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Vivant de « nons »


Vivant de « nons »
Philippe Muray. Photo Hannah/Opale.
Philippe Muray
Philippe Muray. Photo Hannah/Opale.

Le succès posthume de Philippe Muray réjouit le cœur du Causeur. Bien sûr, on aurait préféré encore une reconnaissance anthume, pour lui comme pour son épouse Anne – et surtout pour l’esprit public. Le « miracle » est arrivé un peu tard mais bon, il s’est produit. Avant l’heure, c’est pas l’heure : il y a encore six ans, voire trois, sans doute Luchini en personne n’eût-il pas été prêt à mettre son talent et sa popularité au service d’une critique aussi radicale de la modernitude[1. C’est peut-être même pour ça qu’avant, sa fabuleuse capacité d’acteur à phagocyter les auteurs me gonflait parfois. Heureusement, avec Muray, ça marche dans l’autre sens.].

Je ne doute même pas que, là où il est, l’ami Philippe ne s’en réjouisse aussi. Avec le recul, il doit même s’agacer moins – donc s’amuser plus – de cette « querelle entre modernes » à laquelle il résumait notre pauvre vie intellectuelle.
Pour ceux qui restent, et en particulier les néophytes, l’entretien inédit[2. Comme les dix prochains albums de Michael Jackson, mutatis mutandis.] publié dans ce numéro de Causeur tombe à pic : Muray, « nouvelle star », y résume assez énergiquement, ma foi, les tenants et les aboutissants de sa pensée[3. Ou, si vous préférez, les fondamentaux de sa Weltanschaaung.].

[access capability= »lire_inedits »]Les vertus philosophiques du rire

À titre personnel, il me semble que son apport essentiel aux débats actuels est le recours aux vertus philosophiques du rire[4. Cf, dans l’interview, ses citations de Péguy et de Quintilien.]. Quand on n’a plus que ses yeux pour pleurer, autant le faire en silence. En revanche, tant qu’on est en situation de pointer les ridicules de l’adversaire, le désespoir n’est pas de mise. La machine de guerre murayienne est fondée sur le paradoxe, la dérision et, disons-le, un élégant foutage de gueule.

Voilà des armes trop rarement utilisées par les « réactionnaires », qu’ils soient nouveaux ou vintage. Quant aux « progressistes », le rire leur est, pour ainsi dire, ontologiquement interdit : chez ces gens-là, Monsieur, on n’insulte pas l’avenir – fût-il moins radieux qu’avant. Bien sûr on peut toujours plaisanter, comme le Canard ou Stéphane Guillon, mais ça dépasse rarement le niveau du portefeuille de Mme Bettencourt ou de la ceinture de DSK.

Nous marchons sur la tête, ce qui tend à prouver que nous l’avons perdue

Les blagues de Muray, c’est l’inverse : elles pointent avec une plaisante légèreté le ridicule profond de l’apensée contemporaine. Faute de pouvoir tout citer, son concept de « Festivus festivus » me paraît particulièrement bien venu pour épingler un Nouvel Ordre intellectuel où l’évitement du réel par la fête obligatoire est devenu la loi commune au nom du Bien. En gros, nous marchons sur la tête, ce qui tend à prouver que nous l’avons perdue. Ça au moins, je comprends.

Ce qui reste pour moi plus obscur, c’est ce « nouveau monde en train d’apparaître » selon Muray. Combien y a-t-il eu donc de mondes successifs depuis que le monde est monde ? Je ne vois pour ma part, dans notre désordre établi, qu’une cabane pour enfants construite entre les dernières branches tordues et les feuilles mort-nées de l’Arbre de la connaissance moderne[5. Qui depuis trop longtemps fait de l’ombre à la pensée – sans parler des dégâts « sociétaux ».].

Idem pour cette histoire de « fin de l’Histoire ». Bien sûr que nous n’en sommes plus les maîtres ; même nos maîtres états-uniens ont mangé leur pain blanc… Mais précisément : l’avenir est d’autant moins prévisible qu’il ne se décidera pas chez nous[6. Sauf divine surprise.].

Pour moi, la fin de l’Histoire, c’est la fin de l’aventure humaine : pas avant. Mais bon, sans doute commets-je là un redoutable contresens, somme toute bien compréhensible : j’entre à peine en quatrième année de murayologie. Alain Finkielkraut, qui n’a pas les mêmes excuses, n’a paraît-il guère apprécié la tonalité anti-US de l’interview en question : Muray y perdrait la distanciation qui fait son charme sous le coup d’une colère inconsidérée comme la guerre américaine en Irak.

Moi, j’ai pas trouvé mais bon, qu’importe. L’essentiel est de savoir si « ce qui nous rassemble est plus important que ce qui nous sépare », comme on disait à l’UDF en 1978[7. Mes débuts de nègre en politique ! (Ça doit être ça qu’on appelle une génération perdue.)]. J’en appelle au dossier récemment consacré par les Inrockigibles aux « nouveaux réacs » (encore eux), et dont Cyril Bennasar a rendu compte ici même. Finkielkraut s’y trouvait épinglé au même titre que Muray, Zemmour, Causeur et même Luchini… Le tout sur des critères qui dépassaient largement les bases américano-irakiennes, si j’ose dire !

Un seul exemple, auquel Alain ne devrait pas être insensible : nos polémistes se livraient à une attaque au boomerang contre le « français approximatif » de Philippe… à propos d’une phrase où lui-même parodiait le jargon de leur caste. N’importe quel lecteur de Muray l’apprend pourtant assez vite : ce genre d’ironie-là est un de ses modes d’expression favoris. Mais quand on est inrock, apparemment, on a tout juste besoin de feuilleter. « Les gens de qualité savent tout sans avoir rien appris », disait déjà Molière. Il y a peu de chances que ça se soit arrangé depuis. Le risque, en revanche, c’est d’en venir à croire que Madeleine fut la première jeune fille à prendre le thé chez Proust…

Mais trêve d’inckulture ! Face à une entreprise d’abêtissement généralisé dont les champions eux-mêmes finissent par être les victimes, on a tous en nous quelque chose de Muray. Les « gens de progrès », qui à coup sûr vont dans le mur, voudraient bien nous y entraîner : c’est ce qui s’appelle une guerre de mouvement ! La petite musique de Philippe Muray nous invite à avancer dans la clairière, gaiement ![/access]

Septembre 2010 · N° 27

Article extrait du Magazine Causeur



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