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Haïti: le repos du guerrier humanitaire


Haïti: le repos du guerrier humanitaire
La route nationale n°1, qui relie Port-au-Prince à Cap-Haïtien, Haïti, novembre 2016.
La route nationale n°1, qui relie Port-au-Prince à Cap-Haïtien, Haïti, novembre 2016.

Cassandra[1. Tous les prénoms ont été modifiés.] ôte tous ses vêtements. « Je vais faire une rencontre, chérie », dit-elle de sa voix flûtée en enfilant un string de dentelle blanche. Elle s’asperge d’un parfum capiteux aux accents sucrés. Un peu dans le cou, un peu dans le creux des seins, un peu sur le sexe, « pour que ça sente bon partout ». Elle profite des dernières lueurs du soleil pour brosser ses longs cheveux noirs. L’électricité a encore sauté. « Ça porte bonheur », dit-elle dans un éclat de rire.

Misère de l’humanitaire

Trois fois par semaine, la jeune Haïtienne rencontre des « amis » dans sa petite maison de Port-au-Prince. Des ambassadeurs, des humanitaires, des travailleurs de l’ONU. Des hommes blancs, quinquagénaires, sexagénaires, au volant de leurs Mercedes blindées. « Je ne suis pas une pute, je travaille pour une banque », répète-t-elle plusieurs fois, comme pour s’en convaincre. « Lui, je le connais depuis longtemps, c’est un ami », glisse-t-elle sur un ton de confidence. Un ami qui lui a offert un iPad, un ordinateur et un écran plat qui forment un étonnant contraste avec le mobilier sommaire de sa masure. Quelques ablutions dans un seau d’eau tirée du puits, une touche de gloss sur ses lèvres vermeilles, une dernière vaporisation de parfum, une robe qui dévoile bien plus qu’elle ne voile, et Cassandra est partie, descendant vers une Mercedes blanche d’un pas chaloupé. Une porte claque. Le bruit sourd de la cylindrée se mouvant au gré des coups de reins de ses occupants accompagne le chant d’une soirée haïtienne – où les aboiements des chiens galeux se mêlent aux ruissellements de la pluie et au reggaeton que crachote un poste de radio, au loin. Cassandra reste trois heures en compagnie de son vieux galant et rentre tout sourire, billets dans une main, iPod dans l’autre.

Accoudé au balcon, Antoine se remet de ses exploits automobiles en fumant une cigarette post-coïtale d’un air conquérant. Le quasi-septuagénaire à la lippe tremblante occupe un poste à responsabilités dans une ambassade[access capability= »lire_inedits »] européenne et assure aimer Haïti presque autant que les Haïtiennes. « Elle est bien, cette petite », dit-il en désignant Cassandra, vautrée sur son canapé de bois. « Vous aussi, vous avez l’air douée. Êtes-vous sûre que vous ne voulez pas travailler, mademoiselle ? » demande-t-il à tout hasard. Un refus, le vrombissement d’une Mercedes et il prend congé.

« Tous les mêmes, ces expats », pouffe Cassandra une fois son amant parti. « Ils font les beaux dans les soirées mondaines, mais ils se sentent horriblement seuls – certains d’entre eux me paient très cher juste pour un peu de tendresse. Ils me font rire. Ils sont presque drôles. Au fond, je crois que je suis un peu amoureuse de chacun d’entre eux. » À la suite du tremblement de terre survenu en 2010, une cohorte d’humanitaires de tout poil a débarqué en Haïti, pour six semaines ou pour six ans. Missionnaires, envoyés de l’ONU, entrepreneurs venus profiter d’une main-d’œuvre à bas prix, vingtenaires employés par les ministères haïtiens, humanitaires venus sauver le monde, architectes accourant « parce que tout est à reconstruire », Casques bleus de 18 ans : cette faune cosmopolite est abondamment plébiscitée par les jeunes Haïtiennes qui voient en elle un moyen comme un autre de s’extraire de la misère qui les a vues naître.

Le Graal : sortir avec un expat’

Tous les vendredis, expatriés, Haïtiens et humanitaires se retrouvent à l’Asu, terrasse aux faux airs de Manhattan. Le rooftop surplombe les collines de Port-au-Prince, noyées dans la brume d’un novembre pluvieux. Alentour, des quartiers si dangereux que l’on ne s’y déplace jamais à pied. Les visages des expats, éclairés par des lustres en faux cristal, reflètent un ennui tranquille. Et puis, il y a les filles. Ces Aphrodites vénales ondulent de la hanche et de la poitrine contre des humanitaires fraîchement arrivés, reconnaissables entre mille à leur air béat. En dansant sur des tubes planétaires et en s’enivrant de mauvais cocktails à dix dollars, ils fricotent avec les Haïtiennes venues chercher des jours meilleurs et comparent à grand renfort de métaphores graveleuses leurs charmes à ceux de leurs grosses voitures. « Cet endroit pue le désespoir, me hurle à l’oreille Charles, grand brun à la voix suave couvrant la musique industrielle à 100 décibels, sur laquelle se dandinent les blancs en goguette. Je ne sais même pas ce que je fous ici. J’ai l’impression d’être au théâtre. » Avant de vivre dans la « perle des Caraïbes », Charles a « fait l’Afrique ». Partout, il a goûté aux charmes de jeunes locales, qu’il a quittées à la faveur de ses mutations. « Les filles ici ne sont pas des putes : entre un vieux blanc très friqué et un jeune blanc qui leur offrira une vie décente, elles tomberont toujours amoureuses des jeunes. » Depuis deux ans, Charles est en couple avec une native de Port-au-Prince de dix ans sa cadette. Grâce à lui, elle a pu reprendre des études, vivre avec lui dans une maison sans loyer et envoyer un peu d’argent tous les mois à sa famille. Entre Charles et son amie, les jours ne sont pas sans houle. « Entre elles, les Haïtiennes sont sans pitié. Quand l’une parvient enfin à décrocher le Graal – se mettre en couple avec un expat –, ses meilleures amies sont tout à fait capables d’envoyer des messages à son amoureux pour lui dire qu’elle le trompe avec la moitié de Port-au-Prince. J’en ai fait les frais », soupire le jeune homme. La discussion est interrompue par la petite amie haïtienne qui l’enserre en me décochant des regards vipérins.

Dans les toilettes, les femmes se maquillent, s’épiant du coin de l’œil. Toutes ont passé des heures dans leur salle de bains, s’épilant, rajustant leurs tresses et perruques, s’aspergeant de parfums musqués. Il s’agit plus d’être vue que de voir. Peut-être rencontreront-elles ce soir un mécène généreux. « Ici, c’est le club des gens aisés », analyse Laurie, pétillante Haïtienne qui vient tous les vendredis. « Il y a moins de putes que dans les tripots de Pétionville, où les expats ne viennent que pour ça. Mais quelques-unes parviennent tout de même à entrer : on les reconnaît au fait qu’elles tournent autour du bar toute la soirée sans rien acheter. »

Traînant à l’extrémité de la grande table de béton, encore un employé de l’ONU. À 38 ans, dont cinq d’Haïti, Matthew est l’un des vétérans de la soirée. L’œil méprisant, le verbe plein de morgue, il est le vivant cliché de l’expatrié blasé. Tous les vendredis, il vient en compagnie d’une bière et de sa solitude s’enivrer du mauvais reggaeton crachoté par les haut-parleurs. « C’est mon seul plaisir de la semaine, de venir ici, dit-il entre deux gorgées de Prestige, la cervoise nationale. Les filles sont plus jolies qu’en Europe. On peut les avoir pour pas cher. On est les rois du pétrole, ici : tout s’achète, même les gens. » Rien ne semble en effet toucher les salariés d’organisations inter-nationales qui, lorsqu’ils écrasent un autochtone au volant de leurs tapageuses voitures, s’en tirent sans histoires moyennant quelques centaines de dollars. « Ça fatigue de sauver le monde, on a les compensations qu’on peut », lance-t-il cynique.

« Au moins, je fais tourner l’économie »

On retrouve Maxime le lendemain. Le trentenaire vit dans une maison de 300 m², partagée avec trois autres humanitaires sur les hauteurs de Port-au-Prince. Froid et vide, le lieu fait penser à un hôpital. Le jeune homme se sert un verre de whisky dix ans d’âge avant d’énumérer, l’air las, les contraintes qui jalonnent la vie des expatriés. « Pas le droit de sortir dans la rue à pied – de toutes manières, on se ferait agresser. Pas le droit de ramener femmes et enfants. Couvre-feu à minuit. Obligation de demander un permis – souvent refusé – pour se déplacer en dehors de la capitale. Obligation d’être accompagné, en permanence, de gardes du corps. C’est une vie de chien. On devient fou, dans ce pays. » Les contraintes de sécurité varient selon les organisations : de l’humanitaire payé au lance-pierre au consultant international gagnant des centaines de dollars par jour, tous ne jouissent pas de la même sécurité – et ne partagent pas les mêmes contraintes. « Ici, beaucoup deviennent alcooliques, poursuit Maxime en sirotant son whisky. On n’a pas le choix, de toute façon. On est bloqués dans nos appartements vides. On ne sait rien du pays, on ne sait rien des Haïtiens. On sait qu’on ne restera que quelques mois – dans le pire des cas, quelques années –, alors pourquoi faire des efforts ? On reste entre nous, à faire des soirées d’expats tristes où on tue l’ennui en se moquant des autochtones. Beaucoup d’entre nous les méprisent. »

Comme nombre de ses collègues, Maxime fréquente assidûment de jeunes Haïtiennes. « Je leur donne presque un cinquième de mon salaire – au moins, je fais tourner l’économie, ricane-t-il avant de reprendre son sérieux. Moi, je suis un type bien. Je les paie correctement. Je ne leur demande rien de vraiment humiliant. Certains de mes collègues sont tellement atteints par la violence du pays qu’ils finissent par devenir violents eux-mêmes. Qu’est-ce qu’ils peuvent perdre à battre une fille ? Si on tue quelqu’un en voiture, on s’en sort. Alors pour quelques bleus… » Un dîner frugal à base de céréales à 12 dollars, et Maxime s’en va. « Je vais faire une rencontre intéressante ce soir, je te passe les détails », glisse-t-il en fermant la porte.

On retrouve Cécilia dans sa masure, où trois cafards se disputent les cadavres de bouteilles qui traînent sur le sol. La jeune femme de 18 ans se prépare pour son interlude hebdomadaire avec un diplomate européen qui pourrait être son grand-père. « Je vais rencontrer un ami blanc, il travaille à l’ONU, il est très riche. Il va me payer mes études en Europe. » La longue liane aux traits parfaits rêve de s’installer en Europe, « là où il y a de l’électricité et où l’eau coule des robinets ». Elle a commencé à se prostituer « dès [qu’elle a] eu des seins » mais ne se souvient plus de l’âge qu’elle avait lors de sa première passe. « 13 ans ? 14 ans ? On s’en fout. Ici, on n’a pas d’avenir. Une infirmière diplômée, elle gagne à peine 100 euros par mois. Alors quand tu peux te faire la même somme en une soirée, le choix est vite fait. Pourvu que le mec ne te batte pas, c’est un bon plan. »

L’homme qu’elle s’apprête à voir occupe un poste à responsabilités et gagne quelque 20 000 euros mensuels – une fortune dans ce pays où 75 % de la population vit avec moins de deux dollars par jour. « Je crois qu’il est amoureux de moi, poursuit-elle en se maquillant. Tout ça parce que je lui fais de l’oignon. Tu sais ce que ça veut dire ? » Je réponds par la négative, imaginant bien qu’il ne s’agit pas là d’une manière de faire le pot-au-feu. « Je lui lèche le cul, il adore – surtout quand c’est sale. Je m’en fous, moi, pourvu qu’il me permette de me tirer de ce trou. » Un jour, Cécilia voudrait se marier avec un blanc, lui faire de beaux enfants et partir en Europe. Voir, toute sa vie, l’eau couler des robinets.

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