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Alain Finkielkraut: L’Esprit de l’escalier

Plaidoyer pour le vieux monde et empire de la laideur


Alain Finkielkraut: L’Esprit de l’escalier
Alain Finkielkraut ©Hannah ASSOULINE

Plaidoyer pour le vieux monde

Comme l’atteste la violente polémique déclenchée par le dernier tract des Républicains, les autorités morales de notre temps, ceux dont la parole compte, dans les médias, dans le monde politique et à l’Université, ne savent plus faire la différence entre « Pour que la France reste la France » et « La France aux Français ! » Ces deux expressions, à les en croire, sentent également le moisi. Or, elles n’ont pas du tout la même signification, et cette extension du domaine de la moisissure est à la fois ridicule et inquiétante. Dans un entretien que Causeur a publié le 20 juillet 2010, Renaud Camus a donné de la francité cette définition impeccable : « Deux éléments, affirmait-il, créent des Français et peuvent en créer encore : l’héritage, la naissance, l’ethnie, les ancêtres, l’appartenance héréditaire, et le désir, la volonté, l’élection particulière, l’amour d’une culture, d’une civilisation, d’une langue, d’une littérature, des mœurs, des paysages. » Il ajoutait : « On peut certes être français par la culture, par Montaigne, par Proust, par Manet, par la montagne Sainte-Victoire, par le pain, par le vin, par la langue, encore faut-il les connaître, les aimer, et d’abord les désirer. »

Les farouches nationalistes qui, dans la lignée de Maurras, scandent « La France aux Français ! », considèrent qu’on ne peut être français que par la naissance. Ils réservent jalousement la francité aux héritiers. Les autres, quelle que soit leur bonne volonté, sont recalés. Demander que la France reste la France, ce n’est pas du tout la même chose. C’est le souhait émis par tous ceux qui, d’une manière ou de l’autre, se sentent français. Ce souhait, nul ne songeait à le formuler, il n’avait pas sa place dans le discours politique tant que la France était tout naturellement la France et que la conflictualité se résumait aux luttes sociales. Mais un changement inattendu et brutal a eu lieu. Dans La Part du ghetto, livre-enquête sur une banlieue parisienne, Manon Quérouil-Bruneel évoque le cas d’Alice : une graphiste qui a choisi, avec son compagnon, d’acheter un appartement dans ce quartier qu’on annonçait comme un futur Brooklyn parce qu’une fromagerie – preuve irréfutable de gentrification – venait d’ouvrir de l’autre côté du pont. La déconvenue d’Alice a été immédiate : « Le jour de l’emménagement, raconte-t-elle, on est allés à la boulangerie en bas de chez nous, j’ai demandé un jambon-beurre, le mec m’a regardée comme si j’étais une extraterrestre ! On n’imagine pas qu’on puisse être si proche de Paris avec un tel décalage. » À l’heure où il est question d’inscrire les bistros parisiens au patrimoine mondial de l’humanité, le sandwich baguette-jambon-beurre, l’un de leurs emblèmes, n’a plus sa place au-delà du périphérique. Il contredit, et même il offense la culture qui s’y installe. Ce n’est plus un emblème, c’est un blasphème. La même Alice, apprend-on, a dû se plier à l’injonction tacite d’un vestiaire spécial 9-3… Dès qu’elle mettait une jupe, elle se faisait embêter, on lui demandait : « C’est combien ? Tu me fais un truc ? » Elle a donc rangé jupe, rouge à lèvres et décolleté… Ce conformisme, cette intégration à l’envers, c’était le prix de la tranquillité. Alice ne peut pas se mettre seule à une terrasse de café, à la sortie du métro, elle doit se cramponner à son sac à cause des vols à l’arraché, et, dit-elle encore : « C’est terrible d’avoir des mecs qui traînent devant l’école, qui crachent et qui s’ennuient. » La règle est simple, dit-elle : « C’est nous, les étrangers ici. » Alice fait cette expérience troublante, déconcertante, et même incroyable : ne plus être chez soi chez soi. Et elle n’est pas la seule, la part de non-France ne cesse de croître en France.

Comme l’a dit Edgar Quinet dans un autre contexte : « Le véritable exil n’est pas d’être arraché à son pays, c’est d’y vivre et de n’y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer. » Cet exil est de plus en plus répandu. Y mettre fin et faire en sorte que la France reste la France devraient être, pour toutes les formations politiques de notre pays, un souci prioritaire. Au lieu de quoi, ce souci est criminalisé, on y voit la frappe de l’extrême droite et on lui oppose une kyrielle d’arguments contradictoires. Premier argument : la France ne se définit pas par des mœurs, mais par des valeurs, ce n’est pas une identité, c’est une idée, la belle idée des droits de l’homme. Il lui revient donc de mettre en pratique cette idée en accomplissant le devoir d’hospitalité : c’est si elle restreint l’immigration que la France cesse d’être la France. Deuxième argument : l’insécurité est un fantasme, le nombre d’étrangers est stable dans notre pays, il n’y a pas de non-France en France. Troisième argument, illustré notamment par le film Intouchables : les nouveaux arrivants vont régénérer notre pays, la transformation d’une société tétraplégique en société multiethnique est ce qui peut lui arriver de mieux. Aucun de ces arguments ne tient la route. Le nouveau monde qui s’annonce est féroce. La tâche de la politique est donc de préserver l’ancien et de maintenir en vie la civilisation française pour que la France puisse encore susciter du désir. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : la France qui était un phare est devenue un repoussoir pour les pays d’Europe centrale. Ne pas devenir Marseille : tel est l’objectif affiché par la Tchéquie, la Slovaquie, la Hongrie et maintenant la petite république slovène.

Par-delà cette opposition géographique entre l’est et l’ouest, deux sensibilités se font jour et se font face dans toute l’Europe. Il y a ceux pour qui la souveraineté populaire est le bien suprême, et ceux qui militent pour la défense et l’extension des droits de l’homme. Sous le même nom de démocratie, les uns veulent assurer la sauvegarde de la communauté politique et culturelle, les autres veulent protéger les libertés individuelles. À chaque option son risque : faire bon marché des conquêtes du libéralisme dans le premier cas ; faire bon marché du peuple dans le second. Si nous voulons être de vrais démocrates, il nous incombe de tenir les deux bouts de la chaîne.

L’empire de la laideur

Le rôle que je m’assigne n’est pas de commenter l’actualité, mais de prélever dans le flux de l’actualité les événements qui me paraissent significatifs et j’accorde une attention toute particulière à ceux sur lesquels les médias dominants refusent de s’arrêter car ils les jugent sans importance. Ainsi, par exemple, la Fête de la musique dans la cour d’honneur de l’Élysée. Le rap et ce qu’on appelle de ce nom menaçant, l’« électro », ont été choisis pour divertir les invités de la présidence. Et le rap a démontré, une nouvelle fois, qu’il était la poésie du nouveau monde. Je cite : « Les femmes et la beuh, strictement verte/ Ne t’assieds pas salope s’il te plaît/ T’es énervée parce que je me suis fait sucer la bite et lécher les boules/ Je suis avec six mannequins, six bouteilles de champagne Cristal/ quatre belvédères et de la beuh partout/ Danse, enculé de ta mère, danse ! » Soirée poétique, donc, mais aussi, et indissolublement, soirée politique. L’un des « artistes » arborait sur son tee-shirt cette inscription militante : « Fils d’immigré, noir et pédé ». On nous dit qu’il faut être de droite ou d’extrême droite pour s’étonner et se formaliser de cette déchéance des formes, de cette agression sonore dans la cour d’honneur du palais des palais de la République. Non : ce qui est étonnant et même consternant, c’est de voir toute la gauche cautionner cette manifestation pour ne pas être dénoncée comme archaïque, raciste et homophobe.

Au moins les choses sont-elles maintenant tout à fait claires. L’événement créé par Jack Lang au début des années 1980 n’est pas la fête de la musique, mais la fête de son remplacement. La musique, c’était naguère la musique classique et sa continuation moderne. Le reste, c’était la variété, la chanson. Les grands chanteurs comme Jacques Brel ou Serge Gainsbourg reprenaient cette hiérarchie à leur compte. Puis, la chanson a occupé le fauteuil et relégué sur un strapontin la musique au sens ancien du terme. Aujourd’hui, la chanson elle-même est détrônée par les vitupérations du rap et le vacarme de l’électro ou de la techno. Il en va de la musique comme de la culture : c’est le même mot, mais ce n’est plus du tout la même chose.

Claude Debussy est mort en 1918. Imaginez un instant que le président de la République ait voulu célébrer ce centenaire en organisant, pour la Fête de la musique, un concert Debussy à l’Élysée. Ses « spin doctors » auraient poussé des hauts cris et l’auraient supplié de renoncer à ce projet élitiste et blanc de peau. Emmanuel Macron à Quimper a dénoncé la lèpre du populisme. La véritable lèpre, c’est l’anti-élitisme des élites et il est vraiment dommage que Jupiter lui ait prêté son concours, car il avait des choses à se faire pardonner. Le candidat Macron a déclaré qu’il n’y avait pas de culture française, ni d’ailleurs d’art français. Il a aussi affirmé que la culture, ce n’était pas Giono pour les uns et IAM pour les autres, c’était tout pour tout le monde. Tout, c’est-à-dire n’importe quoi. « Le désert croît, malheur à qui protège le désert », disait Nietzsche. Comme j’aime le désert, je formulerai, pour ma part, les choses ainsi : « La laideur ne cesse d’étendre son empire. Honte à ceux qui se mettent au service de la laideur. »

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Article extrait du Magazine Causeur




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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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