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Ne vous fiez pas aux étiquettes…


Ne vous fiez pas aux étiquettes…

viande-de-cheval

« Suivez le bœuf ! ». Jamais ce slogan publicitaire des années 70 n’a eu autant de pertinence tant il faut le suivre à la trace pour repérer ses multiples métamorphoses. Maquillé aujourd’hui en cheval, il avait déjà vu son identité biologique d’origine modifiée quand des éleveurs bien disposés avaient pensé utile de lui faire consommer des farines animales plutôt que l’herbe des verts pâturages. Prions à l’appui, la maladie de la vache folle avait à la fin des années 80 décimé le cheptel européen. Prions de nouveau pour que cette fois-ci il ne faille que changer les étiquettes pour que les lasagnes au cheval soient ainsi nommées. S’il fallait trouver une métaphore du monde présent, cette affaire de cheval nommé bœuf ne pouvait mieux tomber, si l’on peut dire.
La leçon qui se tire de tout ceci se résume en un mot salvateur : traçabilité. Il faut que la traçabilité figure sur l’emballage. La traçabilité comme marque de la vertu moderne. D’où sont ces lasagnes qui sifflent sur nos assiettes ? À remonter la filière qui navigue entre Chypre, Trifouillis-les-oies et Hong Kong, on devine que bien des margoulins y ont prélevé leur dîme et tant pis pour la chaîne du froid quand on sait qu’il ne faut jamais-recongeler-un-produit-dégelé. Que s’est-il passé avec ce minerai de viande (sic) trimbalé depuis la Roumanie dont un responsable nous dit le cœur sur la main qu’il n’a rien à se reprocher ? De quoi ces lasagnes sont-elles le nom ? Bonne question pour illustrer les méfaits de la mondialisation alors que les experts européens, toujours formels, nous garantissent que la situation est sous contrôle. Ouf ! On avait eu peur qu’il ne faille inventer de nouveaux médicaments pour une nouvelle maladie et quand on sait que la moitié des produits de la filière industrielle du médicament sont au mieux inutiles ou bien dangereux on ne sait plus à quelle potion se vouer. Voilà qu’un hebdomadaire bien au fait des choses de la modernité vient tout juste de nous alerter : le cholestérol serait innocent des maux qui lui ont été attribués. En conséquence, les milliers de produits anti-cholestérol ingurgités depuis des lustres étaient pires que le mal qu’ils étaient censés combattre.
On ne savait plus comment se soigner, voilà qu’on ne sait plus ce qu’il faut manger pour éviter d’être soigné! Mais quelle est la traçabilité de ces paroles de vérité annulant les prescriptions précédentes ? Qui dit le vrai dans cette dialectique infernale ? Changeons de terrain. À regarder les productions d’art contemporain, les canons de l’esthétique possèdent une traçabilité hasardeuse que seule valide leur cote au marché de l’art. Les installations de la FIAC présentant un bidet renversé accroché en l’air au-dessus d’un tas de cailloux sont certes la création d’un grand esprit artistique mais l’esthétique reste subliminale dans le geste du créateur contemporain. Pour la beauté et l’harmonie, ce sera pour plus tard. On pourrait en dire autant de certaines autres créations théâtrales où uriner sur la scène est supposé ajouter à la performance de l’acteur. Le jeu est tellement biaisé qu’on croirait assister à un match de foot truqué. Changeons de registre. Qu’en sera-t-il demain avec les couples de pères porteurs d’enfants conçus dans des utérus en location? Trouvera-t-on dans Que choisir des études sur les meilleurs rapports qualité/prix des diverses offres utérines ? La traçabilité de l’état-civil devant être organisée par la loi, il y a fort à parier que ce nouveau droit risque d’être tordu par les dernières techniques de procréation.
Qui ment et qui dit vrai en politique ? Moi président, je ne raserai pas gratis mais presque… Tout le monde a en mémoire ces belles formules. La gauche est-elle de gauche quand elle change les règles du droit du travail au profit d’une flexibilité qui  attente aux droits acquis par les travailleurs ? La droite était-elle soucieuse de l’intérêt national quand elle caressait la moustache de l’émir du Qatar dans le sens du poil pour obtenir ses largesses financières ? Et la gauche qui tend aussi sa sébile pratique-t-elle le changement dès maintenant? Quelle est la traçabilité de notre politique quand c’est l’arrangement avec les principes républicains qui en constitue le fil conducteur tout au long des affaires qui jalonnent les diverses mandatures ? Alors que le principe de précaution tant invoqué n’a jamais été convoqué tant pour le bœuf que pour la morale publique, on se prend à douter de son usage. Mais quand donc un comité d’éthique de la vie politique aura-t-il un pouvoir de saisine ? Les superbes rapports annuels de la Cour des comptes dressent des constats, donnent déjà de bonnes pistes pour tracer le réel et pointer la où le bât blesse au-delà des proclamations d’intention : ici la mécanique a permis de taper dans la caisse, là on a jeté l’argent par la fenêtre, et tout ceci avec la bénédiction d’un réseau de procédures pensées sur les bancs de l’ENA. Soit, mais après le constat, après les comptes ? Quid de la prévention ? La procédure en matière de politique publique signe la traçabilité de l’Etat mais quand cette procédure n’existe que pour justifier sa propre existence c’est que la bureaucratie ronge l’appareil comme la rouille va gripper la machine.
Ce qui est valable pour l’appareil d’Etat l’est-il pour notre appareil de production ? Il faut croire que oui tant sont inexplicables nos contre-performances. Pourquoi les produits français, quand ils sont d’excellente qualité, souffrent-ils à ce point de mévente devant la concurrence allemande ou asiatique? Quel mal corrode nos mécaniques ? Sûrement pas dans les machines ou chez les ouvriers qui les font fonctionner mais chez ceux qui les encadrent au plus haut niveau. Il suffit de voir le patriotisme d’entreprise de ceux qui défendent leur emploi pour ne pas en douter. Au lieu d’être collectivement tendues vers le succès de tous, les diverses hiérarchies cultivent et entretiennent la défiance managériale généralisée. Ce qui est valable dans le cancer bureaucratique public est valable dans le privé. Comment comprendre la dépression collective qui avait saisi les personnels de France Telecom si on ne prend pas en compte le délire managérial qui fut un temps celui de sa direction ? Les obstacles à la performance de la France sont de deux ordres : d’une part le fait que les managers des grands groupes ne sont plus des meneurs d’hommes mais des experts comptables uniquement soucieux de rendre des comptes à leurs actionnaires, d’autre part le fait que l’administration de l’Etat, qui est censée servir les performances du pays, dessert les initiatives plutôt qu’elle ne les sert. Dans les deux cas, une bureaucratie à la française fondée sur le pouvoir hiérarchique plutôt que sur l’imagination managériale ou les capacités d’innovation étrangle l’initiative, empêche de voir le vrai et se gargarise d’autosatisfaction. Cet état de fait se lit dans ses effets désastreux. Dans le pire des cas, c’est l’immolation d’un chômeur en fin de droit ou la crise d’un Depardieu. Voilà un homme accablé et étranglé par la perspective de la misère à qui l’administration a opposé une fin de non-recevoir et à l’extrême opposé, le dérapage d’un acteur génial égaré par son excès d’argent. Ces deux exemples extrêmes témoignent du mal français incapable de stopper à temps un drame prévisible ou bien incapable de développer une pédagogie comportementale pour temps de crise. Comment un footballeur débile du cerveau et peut-être habile de ses pieds peut-il gagner mille fois le salaire d’un instituteur ou d’une infirmière ? Pourquoi tout ce qui produit du lien social dans notre pays, comme les deux précédentes professions citées, peut-il être à ce point méprisé et disqualifié dans les faits, c’est-à-dire non reconnu par la (petite) hauteur de son salaire ?
Dans l’échelle des valeurs qui ordonne la société d’aujourd’hui, quel est le marqueur social sinon celui de l’argent ? Or, qui est au charbon, qui enseigne aux enfants, qui soigne dans les hôpitaux, qui subit à la crise ? Le questeur de l’Assemblée nationale qui additionne les primes, l’énarque qui pantoufle, signe des parapheurs et dîne en ville, le chirurgien plasticien qui décuple ses honoraires, l’animateur télé qui cachetonne sa niaiserie, l’éditorialiste qui déjeune en ville et potine avec un autre éditorialiste sur qui baise qui, le député européen qui joue au Scrabble dans l’hémicycle, le directeur du laboratoire d’études sur la précarité de l’EHESS qui refuse de partir dans les nouveaux locaux d’Aubervilliers, l’actionnaire qui boursicote ou bien le trader de Goldman Sachs qui transforme les actions des lasagnes frelatées en or ? On rêve devant ces hiatus sociaux qui se tendent chaque jour davantage et qui chaque jour s’étalent dans les gazettes quand celles-ci sont distribuées car il faut bien le dire, des privilèges dus aux monopoles corporatistes se retrouvent également dans des castes en voie de prolétarisation : agents d’EDF, agents de la SNCF, Syndicat du livre etc. Tous protègent leur petit pré carré sans que la moindre évaluation de leurs avantages acquis puisse en confirmer le bien-fondé et sans que la moindre mise en cause puisse être opérée. Sur France Inter, tous les jours que Dieu fait, une émission inamovible nous propose d’aller voir la bas si j’y suis. Statufié dans sa position syndicale, son animateur tient une tribune de propagande politique : l’Amérique et Israël sont mauvais (surtout Israël), la droite est hideuse et seule la gauche de la gauche est bonne. Tous les poncifs, tous les clichés les plus lourdauds de la bonne conscience à la fois post et néostalinienne y sont rabâchés. Aucun contre-pouvoir ne lui est opposé la où les questions abordées devraient être soumises au débat pluraliste. Il n’en est rien et vogue la galère de la radio publique. C’est ainsi, et à force de se présenter en prétendu contre-pouvoir, ce radotage signe la traçabilité de sa nuisance.
Rien ne change, tout se reproduit, tout se recycle dans notre beau pays, les mots de droite dans les bouches de gauche, les pratiques népotiques sous les ors de la République et les affaires douteuses dans les dîners en ville où l’on se tient, tu me tiens par la barbichette. Les impostures journalistiques, les calomnies sous couvert d’investigation, ou bien au contraire l’omerta sur les sujets qui dérangent le prêt-à-penser idéologique sont l’autre face d’un système complémentaire. En France – et c’est tout son charme – on aime les mots et on s’en paie à foison, à défaut de pouvoir se payer autre chose. Aux Etats-Unis, on cause moins mais on fait ce qu’on dit. Dans le monde arabe aujourd’hui, on cause énormément, on gesticule et on a les yeux rivés sur le rétroviseur. Chez les Juifs et en Israël, on cause beaucoup et on se crêpe les papillotes comme si le monde extérieur n’existait pas. Et en France, en amoureuse de nos anciennes gloires, seule la République des Lettres parvient à sauver l’honneur de la nation car tout finit dans un roman de Yasmina Reza. Bien sûr, pour la balance du commerce extérieur, ça laisse à désirer…

*Photo : Luu Lan.



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Jacques Tarnero est essayiste et auteur des documentaires "Autopsie d'un mensonge : le négationnisme" (2001) et "Décryptage" (2003).

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