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Rojava, le modèle suisse


Rojava, le modèle suisse
Des combattantes kurdes des Unités de protection du peuple (YPJ), dans la province de Hassaké (nord-est de la Syrie), février 2015.
Des combattantes kurdes des Unités de protection du peuple (YPJ), dans la province de Hassaké (nord-est de la Syrie), février 2015.

Propos recueillis par Gil Mihaely

Causeur. Vous venez de rentrer d’un long séjour au Kurdistan syrien. Qu’y avez-vous fait ?

Stéphane Breton. J’y suis allé pour réaliser un film documentaire (intitulé Filles du feu) sur les femmes combattantes du Kurdistan syrien, région qu’on appelle Rojava (en kurde, cela veut dire « Ouest »). Ces femmes ont une vingtaine d’années, elles sont volontaires et s’engagent à vie, telles des nonnes. Elles ont renoncé à tout, comme les hommes, également engagés à vie dans les unités masculines. Au combat, hommes et femmes sont côte à côte. Ce qui signifie qu’il ne s’agit pas d’une milice, mais d’un peuple en armes. Tout cela est exceptionnel au Moyen-Orient, et je suis rentré ébloui.

C’est l’aspect sacrificiel qui vous émeut ?

Les combattants ne sont pas payés et ne possèdent rien. D’ailleurs, ils appellent les islamistes les « mercenaires ». Leur vie est rude et ils paient cher le sacrifice de leur jeunesse. Ce qui est frappant, c’est que malgré la nature de leur engagement on remarque une absence totale d’exaltation et de fanatisme. Leur courage n’est pas une vertu personnelle, mais civique : c’est de l’abnégation. Ils ne sont pas là pour eux-mêmes, mais pour les leurs.

Sociologiquement, d’où viennent ces femmes ?

Ce sont surtout des paysannes, car c’est une société paysanne. Je pense à l’une d’elles, très déterminée, qui a été à l’école primaire à Alep. Et comme elle était kurde, les professeurs syriens lui collaient des zéros tout le temps. À neuf ans, elle a voulu arrêter l’école. Aujourd’hui, elle est combattante. Beaucoup d’entre elles ont traversé les flammes de l’enfer. Malgré cela, ce ne sont pas des amazones.

Il n’y pas de motivation religieuse chez eux ?

Avant d’avoir été convertis à l’islam, les Kurdes étaient zoroastriens, parfois juifs ou chrétiens. Les combattants appartiennent idéologiquement à la mouvance du PKK, même si politiquement ils en sont distincts. Ils sont laïcs et animés d’une certaine prévention à l’égard de la religion, car depuis un siècle les pays musulmans dans lesquels ils vivent leur dénient un État au prétexte qu’ils appartiennent à l’oumma. Cependant, si la religion musulmane est selon eux une des raisons de leur soumission, ils la respectent scrupuleusement, comme ils les respectent toutes.

C’est donc un mouvement de libération nationale ?

Oui, leur mouvement est politique autant qu’ethnique. Cela fait un siècle qu’ils aspirent à un État que les traités du lendemain de la Première Guerre mondiale leur ont promis (Sèvres en 1920), puis dénié (Lausanne en 1923).

Espèrent-ils créer un État-nation kurde au Rojava ?

Leur projet politique – et ils sont les seuls en Syrie à en avoir un, puisque les autres sont plus ou moins islamistes – est de fonder une Syrie fédérale donnant un cadre adapté à une constellation de peuples et de religions qui ne peuvent pas s’exprimer aujourd’hui en tant que tels. Ils sont opposés à l’arabisation et à l’islamisation, et défendent l’idée que Syriaques, Assyriens, Yazidis, Druzes, Arméniens et Kurdes doivent avoir une place dans la nouvelle Syrie à côté des[access capability= »lire_inedits »] sunnites et des alaouites. C’est un projet de société démocratique fondé sur l’égalité des hommes et des femmes, et la reconnaissance des particularités ethniques et confessionnelles. Ils ne cherchent pas à changer les frontières, mais à rééquilibrer ce qui se passe à l’intérieur du pays.

Le PKK est plutôt de sensibilité marxiste…
Certes, mais leur modèle politique, aujourd’hui, est le canton suisse : administration locale et économie libre. Je pense que l’on doit juger l’arbre à ses fruits. Or, au Rojava, on observe non seulement un projet politique, mais aussi une pratique politique. Ils organisent leur affaire et cela se passe plutôt bien. En ethnologue que je suis, j’ai vu la façon dont les hommes et les femmes se parlaient, j’ai vu la manière dont ils vivaient ensemble, j’ai vu des gens déterminés mais toujours calmes, se sacrifiant totalement à leur cause nationale. Un courage sans démesure ni haine, une force tranquille, voilà ce qui m’a frappé.

Quels rapports veulent-ils avoir avec les Kurdes d’Irak, d’Iran et surtout de Turquie ? Le Rojava sera-t-il l’embryon d’un État-nation de tous les Kurdes ?

De tous les Kurdes, non. Il est vrai que quand les gens disent « Nous », ils pensent à la fois « Nous, les Kurdes de Syrie », et « Nous, les Kurdes en général ». Toutefois, il s’agit d’abord d’une question propre à la Syrie, car ils ont été très violemment agressés par les islamistes, à la suite de quoi ils ont voulu prendre leur destin en main, militairement et politiquement.

Ce n’est pas très clair…

Mais si ! Des Kurdes d’autres pays sont présents en Syrie, et s’il existe des divisions parfois violentes entre Kurdes – mais quelle nation nombreuse n’en connaît pas ? –, il y a aussi un fort sentiment d’appartenance nationale. Les Kurdes du nord de l’Irak, de la Syrie et de la Turquie parlent le même dialecte, le kourmandji. Ce sont les mêmes gens, il s’agit d’un seul peuple et d’une même langue. Cependant, rappelons-nous qu’a eu lieu en Irak le pogrom des Kurdes yazidis par les islamistes, en août 2014. Des milliers d’hommes ont été massacrés et des milliers de femmes violées, vendues au marché aux esclaves de Mossoul, puis dispersées dans tout le Moyen-Orient. Et ce sont les Kurdes de Syrie – et non pas d’Irak – qui sont venus à leur secours. Nul doute qu’un État-nation kurde serait un facteur d’unité et de stabilité, comme le montre bien l’histoire de la France, à qui il a fallu mille ans pour inventer l’État-nation, sur lequel elle a pu ensuite, et seulement ensuite, fonder la République.

Peut-être, mais de la Syrie à l’Irak, la région est jonchée de cadavres d’États-nations. Partout les appartenances ethniques, religieuses et tribales ont pris le dessus. Est-ce que les sociétés kurdes, selon vous, sont capables aujourd’hui de dépasser les allégeances particulières et de se soumettre à un intérêt général incarné par une nation ?

Je suis persuadé que oui. Mais je voudrais revenir sur l’État-nation au Moyen-Orient, car il s’agit d’un mythe. Il n’y a jamais eu d’État-nation au Moyen-Orient. Il n’y a jamais eu de « peuple » auquel on aurait demandé de s’autodéterminer. Des dépouilles territoriales nées de l’effondrement ottoman et délimitées d’un trait de plume ont été offertes à des dynasties tribales. Les minorités religieuses et ethniques ont été bafouées, considérées comme nulles et non avenues. L’impérialisme arabe s’est substitué à l’impérialisme ottoman vaincu. Jusqu’à hier, par exemple, des centaines de milliers de Kurdes en Syrie n’avaient pas de carte d’identité, alors que ce peuple mésopotamien est là depuis des millénaires. À partir des années 1960, la République syrienne s’est appelée République arabe syrienne. Et nous ? disent les Kurdes. La constitution de 1973 stipule que le président de cette République doit être musulman. Ah bon ? Les États créés à la suite du partage étaient viciés de l’intérieur. Ils reposaient sur la domination des uns par les autres. Ces États étaient des fictions, on le voit aujourd’hui. Les Kurdes, au contraire, ont un sentiment national très fort. Leur cohésion est une base solide pour un projet national qui pourrait déboucher sur l’autonomie dans un cadre fédéral. Ils y aspirent depuis plus d’un siècle et il semble qu’ils y arriveront. Et en plus, cela serait utile au monde.

Pourquoi ?

Le Moyen-Orient souffre de l’absence du fait politique. On n’y trouve que le pouvoir à l’état nu. La sphère politique est inconnue. Tout repose sur le panarabisme. On n’a jamais discuté de la chose commune. La plupart des rebelles syriens veulent simplement prendre la place. Maintenant que ceux qui ont un projet démocratique ont été effacés, renverser Bachar al-Assad est le seul horizon. Et après cela ? Rien. Voilà pourquoi l’Irak s’est délitée après la chute de Saddam. Un ami du Rojava fait le même rêve toutes les nuits depuis des années : il est traqué par la police secrète et ne parvient pas à lui échapper. Le « Régime » a régné par l’épée, ses adversaires veulent la lui prendre. Le politique n’est pas seulement réprimé, mais impensable. En revanche, les Kurdes sont devenus un peuple politique.

Ceux d’Irak aussi ?

Moins que ceux de Turquie et de Syrie, semble-t-il. Ceux d’Irak représentent encore une nuance de nationalisme kurde de nature tribale et typiquement moyen-orientale : clientélisme, corruption, inefficacité, illégitimité démocratique. Ce n’est guère encourageant. Mais les Kurdes de Syrie sont différents. Ils proposent un principe d’organisation politique assez simple qui aurait l’avantage de donner des gages aux voisins et de leur servir de modèle, car il ne s’agit pas de démanteler les États existants. Mais il faut reconnaître qu’ils sont les seuls à défendre cette idée. Les États-Unis ne veulent pas de fédération ; les Russes la souhaitent peut-être mais c’est le régime syrien qui la rejette ; quant aux Turcs, ils craignent comme la peste que les Kurdes de Syrie arrivent à exister en tant que tels. Ils craignent pour l’avenir de la Turquie, dont l’unité repose sur de multiples génocides, récents et jamais reconnus : celui des Arméniens, des Grecs pontiques, des Assyriens.

Pourtant, l’AKP – qui recueille les suffrages d’une partie non négligeable des électeurs kurdes – et Erdogan ont mené une politique d’ouverture à l’égard des Kurdes de Turquie : télévision en kurde, apprentissage de la langue, manifestations publiques et négociations politiques avec le PKK.

Oui, à l’initiative de ce dernier. Il est certain qu’Erdogan a séduit beaucoup de Kurdes quand il est apparu. Les gens pensaient qu’il allait régler la question kurde, et beaucoup de Kurdes conservateurs ont rejoint l’AKP, le parti d’Erdogan, qui est arrivé au pouvoir grâce à eux. Mais lorsqu’en juin 2015 le parti social-démocrate dirigé par le Kurde Demirtas a fait plus de 10 % des voix et s’est retrouvé au Parlement, Erdogan a réalisé que sa domination de l’électorat conservateur kurde était menacée. Il a alors rompu les négociations avec les nationalistes et déclenché une répression d’une rare violence, détruisant les villes, jetant tout le monde en prison. C’est Guernica !

Il suffit de regarder une carte pour comprendre que, pour Erdogan, avec le conflit syrien à ses frontières, c’est l’unité de la Turquie qui est menacée.

Il n’en est pas moins vrai que son obsession à l’égard de la Syrie confine à l’hystérie. Si on a toujours su qu’il soutenait en sous-main les islamistes, on voit clairement aujourd’hui que son principal ennemi n’est pas du tout l’État islamique, mais le nationalisme kurde. Et il voudrait aller à Mossoul ! À Raqqa ! Il ne faut pas oublier que – même si cela reste de l’ordre des discours à usage interne – le président turc ne cesse de rappeler qu’Alep et Mossoul faisaient autrefois partie de l’Empire ottoman, que la Turquie a donc un droit de regard sur l’avenir des Turkmènes, qu’elle est le protecteur naturel des arabes. Enfin, s’il demande avec insistance à l’Europe de lever les visas pour les Turcs, c’est pour encourager l’exode des Kurdes, qu’il souhaite remplacer par des réfugiés syriens sunnites ! Alors peut-être a-t-il plutôt raison de se réjouir.

Quelle est la position de la France ?

Il semble qu’elle soit favorable aux Kurdes, aussi bien d’Irak que de Syrie. Lorsque la ville de Manbij a été prise cet été aux islamistes, il y avait des conseillers militaires américains, mais aussi français, cela a été annoncé par des communiqués officiels. On peut s’en réjouir. La France et l’Europe ont tout intérêt à ce que les Kurdes soient libres chez eux, précisément parce qu’en raison de son échec politique, que nous payons au prix fort, le Moyen-Orient a besoin d’États-nations solides pour connaître le repos.[/access]



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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