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Dorothea Lange: l’Amérique des supermen ordinaires

Une expo consacre ses clichés de l'Amérique laborieuse


Dorothea Lange: l’Amérique des supermen ordinaires
Une photo prise par Dorothea Lange exposée au musée du Jeu de Paume à Paris, octobre 2018. ©GINIES/SIPA / 00880104_000009

Jusqu’au 27 janvier, le musée du Jeu de Paume consacre une exposition à la grande photographe américaine Dorothea Lange (1895-1965). Fille d’immigrés allemands, cette fille mère à l’existence modeste est restée célèbre pour ses clichés de l’Amérique laborieuse sous la Grande Dépression puis durant le rebond de l’après-guerre. 


Sous la direction de Marta Gili, le musée du Jeu de Paume a grandement contribué à familiariser l’œil des visiteurs avec la photographie sociale et engagée. Après avoir présenté Robert Frank et sa fascinante série « Américains », après nous avoir fait découvrir le travail de Garry Winogrand, chroniqueur infatigable de l’Amérique de l’après-guerre, montré les images de Berenice Abbott, Vivian Maier, Diane Arbus ou encore celles de la pionnière de la « Street Photography », Lisette Model, Marta Gili vient de quitter ses fonctions en beauté avec une exposition consacrée à l’icône du photojournalisme, Dorothea Lange. Qui est notamment l’auteur du cliché le plus cher d’un photographe du XXe siècle jamais vendu aux enchères à Sotheby’s – White Angel Breadline est parti pour la modique somme de plus de 800 000 dollars en 2005. Lange s’est imposée comme une figure incontournable de l’histoire de la photographie, mais aussi comme portraitiste des heures les plus sombres de la société américaine.

« J’aurais préféré qu’elle ne m’ait pas prise en photo »

De même que Mort d’un soldat républicain de Robert Capa représente dans l’imaginaire collectif la guerre civile en Espagne, l’image qu’on associe à la Grande Dépression aux États- Unis est Migrant Mother (1936) de Lange. Pourquoi cette photographie-là et non pas une de celles prises par Walker Evans qui, lui aussi, a photographié l’Amérique en pleine crise des années 1930 ? Sans doute parce qu’il y a chez Lange une proximité émotionnelle, une compassion et surtout le souci, sinon l’obsession, de montrer la dignité de ses sujets dans leur insondable misère, qui fait la différence. S’il ne s’agit nullement d’une mise en scène, l’histoire de la photo prouve la volonté de son auteur de susciter, auprès du public, de l’empathie plutôt que de la pitié pour ses protagonistes. Selon Linda Gordon, biographe et spécialiste de l’œuvre de Lange, la photographe a fait des choix décisifs pour la célébrité de Migrant Mother. Belle, défiante, avec quelque chose d’à la fois dur et obstiné dans son regard perdu au loin, Florence Thompson, qui se cache derrière la « mère », a été prise en photo dans le « Pea-Pickers Camp » près de la ville de Nipomo.

Lange sillonnait alors le nord de la route 101, en Californie. Sa mission consistait à photographier, pour le compte de la Farm Security Administration – un des programmes du New Deal visant à lutter contre les conséquences de la récession –, la vie des travailleurs agricoles migrants du Middle West. Les « Okies », comme on les appelait, passaient de périodes de labeur épuisantes à celles d’inactivité, aussi dures psychologiquement, surtout qu’elles n’étaient pas rémunérées. Lange a rencontré Thompson en plein hiver, sur le seuil de sa tente de fortune. La femme nourrissait ses 11 enfants, dont cinq nés hors mariage, de légumes trouvés dans les champs. Elle avait 32 ans à l’époque. Lange a noté à son adresse : « Elle était assise là, ses enfants blottis contre elle, et semblait savoir que mes photographies pourraient l’aider. » Ce ne fut pas exactement le cas, bien que la publication de la photographie dans le San Francisco News ait soulevé une immense vague de sympathie et poussé le gouvernement fédéral à lever des fonds pour la construction de camps et la distribution d’une aide alimentaire. Cela n’aurait peut-être pas été possible, si tous les enfants avaient figuré sur le cliché. C’est pour éviter que l’opinion publique prenne les Okies pour d’irresponsables « white trash » que Lange a montré seulement trois enfants. Les deux les plus jeunes ont en outre été priés de détourner leurs visages de l’objectif, renforçant ainsi l’impression que leurs petits corps dépendaient entièrement de la débrouillardise de leur mère. Retrouvée longtemps après, Florence Thompson ignorait tout du succès de son portrait : « Je n’en ai rien obtenu, confiera-t-elle. J’aurais préféré qu’elle ne m’ait pas prise en photo. »

Une Amérique de pionniers par nécessité et non par goût de l’aventure

On dit parfois que le travail de Lange, décédée en 1965, a perdu de sa force après la Seconde Guerre mondiale. L’exposition du Jeu de Paume divise la période qui suit la grande crise en trois sections respectivement consacrées à la construction des chantiers navals Kaiser à Richmond entre 1942 et 1944, à l’internement des citoyens américains d’origine japonaise suite à l’attaque de Pearl Harbor et, enfin, à l’institution de l’avocat commis d’office dans plusieurs États américains, dont le comté d’Alameda, près d’Oakland, où Lange a suivi, appareil en main, un avocat d’origine yougoslave pendant deux ans (1955-1957). Comme dans ses photographies datant des années 1930, Lange continuait à faire prévaloir l’individuel, excellait dans l’art de donner un visage singulier à un phénomène collectif, persistait à magnifier ses protagonistes. Il en ressort une Amérique que l’on admire et que l’on envie. Une Amérique de supermen ordinaires, de pionniers par nécessité et non par goût de l’aventure, d’ouvriers noirs, de toutes ces petites gens inébranlables dans leur foi dans le « rêve américain », pourtant inaccessible à la plupart d’entre eux. Chaque cliché projette une sorte d’optimisme, dirait-on, fataliste. À moins que Lange ait réussi à saisir ce quelque chose que l’on nomme le « caractère national », dont elle était d’ailleurs une parfaite personnification.

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Née Nutzhorn, dans une famille d’immigrants allemands de la deuxième génération, Lange a grandi sans père, lequel avait abandonné le foyer. À ses débuts d’autodidacte en photographie, elle a traversé tout le pays, de New York à San Francisco où, âgée d’à peine 18 ans, elle a ouvert un studio de portraits. Son premier mariage avec Maynard Dixon s’est soldé par un échec et une nouvelle blessure affective lorsque Lange s’est retrouvée seule à élever deux enfants issus de cette union. Les années passées à parcourir les routes pour son travail l’ont forcée à adopter un mode de vie qui ne différait pas radicalement de celui des gens qui posaient devant l’objectif de son Graflex. « C’était dur, très dur », a-t-elle consigné dans un de ses carnets qui l’accompagnaient partout. Dans un autre, elle a noté le propos d’une femme enceinte de l’Oklahoma, emportée par l’exode rural vers la Côte Ouest : « C’est loin encore, Tranquility, en Californie ? » Les photographies de Dorothea Lange ne nous le disent pas. Mais cela doit bien exister, un lieu appelé Tranquility, en Californie.

Exposition « Dorothea Lange: politiques du visible », Galerie du Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, Paris 8e. Jusqu’au 27 janvier 2019, fermeture le lundi. 

Janvier 2019 - Causeur #64

Article extrait du Magazine Causeur




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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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