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Un XVIIIᵉ siècle, mais sans le style


Un XVIIIᵉ siècle, mais sans le style
Brigitte Macron et Edgar Morin au palais de l'Elysée, à l'occasion des 100 ans du sociologue, 8 juillet 2021 © Jacques Witt/SIPA

Plutôt que la tarte à la crème des années 30, c’est à la société aristocratique crépusculaire de Louis XVI qu’il est pertinent de comparer notre époque et nos présents errements politiques. À ce titre, la lecture des Origines de la France contemporaine d’Hippolyte Taine est éclairante.


L’époque, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas avare de comparaisons historiques ; et on se souvient qu’Emmanuel Macron lui-même, dans un entretien accordé à Ouest-France, fin octobre 2018, n’avait pu s’empêcher d’y aller de la sienne. Son compagnonnage tant vanté avec Ricœur n’avait alors accouché que d’une énième recension de « la ressemblance [frappante] entre le moment que nous vivons et celui de l’entre-deux-guerres« . Le banquier-philosophe, à la hauteur de vue censément Marc-Aurélienne, succombait ainsi à la convocation pavlovienne des années 30. 

Aussi, plutôt que de descendre dans la vallée saturée de l’entre-deux-guerres, est-ce au règne de Louis XVI que je voudrais vous ramener, pour un rapprochement qui m’a été dicté par le portrait remarquable qu’Hippolyte Taine, dans ses Origines de la France contemporaine, dresse de la société d’Ancien Régime. À bien des égards en effet, les élites françaises d’aujourd’hui, dans leur majorité, m’ont paru le décalque troublant de leurs homologues du XVIIIème siècle. Peignons donc, d’après Taine, la figure de cette aristocratie française qui va bientôt éprouver à quel point, selon l’antique maxime, la roche tarpéienne peut se révéler proche du Capitole.

Misères de grand Seigneur…

Tout, au fond, nous dit en substance l’académicien ardennais, vient d’un même mal : la noblesse d’utilité s’est muée en noblesse d’ornement, dans un mouvement d’abord impulsé par le pouvoir royal, mais qui finit, sous les règnes de Louis XV et Louis XVI, par se communiquer au monarque et ses ministres mêmes. L’ancienne élite féodale, faite de « chefs rudes ayant autorité« , est devenue une aristocratie de parade, composée avant tout de « maîtres de maison ayant des grâces« . Désormais, « ils représentent autour du roi qui représente, et, de leurs personnes, ils contribuent à son décor. » Le monarque est complètement accaparé par ce rôle public qu’il lui faut tenir ; mais le phénomène ne se limite pas à lui. S’inspirant de son modèle, toute la haute société, jusqu’en province, fait l’effet d’être perpétuellement sur les planches. On ne peut guère soustraire que quelques heures chaque jour à la scène ; très vite, et on s’en empresse d’ailleurs, il faut repartir en représentation dans le théâtre des salons. 

Cette colonisation – sinon cette asphyxie – de l’agenda monarchique par la mise en scène symbolique et personnelle nous parle, à l’heure du « coup de com’ permanent » – pour reprendre un titre d’Arnaud Benedetti -. La totalisation du politique, dans l’image d’une part, et le déclamatoire d’autre part, prend en effet, avec chaque quinquennat nouveau, un caractère plus achevé. Si l’opposition est naturellement réduite à cette démonstration d’impuissance, il est symptomatique que l’exécutif verse sans cesse davantage dans ce tropisme laryngique, comme si les discours dispensaient d’une action. L’ardeur commémorative, sous la présidence « normale » de Hollande, ne s’est ainsi pas démentie sous celle, censément « jupitérienne« , de Macron. Le vêtement couvrant de roi, taillé par la Constitution de 58, est désormais remplacé, pourrait-on dire, par la tenue dénudée de marathonien discursif, hantant toutes les cérémonies de son verbe éthéré. Aussi l’Élysée fait-il maintenant l’effet d’héberger moins les monarques républicains de la Vème, que les inaugurateurs de chrysanthèmes des IIIème-IVème. Le règne, incontestablement, a changé : nous ne sommes plus sous celui, absolutiste, de Louis XIV ; mais sous celui, ligoté par les Parlements d’Ancien Régime, du faible et trop humain Louis XVI. À son instar, le monarque républicain paie la dépossession consentie de ses prérogatives royales.

… misères d’un Roi dépossédé

Mais il paie encore, comme Taine le pointait avec justesse, la transformation d’une aristocratie d’utilité en aristocratie d’agrément. Car, si les perruches de cour permettent d’habiller fastueusement la nudité d’un pouvoir par temps calme, leur désapprentissage de l’action lui ôte un appui décisif par météo plus agitée. L’évolution de l’ancienne élite féodale, à cet égard, n’est pas sans faire songer à celle de la moderne « noblesse d’Etat« , issue des grands corps, dont le caractère ornemental s’accuse à mesure que la puissance publique abandonne ses ambitions directement transformatrices ; autrement dit, à proportion qu’elle renonce à être elle-même actrice pour se cantonner au rôle confortable, mais improductif, de pure régulatrice. La pensée libérale a ainsi reproduit l’œuvre dont l’historien vouzinois constatait le parachèvement à partir du règne de Louis XIV : « ôter ses fonctions efficaces » à l’aristocratie féodale (respectivement, à la haute fonction publique), « et [la] confiner dans son titre nu« . Dans chaque cas, son parasitisme programmatique s’origine dans le maintien presque à l’identique de sa population alors même qu’on organise puis réalise son inutilité. La crise du Covid, à cet égard, permet de mesurer le degré d’anhistoricité qui est aujourd’hui celui d’une grande part des élites publiques, marqué par une incapacité : d’abord à envisager la possibilité, en période d’épidémie, d’un défaut de l’offre mondiale en matériels de protection – en régime anhistorique, le marché est en effet supposé pourvoir à tout – ; puis, dans un second temps, à décliner opérationnellement leur stratégie du « tester, tracer, isoler« , c’est-à-dire à sortir du registre de la prescription réglementaire dans lesquels elles se sont – et ont été – progressivement enfermées à partir des années 70-80. 

A lire aussi, Pierre Vermeren: Covid: la France s’épuise

Ce qui frappe, dans la considération du monarque moderne, ce n’est donc plus sa toute-puissance ; mais au contraire, son extrême difficulté à avoir prise sur le réel. L’essentiel du pouvoir a quitté ses mains, celles de sa haute administration comme de la classe politique ; aussi celles-ci, loin de suppléer sa faiblesse, font-elles encore l’effet de l’étouffer, à la manière des « innombrables lierres » aristocratiques et mondains dans lesquels Taine voyait le chêne royal étranglé. L’exécutif, alors, ne gouverne plus ; mais survit, par le biais d’expédients : c’est-à-dire de la com’, d’une part ; et des déficits, d’autre part, qui permettent par la distribution de largesses de maintenir encore quelque temps le spectre de son utilité. La légèreté budgétaire, à cet égard, rapproche encore nos époques…

La programmatique de l’idylle 

Mais je reprends mon fil du XVIIIème. À mesure que le siècle progresse, le monde, pour la noblesse, fait l’effet de se confondre toujours davantage avec ses salons, comme s’ils disaient le tout de sa réalité : un désastre public est éclipsé par le bon mot qu’on en tire, et la qualité d’un ministre – tel Necker – tient d’abord à ce qu’il sait régler de grandes festivités. Le journal de Louis XVI « semble celui d’un piqueur« , écrit l’historien ardennais : à la date du 14 juillet, on ne trouve rien ; à celle du 4 août, le résultat de sa chasse au cerf à la forêt de Marly ! Et ne nous fourvoyons pas, cet état d’esprit est général : « le duc d’Orléans« , rapporte encore l’académicien, « offrait de parier cent louis que les États généraux s’en iraient sans avoir rien fait, sans avoir même aboli les lettres de cachet« . Comment, toutefois, un tel aveuglement est-il seulement possible ? Et Taine de répondre, là encore non sans actualité : c’est que cette cécité est pour partie volontaire. La tragédie paradoxale des salons, c’est que la douceur de vivre y est trop grande ; et donc l’énucléation consentie préférable à la douleur déchirante de devoir les quitter. L’académicien écrit : « enfermés dans leurs châteaux et leurs hôtels, ils n’y voient que les gens de leur monde, ils n’entendent que l’écho de leurs propres idées, ils n’imaginent rien au-delà ; deux cent personnes leur semblent le public. – D’ailleurs, dans un salon, les vérités désagréables ne sont point admises, […] et une chimère y devient un dogme parce qu’elle y devient une convention […] L’idylle étant à la mode, nul n’ose y contredire ; toute autre supposition est fausse parce qu’elle serait pénible, et les salons ayant décidé que tout ira bien, tout ira bien« . Plutôt perdre la vue, que de devoir ouvrir les yeux !, pourrait-on résumer. 

On est d’ailleurs en droit de se demander si cette dilection pour l’aveuglement volontaire n’a pas quelque chose d’une constante dans la haute société française, prête à toutes les lâchetés et à tous les abandons pour « pouvoir continuer à dîner en ville« , ainsi que de Gaulle le rendait de manière colorée à Peyrefitte, en 1963. Vis-à-vis de Washington, vis-à-vis de Berlin, vis-à-vis de l’islam, combien d’illustrations n’avons-nous pas, en effet, de l’éternelle résurgence de cet esprit de paillasson ? Comment comprendre cette passion de la génuflexion chez les élites françaises, cette ardeur à se reconnaître des maîtres étrangers, et à aller même les chercher s’ils font spontanément défaut ? L’ardennais nous y aide : il y a dans Les origines de la France contemporaine la matrice de toutes les soumissions attestées et à venir…

A relire, du même auteur: Les raisons du succès victimaire

L’ivresse des idées pures

Conséquence logique de cette cécité consentie, on se berce de confortables illusions sociologiques et anthropologiques. Dans les salons de cette fin du 18ème siècle, frottés de rousseauisme, on identifie ainsi le paysan à la figure fictionnelle du bon sauvage, cet être vertueux à l’état de nature que le philosophe suisse a imaginé pour les besoins de sa démonstration adressée à l’académie de Dijon. Leur idéalisme ferait sourire, s’il n’était aussi le nôtre ; car leur identification imaginaire vaut bien, pour ce qui est de l’ingénuité, celle sur laquelle repose notre Europe maastrichtienne actuelle. On s’y est, en effet, simplement contenté de remplacer le mythe cher à Rousseau par l’utopie, néolibérale elle, de l’homme pur agent économique, s’épuisant dans sa seule dualité de producteur-consommateur, pour laquelle – évidemment – les enjeux culturels ou civilisationnels posés par l’immigration ne peuvent même plus exister. « Commençons donc par écarter tous les faits« , proclamait le constitutionnaliste de cabinet au tout début de son célébrissime discours ; qu’il soit rassuré, son mot d’ordre reste d’actualité. Taine écrit, et chacun de ses mots résonnent à nos oreilles modernes, dans une double dénonciation de l’abstractionnisme anthropologique et du contractualisme contemporain devenus fous : dans ces œuvres juridiques élaborées en chambres, « on suppose des hommes nés à vingt-et-un ans, sans parents, sans passé, sans tradition, sans obligations, sans patrie, et qui, assemblés pour la première fois, vont pour la première fois traiter entre eux« . À part l’âge légal d’accession à la majorité, est-il vraiment besoin de changer un seul mot à ce constat d’hybris, dont le multiculturalisme semble sortir comme Athéna de la tête de Jupiter ? 

La combinaison mortelle de l’irénisme et de l’aéroponie

Toutefois, pointe l’historien, la diffusion du Contrat social en elle-même ne décide rien : ce qui fait pencher irréversiblement la balance, en vérité, c’est l’attitude qu’adopte l’aristocratie à son égard. Tout dépend donc de l’idiosyncrasie de cette noblesse, selon qu’elle la vaccine contre l’hybris intellectuelle des virtuoses de l’idée pure, ou qu’elle la dispose au contraire à y succomber par goût des audaces de l’esprit et désengagement du réel. Autrement dit, tout est fonction de la fertilité du sol sur lequel sont semées les graines rousseauistes. Plantées en terre anglaise, chez une noblesse enracinée dans l’expérience journalière du gouvernement des hommes, la greffe ne prendra pas, car la griserie intellectuelle du Contrat ne pourra saisir durablement des lords quotidiennement rappelés à la fragilité de l’ordre public. En sol français en revanche, leur destin sera tout autre, car elles se répandront parmi une aristocratie désœuvrée, cherchant continûment de nouvelles distractions piquantes à même de rehausser l’attrait déjà irrésistible de leurs salons. La « géométrie » rousseauiste n’y sera donc pas une dangereuse proposition politique, requérant un prompt étouffement, mais un jeu à la pratique d’autant plus délicieuse que la matière en serait sulfureuse, s’il n’était implicitement entendu que rien n’en filtrera hors les microcosmes exquis où l’on s’y adonne. À cet égard, le rapprochement s’impose encore entre la pénétration de l’ancienne noblesse féodale par les théories déconstructionnistes du 18ème, et l’extrême porosité des élites actuelles à leurs équivalents contemporains, diffusés par ces ersatz de salons que sont nos universités et nos médias. C’est ce désarmement idéologique de l’aristocratie, couplé à l’irénisme dans lequel la seule vie de l’esprit l’a entretenue, qui permettront 89. Amoral épilogue : les nobles ne périront pas d’avoir été des loups ; mais de s’être mués en agneaux. Ils mourront, rapporte ainsi l’académicien, d’être devenus humains, trop humains ; autrement dit, d’avoir atteint « l’extrême faiblesse en même temps que l’extrême urbanité« . La pratique exclusive des salons leur a désappris toute violence ; son retour les trouvera donc désarmés. La menace même de la mort sera impuissante à les y faire recourir : le souci des convenances, chez eux, excède l’instinct de survie. Résister serait de mauvais goût ; on se laissera donc arrêter. L’inaptitude à la violence condamne une société à la disparition : leçon de l’Histoire qui gagnerait à être méditée, en ces temps où beaucoup, encore, entendent d’abord lutter contre le séparatisme islamique par l’allumage de bougies, et la scansion de slogans œcuméniques…

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