Accueil Culture Un été avec Sherlock Holmes 

Un été avec Sherlock Holmes 

Si vous voulez bronzer intelligemment…


Un été avec Sherlock Holmes 
L'acteur Jeremy Brett dans le rôle de Sherlock Holmes, le 5 août 2020. ITV/Shutterstock/SIPA

Comment ne pas voyager idiot ? se demande notre chroniqueur. Eh bien par exemple en mettant dans ses bagages un petit livre avec beaucoup de pages, et de belles (re)découvertes à venir. En l’occurrence l’intégrale Sherlock Holmes, qui vient de sortir en Pléiade.


J’étais en Bretagne fin juillet, du côté de Huelgoat — sa forêt à peine pénétrable et ses roches erratiques, chaos incohérents d’un vieux désastre obscur. Mes pas m’entraînèrent vers les Monts d’Arrée, tout proche, fougères rousses et bruyères rases. De longues goulées de tempête se déchiraient sur les affleurements granitiques. Je me suis retrouvé au sommet du mont Saint-Michel (pas celui de Normandie, suivez un peu !), où a été érigée une jolie chapelle au XVIIe siècle. Regard circulaire sur la désolation…
Le démon des associations d’idées m’a alors entraîné sur la lande de Dartmoor, dans le Devon (au sud de l’Angleterre). Un beau décor pour y laisser gambader le chien des Baskerville, et autres démons peinturlurés au phosphore dans la nuit fuligineuse. Ou ce cheval d’exception, Silver Blaze, arraché à son picotin d’avoine par une nuit sans lune où, souvenez-vous, le chien n’a pas aboyé

Gallimard vient de ressusciter en deux volumes, dans une traduction nouvelle et très enlevée, toute la saga de Sherlock Holmes. La présentation d’Alain Morvan, spécialiste des littératures gothiques anglaises (en gros, d’Horace Walpole à Bram Stoker et au-delà) et de son équipe de fines gâchettes anglicistes, est une merveille d’alliance entre la recherche la plus fine, le divertissement le mieux compris, et quelques anecdotes hautement significatives.
Par exemple…

A lire aussi : Comment écrire un roman historique — et pourquoi

Le 30 août 1889, le rédacteur en chef américain du Lippincott’s Monthly Magazine, Joseph Marshall Stoddart, invite à dîner à l’hôtel Langham de Londres deux auteurs britanniques dont on commence à parler un peu : un certain Oscar Wilde, et un médecin virant romancier, Arthur Conan Doyle, qui a publié, l’année précédente, son Étude en rouge, première apparition du couple Sherlock-Watson. Il leur propose d’écrire pour son mensuel. « Le résultat de ce repas ne sera pas mince », note Alain Morvan : « dans le numéro de février 1890 du Lippincott’s paraît Le Signe des quatre, puis ce sera la tour du superbe Portrait de Dorian Gray au mois de juillet ». Les deux romanciers, au lieu de se haïr comme si souvent dans le milieu des Lettres, se congratulèrent : c’est à cela que l’on reconnaît les écrivains de grande classe.

L’éditeur français a distribué au fil des deux volumes le « canon », comme on dit, des aventures de Sherlock. Remarquez le terme : on l’utilise ordinairement en contexte religieux, et il s’agit bien ici de ferveur : quand en décembre 1893 paraît Le Dernier problème, où Conan Doyle fait mourir sa créature, il n’y eut qu’un cri : le Christ de l’enquête et de la déduction venait de disparaître ! Des millions de lecteurs sont en deuil, les ventes du Strand, où avaient paru les aventures précédentes du cocaïnomane préféré de l’Angleterre victorienne, baissent de 35%. Un seul héros nous manque, et l’édition est dépeuplée.

Il faudra au lecteur une longue patience pour que Sherlock ressuscite — comme le Christ, vous dis-je. Parce qu’il faudra dix ans à Conan Doyle, accaparé par mille autres tâches, pour s’y remettre. En avril 1901, il visite en détail la lande de Dartmoor — tant il est vrai que les grandes œuvres sont souvent indissociables des paysages qui les ont vu naître. Il s’imprègne de cette désolation interrompue parfois par un tor, silhouette verticale d’un pic granitique sculpté par l’érosion. Et en août, Le Chien des Baskerville est achevé. En octobre 1903, c’est « La Maison vide », où le génial enquêteur réapparaît et explique comment il est revenu du monde des ténèbres…

A lire aussi : Ardisson – un souvenir

La vérité, c’est qu’un autre éditeur américain a accepté de payer une somme énorme (1000 £ 1900, soit près de 120 000 € d’aujourd’hui : quel auteur jouit de telles avances ? Pas moi, qui n’ai au mieux que des pourboires de l’ordre de 1500 € pour six mois de travail) pour convaincre l’auteur, qui voulait laisser dormir à tout jamais sa créature au fond des chutes de Reichenbach où il l’avait précipitée, de se remettre à l’écriture des enquêtes qui enthousiasmaient le public.

Dès lors, les nouvelles (et un dernier roman holmesien, La Vallée de la peur) se succèdent. Après guerre, Doyle lancera même une nouvelle série, Les Archives de Sherlock Holmes, mais dont toutes les histoires se situent avant la mort de la reine Victoria : un récit a un cadre géographique, il a aussi un cadre temporel. Sherlock est la quintessence de l’Angleterre victorienne, sûre d’elle et dominatrice. Alors, si vous voulez bronzer intelligemment…

Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes I et II, Bibliothèque de La Pléiade, deux volumes de 1168 et 1152 p., 68 € chacun.

Si vous trouvez cela trop cher (mais quand on aime…), rabattez-vous sur l’éditions Bouquins de Sherlock : le tome I est épuisé mais se trouve pour 8 à 12 € chez les soldeurs, le tome II se situe entre 15 et 30 € selon les sites. À noter que Bouquins a également sorti les trois romans de Doyle consacrés aux exploits du professeur Challenger (à partir de 5 € chez les soldeurs), dont l’admirable Monde perdu où vous apprendrez comment une tribu d’homosapiens épaulée par quatre Blancs anéantit sans hésitation une peuplade entière d’hommes-singes, ce missing link que tant d’explorateurs et d’archéologues ont cherché à découvrir. Ah, ces époques bénies où l’on pouvait agir et écrire sans culpabilité…

Enfin, pour les curieux qui aiment les belles images, je recommande le très bel album d’Andrew Lycett, Les Mondes de Sherlock Holmes, aux éditions Du May, novembre 2024, 34,90 €. Vous y trouverez en particulier les magnifiques illustrations d’époque, dont celles de Sidney Paget ou de Frederic Dorr Steele, les images des films (on a adapté Conan Doyle dès le cinéma muet), des dizaines de documents d’époque, etc. Si Basil Rathbone, avant guerre, a proposé un Sherlock inquiétant, Peter Cushing ou Benedict Cumberbatch ont fort bien tiré leur épingle du jeu — même si mon préféré reste Jeremy Brett.

Sherlock Holmes (2)

Price: 68,00 €

4 used & new available from 59,55 €

L'école sous emprise

Price: 19,00 €

17 used & new available from 3,47 €

Soleil noir

Price: 9,30 €

8 used & new available from 4,00 €



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent « No Jews, no news »
Article suivant Écrire ou éditer, lui n’a pas choisi
Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération