Accueil Culture Les années 70, il y a un siècle…

Les années 70, il y a un siècle…


Time, 5 janvier 1981, Homme de l'année 1980

Vous aviez des préjugés sur les poètes ? Vous les trouviez dépressifs, versatiles, égotistes, égoïstes, cyclothymiques, inadaptés, sensuels, paresseux, plaintifs, jouisseurs, graphomanes, impudiques ? Eh bien, n’en oubliez aucun, vous êtes encore au-dessous de la vérité. Ils sont effectivement comme ça, les poètes. En tout cas celui que décrit Serge Safran dans son roman Le voyage du poète à Paris.

Si Serge Safran est lui-même éditeur (Zulia, et tout récemment Serge Safran éditeur), il est avant tout poète. Alors, inutile de le cacher, Le voyage du poète à Paris est un journal intime, une autobiographie déguisée, un roman d’apprentissage qui passe en contrebande, caché dans les double-fonds de la troisième personne. C’est l’auteur lui même qui l’avoue mais il a de bonnes raisons pour ça. Les poètes sont tout ce qu’on a dit mais ils sont aussi, dès qu’il est question de leur art, d’une méthode et d’une précision qu’on ne trouve que chez les poseurs de bombe ou les chirurgiens. Deux autres vocations semblables, malgré les apparences, à celle de rimailleur patenté. Le voyage du poète à Paris, pour Safran est une interruption « qui correspondait à la résolution d’écrire sa propre existence à la troisième personne du singulier, et au passé, comme dans un roman. »

La date aussi a son importance. Le roman, puisqu’il s’agit d’un roman, commence un 14 octobre 1980. Sous la pluie bordelaise, en plus. On aurait voulu nous indiquer que cette histoire commençait l’année inaugurale d’une décennie fatidique, on ne s’y prendrait pas autrement. 1980 marque assez précisément la fin de « la parenthèse enchantée » qui a donné son titre à un joli film de Michel Spinosa en 2000, c’est-à-dire cette période très courte d’insousiance sexuelle et sociale que put connaître une certaine jeunesse entre la fin de 1968 et les deux chocs pétroliers puis le sida qui marquèrent le retour à l’ordre.

Les velléités de Philippe Darcueil, trente-trois ans comme le Christ, qui s’en va à la recherche de travail et d’éditeurs à Paris ne sont pas sans rapport avec ce moment historique. L’espèce de dépression, d’acédie sur fond des Greatest hits de Bob Dylan qu’il va connaître en arrivant dans l’appartement inoccupé d’amis à Asnières, est autant liée à ses problèmes amoureux qu’au sentiment de basculer d’un monde à l’autre et pas seulement géographiquement. En 1980, on peut encore vivre dans une communauté en Ariège et connaître une histoire d’amour avec une fille de seize ans, Sandra. Sans qu’il y ait la moindre culpabilité de part et d’autre ni que la société trouve à y redire. La correspondance entre Sandra et Philippe qui émaille le roman, parfois très explicite sexuellement, ne choque pas. On ne parlait pas de pédophilie à tout bout de champ. Et puis l’avantage d’une époque où l’on s’écrivait encore et que parfois, comme dans le livre, on attendait le courrier en maudissant une grève de la poste, c’est que l’on a des documents qui appartiennent désormais à l’archéologie, c’est-à-dire des lettres d’amour. L’instantanéité des mails et des sms était encore un cauchemar futuriste La grammaire des sentiments et des affinités n’avait décidément rien de commun avec celle qui nous préoccupe aujourd’hui où le désir se fait obscénité dans la décomposition de la langue.

Qu’elle est lointaine, d’ailleurs, cette France des trains corail où l’on pouvait encore acheter Les Nouvelles Littéraires dans un kiosque, lire les critiques de Bory dans le Nouvel Obs, assister à des comités de rédaction du Fou Parle, fumer dans les bars et coucher avec deux filles en même temps avant d’aller voir Sauve qui peut (la vie) de Godard et espérer trouver un boulot dans un institut de sondages ou d’enquêtes sociologiques un boulot qui laissait le temps d’écrire des poèmes.

Serge Safran ne parle jamais explicitement de changement d’époque. De toute manière, ce serait contraire à ce projet de « journal intime au passé » mais cette espèce d’effondrement lent, d’implosion au ralenti n’est pas sans rappeler celle de L’Homme qui dort. Le héros de Perec, étudiant cloîtré dans sa chambre sordide, qui se force à une vie végétative pour mieux se retirer du monde est un presque contemporain de Philippe Darcueil, le personnage de Safran.

Et si l’on peut trouver à leur malaise toutes les explications psychologiques voire psychiatriques que l’on veut, on ne nous empêchera pas de penser qu’elles sont aussi, profondément, politiques.

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