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La tectonique des ploucs


La tectonique des ploucs
Hillary Clinton et Alain Juppé à Washington, avril 2012.
Hillary Clinton et Alain Juppé à Washington, avril 2012.

Nous sommes dans un collège parisien des beaux quartiers, au lendemain de l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche. Le professeur d’histoire organise un débat sur le sujet. Un débat dans lequel tout le monde est prié de communier dans la désolation. Le jeune Simon, 14 ans, se rebelle : « Mais attendons de voir, pour l’instant, on ne sait pas. » Brouhaha, tollé, réprimande, tu devrais avoir honte, comment peux-tu. Derrière lui, une camarade lui glisse : « Mes parents pensent comme toi, mais il ne faut pas le dire, tu es fou. » Simon ne se démonte pas : « Mais alors à quoi ça sert d’étudier La Vague [un film qui montre la diffusion d’une idéologie totalitaire grâce au conformisme] ? »

Cette micro-scène de la vie scolaire fait penser aux livres de Kundera, sauf que ça finit mieux. Parce que, bien sûr, il n’est rien arrivé de fâcheux à Simon, et surtout parce que, des Simon, qui refusent de se plier aux diktats idéologiques de ce que notre ami Jean-Pierre Le Goff appelle le « gauchisme culturel » et sont déterminés à penser par eux-mêmes, y compris dans les conditions les plus contraires comme une salle de classe chauffée par un prof militant, il y en a de plus en plus, dans toutes les générations, dans tous les milieux et dans toutes nos belles provinces.

De fait, si on reproche souvent aux Français, et pas toujours à tort, d’être exagérément pessimistes, vindicatifs et grincheux, il arrive aussi qu’ils soient facétieux. Même ceux de droite. Après la victoire du Brexit en Grande-Bretagne et celle de Trump aux États-Unis, on se demandait quelle malice ils allaient inventer pour épater le bobo, et au passage, pour faire savoir à ceux qui se sont auto-désignés comme leurs directeurs de conscience que l’heure de la retraite est en passe de sonner. Alors que l’envie les démangeait de voir les prêchi-prêcheurs professionnels perdre leurs certitudes et leur arrogance, la primaire de la droite est tombée à point. Le chœur des éditorialistes et des gens raisonnables les sommait de choisir, avec Alain Juppé, la voie du vrai, du bien et du multiculturalisme heureux, mais se serait accommodé, au fond, d’un Nicolas Sarkozy qu’il aimait tant détester – et dont il aurait pu continuer tranquillement à dénoncer les idées déplorables et les manières discutables.

Raté. Comme le résumait Marcel Gauchet dans Le Monde, les électeurs n’ont voulu ni de « Sarkozy, trop clivant » ni de « Juppé, trop consensuel ». Ils ont abattu leur joker et sorti leur Fillon, un type qui, comme Nicolas Sarkozy, n’a pas peur de se dire de droite, mais qu’il sera plus difficile de disqualifier. Ce qui n’empêche pas d’essayer. Ainsi, dès le 28 novembre Laurent Joffrin entonnait l’antienne de l’ordre moral en marche. « Fillon s’enracine dans un catholicisme tradi là où la gauche de gouvernement a fait progresser les droits des homosexuels et accepté la diversité culturelle de la société française », écrivait le patron de Libération le 28 novembre. Ouh, la vilaine droite homophobe, raciste et cul béni. Si Joffrin observe, comme Le Monde, une « révolution conservatrice » en marche (dénomination qui semble dans les deux cas dénuée de toute référence allemande), son argumentaire est un classique de la « gauche divine », selon la tranchante formule de Baudrillard : à ma gauche les gentils, à ma droite les méchants, les étroits, les coincés, les beaufs, les réacs. Pas de révolution sémantique en vue dans la bonne presse. Mais les offusqués ont pu compter sur le soutien involontaire et bêtasson de Valérie Boyer qui, comme pour leur donner raison, arborait le soir de la primaire, sur les plateaux de télé, une grande croix franchement incongrue.

Pour Joffrin, c’est simple: à ma gauche les gentils, à ma droite les méchants, les étroits, les coincés, les beaufs, les réacs.

Il peut sembler hasardeux de rechercher une cohérence entre le « leave » britannique, la présidentielle américaine et la primaire de la droite française. Ce n’étaient ni les mêmes enjeux ni les mêmes procédures. Et ils n’ont pas, loin s’en faut, consacré le même genre de vainqueur. Rien de commun, en effet, entre le fantasque Boris Johnson, l’erratique Donald Trump, traité de « gros con » par un Alain Finkielkraut (pages 30-33) dont cet écart laisse imaginer l’énervement, et le très bien élevé vainqueur de la primaire. Fillon, c’est, presque trait pour trait, l’anti-Trump. Et n’en déplaise à Cyril Bennasar (pages 62-64) qui pense qu’un peu plus de « gros cons » feraient du bien à notre vie publique, je m’en réjouis.[access capability= »lire_inedits »]

La plupart des commentateurs ont pourtant senti qu’il y avait un fond de sauce commun à la mauvaise humeur des électeurs occidentaux. Il faut dire que ce fond de sauce, c’est eux et la détestation qu’on leur voue. De part et d’autre de la Manche et de l’Océan, le même vent s’amuse à faire tomber les mêmes têtes – métaphoriquement, bien sûr. Certes, chaque électeur a sa petite idée sur ceux qui ont, pense-t-il, confisqué la parole et manqué aux devoirs que leur conféraient leurs privilèges, le premier étant aujourd’hui l’accès à l’expression publique. Selon les cas, la nébuleuse que chacun nomme « ils » comprend les politiciens, les milieux d’affaire, les artistes, les intellectuels, les sondeurs. Un monde à part qu’on appelle « les élites » mais dont la seule particularité, note Françoise Bonardel (pages 44-45), est précisément d’être à part, dans un Olympe auquel c’est la célébrité et non plus le mérite qui permet d’avoir accès.

Mais ceux qui figurent toujours, et en première place, dans ce palmarès de l’impopularité ce sont les journalistes. Et qu’on ne crie pas aux amalgames, le plouc n’est pas si bête, il sait bien que tous les journalistes ne sont pas pareils mais qu’ensemble, ils font système. Il reconnaît le ronronnement médiatique qui, sur chaque événement, prétend édicter la bonne ligne. Et quoi que dise le ronronnement, le plouc a furieusement envie de dire le contraire. C’est que, depuis des années, ces gens qui forment « les médias » consentent parfois à parler en son nom mais ne lui parlent, à lui, qu’avec des pincettes. Et la plupart du temps, ils se paient sa tête avec la hauteur des gens qui savent. En haut lieu, on doit regretter amèrement la suffisance avec laquelle on a traité la France de la Manif pour tous. Aujourd’hui, elle se venge.

On aimerait connaître l’effet du soutien bruyant apporté à Hillary Clinton par les grands journaux, les intellectuels, et les people des États-Unis et du monde entier. De même, on se demande si la chute d’Alain Juppé n’a pas commencé en novembre 2014, le jour où les Inrocks l’ont sacré en « une » comme l’incarnation de la bonne droite, ce que des tas d’électeurs ont immédiatement traduit par « de gauche » – et, aussi stupéfiant que cela semble, ce n’était pas un compliment. Quant à François Fillon, il n’a cessé en fin de campagne de distiller des vacheries sur les journalistes. Et Vincent Trémolet de Villers rédacteur en chef au Figaro, a eu raison de saluer en lui « l’homme qui ne s’inclinait pas devant les ricanements ». Le 27 octobre, Fillon a commis, écrit-il, un « blasphème contre l’infotainment » en remettant courtoisement à sa place Charline Vanhoenacker, l’humoriste vedette de France Inter, invitée à mettre son grain de sel dans l’émission politique de France 2. Et la France des « provinces, des parvis et des anciens usages », heureuse formule de mon confrère, lui est reconnaissante d’avoir restauré, entre le sérieux et le déconnant, la hiérarchie que l’âge de la rébellion appointée a inversée.

Bien sûr, aucun des experts habitués à scruter les entrailles de l’opinion ne se risquera à étudier cet « effet bras d’honneur ». Après quelques jours de déchirante repentance collective sur le thème « nous n’avons rien vu venir » et de débats sur l’entre-soi journalistique, en France les journalistes se sont promptement remis à prêcher. Entre les deux tours de la primaire ils se sont donc demandé de diverses façons comment Alain Juppé pourrait combler son retard, tout en faisant attention, pour les plus prudents, à causer poliment au gars qui pourrait se retrouver à l’Élysée. Mais ils semblent toujours aussi incapables de la moindre empathie à l’égard de ces électeurs accrochés à leurs vieilles lunes comme la différence des sexes ou l’appartenance nationale. Seulement il serait temps, camarades, de réaliser qu’aujourd’hui, le vieux monde est devant vous et que c’est vous qui courez derrière.

En haut lieu, on doit regretter d’avoir méprisé la France de la Manif pour tous. Aujourd’hui, elle se venge.

Si les phénomènes Brexit, Trump et Fillon sont comparables, c’est donc en ce qu’ils révèlent le discrédit des mêmes élites libérales. Si rien ne rapproche le président américain et le présidentiable français, Clinton et Juppé semblent sortir du même moule, celui où, de Shanghai à Harvard, se fabrique l’élite mondialisée. Élie Barnavi, qui en est l’un des plus aimables fleurons, déplore (pages 56-59) le désaveu qui la frappe aujourd’hui, forcément injuste dans sa globalité. Peut-être a-t-il raison de s’inquiéter de la démagogie qui accompagne structurellement le désir de coup de balai. Mais il sous-estime grandement le mépris voué par cette élite au peuple des provinces et des bistrots, accusé de toutes les tares parce qu’il veut rester un peuple et conserver, comme l’a dit Fillon au soir de sa victoire, des « valeurs françaises », expression qui a suscité les ricanements et haussements d’épaules de rigueur. Quand elle évoque la fameuse « droitisation » de la France, la presse de gauche (qui donne encore le la, en dépit de l’évolution souterraine des rapports de forces) hésite entre le registre olfactif – les idées nauséabondes – et le registre psychiatrique – les pulsions mal refoulées. Il est amusant de la voir aujourd’hui se demander avec inquiétude si François Fillon saura répondre aux aspirations des classes populaires qu’eux-mêmes trouvaient hier si condamnables.

Il est vrai, cependant, que les électeurs de Trump, comme ceux de Fillon, ne se recrutent pas seulement pour le premier, et pas du tout pour le second, parmi les perdants de la mondialisation. Certes, beaucoup vivent dans de petites villes relativement éloignées des grands centres de profit et de décision de l’économie-monde, c’est-à-dire dans l’Amérique ou dans la France périphérique, ce qu’on nommait autrefois l’Amérique ou la France profonde. Mais comme le souligne Christophe Guilluy (pages 46-47), « dans la France périphérique, il n’y a pas que des prolos paupérisés ». Et Christopher Caldwell montre bien comment Trump, tout milliardaire qu’il est, nourrit toujours un complexe social par rapport à l’élite incarnée par Clinton. N’en déplaise à tous ceux qui croient encore qu’on vote en fonction de sa place dans le processus de production, on peut être nanti et se sentir exclu. Les caves qui se rebiffent ces jours-ci ne sont pas tous des perdants économiques mais, dans un monde où les canons de la bienséance sont ceux du gauchisme sociétal et idéologique, ils se vivent tous comme des perdants culturels. « François Fillon, c’est d’abord le candidat patronal du Wall Street Journal et des actionnaires du CAC 40 », écrit Alain de Benoist qui ironise sur le côté très propre du candidat LR : « De surcroît il va à la messe, et puis il habite un manoir, ce qui fait décidément de lui un homme très bankable. » Peut-être. Il n’en parle pas moins à la France oubliée.

Sans doute est-il prématuré d’affirmer que le pouvoir culturel a changé de camp. Reste que les plaques tectoniques qui affectent secrètement nos comportements collectifs sont déjà en mouvement, et la victoire de François Fillon, ou en tout cas la défaite d’Alain Juppé, en est l’un des signes. Certes, le politiquement correct n’est pas, loin s’en faut, détrôné, mais on peut déjà imaginer un monde où les idées aujourd’hui dissidentes seront devenues la nouvelle doxa, réalisant ainsi la prophétie des dominants actuels. Il sera alors temps de se battre sur deux fronts.

On n’en est pas là. Ceux qui croient encore incarner la jeunesse du monde bien qu’ils aient souvent entamé la soixantaine refusent avec obstination de voir qu’ils ont largement perdu la jeunesse. En dépit de leurs incessantes objurgations, et comme l’observe malicieusement Alexandre Devecchio, brillant représentant de la nouvelle génération (pages 52-53), non seulement « la jeunesse n’emmerde plus le Front national », mais une partie d’entre elle lui fait plutôt les yeux doux. Et il suffit de voir par ailleurs notre pétillante amie Eugénie Bastié tenir la dragée haute, sur les plateaux, à des adversaires chevronnés, pour se dire que le conservatisme a un bel avenir devant lui.

Si la même colère travaille une partie des sociétés française et américaine, celle qui a été effacée des écrans radars médiatiques par le politiquement correct, il faut comprendre pourquoi elle se manifeste de façons si radicalement opposées. La vague populiste aurait-elle contourné la France comme le nuage de Tchernobyl ? En réalité, si on entend par « populiste » un homme qui fait campagne comme s’il était sur le plateau de Cyril Hanouna – plus c’est gros, plus c’est bête, plus ça buzze –, nous n’avons pas cela en rayon. Nous avons des dirigeants, des postulants et des programmes plus ou moins démagogiques, des styles qui parlent plus ou moins à l’estomac, mais que l’on sache, on n’entend pas Marine Le Pen, Philippot et les autres dire blanc le matin, rouge à midi et violet à minuit, ni promettre n’importe quoi – à moins bien sûr que consulter les Français sur l’Europe soit n’importe quoi, comme le pensent pas mal de bons esprits. Le plus cocasse, dans le chambardement que nous vivons, c’est qu’en cas de duel Fillon-Le Pen en 2017, c’est le FN qui défendra les couleurs de la gauche. On va rire.

Cependant, le « crime populiste » que l’on dénonce rituellement lors de très nombreuses minutes de la haine consiste non pas à dire ce que les gens veulent entendre mais à entendre ce qu’ils veulent dire. De sorte que Fillon pourrait très vite en être accusé. Être populiste, dans ce sens, c’est parler des sujets qui fâchent, c’est-à-dire qui fâchent la gauche, ou plus précisément en parler autrement que sur le mode irénique et ravi qui sied. Il s’agit, bien sûr, des questions identitaires, d’autant plus obsédantes qu’elles sont criminalisées, mais aussi de tous les cadres anthropologiques et intellectuels menacés de déconstruction. Contrairement à ce qu’a prétendu Alain Juppé, la modernité et ses mille féeries ne sont nullement en danger dans la France d’aujourd’hui. En revanche, beaucoup craignent de voir tomber dans l’oubli une partie de notre héritage, littéraire, politique, historique et mythologique, tenu pour une entrave à la glorieuse marche du progrès post-national. François Fillon a su capter cette aspiration. « À “l’identité heureuse”, François Fillon a opposé le droit à la continuité historique et c’est l’une des principales raisons de sa victoire », analyse Alain Finkielkraut. De fait, si la gauche, comme l’avait judicieusement diagnostiqué Michéa, s’entête à être « le parti de demain », la droite a tout à gagner à être un peu « le parti d’hier ». Il y a peut-être des moments dans l’Histoire où, comme dans les autobus, il faut avancer vers l’arrière.[/access]



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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