensuite une autre petite crise en 1978 autour de la sortie du film Midnight Express. Mais depuis, les relations ont été plutôt au beau fixe.

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Si depuis quelques mois les Etats-Unis et la Turquie semblent être sur une trajectoire de collision, c’est parce qu’Ankara insiste sur son droit d’acheter un système avancé de défense aérienne S-400 de fabrication russe. Et ce n’est pas une mince affaire pour un pays membre de l’OTAN et partenaire des Etats-Unis dans le projet militaire le plus ambitieux : l’avion de combat F-35, future plateforme principale des forces aériennes occidentales majeures.

OTAN: cherchez l’intrus

Les premiers éléments du nouveau système russe acheté par la Turquie sont arrivés vendredi à la base aérienne Murted d’Ankara. Les chaînes de télévision turques ont diffusé des images d’avions cargo russes arrivant à la base et de matériel déchargé. Washington a répliqué en gelant la participation turque au sein du programme F-35 – l’avion américain avancé qui équipera de nombreuses forces aériennes de l’OTAN au cours de la prochaine décennie. Les pilotes turques sont déjà exclus des entraînements et le volet industriel du programme risque lui aussi de souffrir, avec des conséquences importantes pour la chaîne turque des sous-traitants. Car la Turquie est partenaire du programme de fabrication de certains éléments et a été désignée comme l’un des sites de maintenance de ses moteurs. Presque 1000 pièces détachées du F-35 sont fabriquées en Turquie, dont environ 400 le sont exclusivement et les commandes pour l’économie locale s’élèvent à quelque 12 milliards de dollars. Cette controverse a donc des dimensions politiques, militaires et économiques importantes et elle soulève des questions quant à la fiabilité de la Turquie en tant qu’allié et partenaire de l’OTAN, et fait s’interroger sur sa stratégie diplomatique. Etant donné sa situation géographique clé sur le flanc sud de l’alliance – maîtrise des entrées et sorties de la Mer noire, longue côte méditerranéenne, une base avancée à Chypre et la deuxième armée de terre de l’alliance – ainsi que son rôle dans la crise syrienne, la Turquie n’est pas un pays dont l’OTAN peut facilement se passer.

Or, en choisissant le système S-400, rompant avec la tradition d’équipement américain de ses forces armées, la Turquie n’a pas laissé à Washington le choix : le S-400, ce n’est pas une kalachnikov ou un véhicule blindé. C’est le nom générique d’une grande variété de systèmes de défense aérienne. Et quelle que soit la version dont la Turquie se dote, son intégration dans le système de défense aérienne de l’OTAN dans la région va être un casse-tête et permettra aux Russes d’en apprendre beaucoup sur la manière dont l’alliance atlantique se prépare à faire face aux produits de l’industrie aéronautique russe…

Ankara semble être déterminée

C’est important parce que les défenses aériennes – défense contre les avions habités, drones et missiles balistiques – sont composées d’un grand nombre de radars et de missiles, chacun étant conçu pour faire face à des profils particuliers de menaces. Il est donc impératif que l’intégration soit parfaite : enlever un élément en déployant un système autonome affaiblit la défense globale. Il ne s’agit pas de minimiser la qualité de la production russe : la Russie fait de bonnes défenses aériennes. Mais l’installation d’un système Made in Russia dans un pays membre de l’OTAN va nécessiter un vrai accompagnement, en formation et en maintenance, ainsi que probablement un soutien tactique et doctrinal au moins au début. Ces éléments soulèvent des nombreux problèmes de sécurité car les Russes vont avoir leurs badges d’entrée au saint des saints de l’OTAN. C’est d’autant plus inquiétant pour les Américains que la Turquie est un « pays F-35 »… Les deux premiers appareils ont déjà été livrés et des pilotes turcs s’y sont déjà entraînés avant le gel déclaré il y a quelques jours. La Turquie s’engage à ce que les missiles et les bases où les F-35 opéreront soient géographiquement séparés, mais on ne peut pas blâmer ceux qui ne sont pas rassurés.

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Les États-Unis ont déjà interrompu la livraison d’équipements liés au F-35 à la Turquie et ils prennent déjà des mesures pour se procurer ailleurs les composants actuellement fabriqués en Turquie. De facto, la Turquie est donc exclue du projet F-35, même si la ligne officielle à Washington est que la situation est réversible. Or, Ankara semble être déterminée, et le niveau de méfiance rend difficile l’avenir de la Turquie au sein de l’Alliance atlantique. Ankara et Washington sont déjà en désaccord profond autour de la question des Kurdes de Syrie et le S-400 ne fait qu’exacerber des tensions déjà palpables. D’ailleurs, les deux sujets sont plus liés qu’on pourrait le croire, car selon la presse turque le premier système S-400 sera déployé près de la ville de Suruç, au sud-est de la Turquie, et cela au moment où l’armée turque se prépare à lancer une incursion dans le nord-est de la Syrie avec comme objectif d’établir une zone de sécurité à l’est de l’Euphrate, en débarrassant la région des unités de protection du peuple kurde (YPG). Le système russe – et donc sans implication américaine ou ottonienne – pourrait donc servir de parapluie à la destruction de l’enclave kurde. Et puisque ceux-ci n’ont pas d’armée de l’air, on peut deviner quelles cocardes porteraient les avions que les Turcs souhaitent éloigner de la zone…

Trump veille à ne pas précipiter la rupture

Moins de quatre ans après l’incident où un chasseur russe a été abattu par la défense aérienne turque (le 3 octobre 2015), cet achat exprime la volonté du président turc Erdogan de se rapprocher de la Russie. Bien que la loi américaine impose des sanctions contre les pays qui concluent des accords conséquents avec l’industrie russe de l’armement, et malgré quelques mesures de rétorsion, les signaux envoyés par l’administration Trump sont loin d’être clairs, et il ne s’agit pas uniquement d’une prudence visant à ne pas froisser un allié et précipiter la rupture. Ainsi, tandis que le département d’Etat (les Affaires étrangères) et le Pentagone sont plutôt fermes, le Président Trump a publiquement soutenu Erdogan en exprimant sa compréhension pour la décision de son homologue turc d’acheter le S-400. En privé, le message a été probablement le même, car en sortant d’un tête à tête avec Trump en marge du sommet du G20 en juin dernier, Erdogan a déclaré qu’il ne croyait pas que les États-Unis allaient sanctionner la Turquie. Trump est quant à lui allé encore plus loin en affirmant après ce même rendez-vous que la Turquie n’a pas été traitée de manière équitable par l’administration Obama, qui a refusé de lui vendre de systèmes de défense aérienne Patriot. Propos démentis presque aussitôt par le sénateur républicain James Risch, président de la Commission des relations extérieures du Sénat, qui a déclaré que ce n’était pas vrai et a rappelé qu’en 2012 il avait déjà remis en main propre au ministre turc des affaires étrangères les documents concernant une éventuelle vente des batteries Patriot. En effet, la Turquie a été à deux reprises très proche de signer un contrat de rachat de Patriot – en 2013 lorsqu’elle a préféré acheter un système chinois avant de se rétracter, et 2017. Dans les deux cas, les négociations ont échoué sur le même écueil : le refus des États-Unis du transfert des technologies les plus sensibles. Une chose pourrait cependant faciliter l’évolution positive des négociations entre les Etats-Unis et la Turquie : l’envoi de David Satterfield à Ankara pour prendre la tête de l’ambassade américaine, restée sans ambassadeur depuis le départ de son prédécesseur en octobre 2017 suite à la crise des visas. Le précédent ambassadeur américain en poste était plus jeune et moins expérimenté que Satterfield, ancien qui a servi dans toutes les capitales de la région

La situation est donc la suivante : Erdogan croit qu’il peut vendre à Trump n’importe quoi tandis que les militaires et les diplomates américains sont déterminés à faire avancer une politique des sanctions. Et ils ne sont pas les seuls. En effet, si la loi américaine autorise le président à retarder les sanctions dans certaines conditions, un tel choix stratégique de la part de Trump se heurterait très probablement à une résistance bipartisane au Capitole et à un bras de fer devant les tribunaux. Cependant, la Turquie garde une carte importante : la Turquie pourrait bloquer – ou menacer de bloquer – l’accès à Incirlik. Ironiquement, c’est Incirlik, construite entre 1951-1955 par l’armée américaine et l’un des projets phares de l’alliance entre Ankara et Washington, qui pourrait se trouver au cœur de la plus grave crise entre les deux pays depuis 70 ans.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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