Monsieur Nostalgie poursuit sa série de l’été, il s’arrête aujourd’hui sur le cas d’un écrivain de marine dont l’œuvre délicatement ébréchée est en concurrence avec son métier d’éditeur. Cette bipolarité est une exception française qui peut être aussi un obstacle à la reconnaissance…
Georges Marchais pestait contre les cumulards médiatiques. Michel Audiard fustigeait une société faite uniquement d’experts patentés. Le chenal est étroit entre les partisans de la spécialisation à l’extrême et de la liberté d’entreprendre, même si le public préfère toujours les chambres bien rangées au foutoir organisé. Il est conservateur, par nature. Il n’aime pas les trublions et les dynamiteurs de digues. Il veut des règles écrites et des diplômes encadrés. Ça le rassure. L’ubiquité est perçue en France comme une science occulte, un privilège d’ancien régime ou une forme de paresse intellectuelle. Chez nous, on compartimente les individus par peur de les regarder dans leur globalité. Regardez-moi, j’aime Brahms et Max Pécas. Suis-je un illuminé ou un possédé ? A-t-on le droit d’être double sans se renier, sans se dépouiller de ses certitudes littéraires, sans faire preuve d’une duplicité coupable ?
L’auteur est un navigateur solitaire qui s’abstrait, par hygiène mentale, de la pression extérieure, c’est un terrassier qui balaye son propre champ ; une taupe qui laboure, qui creuse et qui ne sortira, à l’air libre, qu’au moment de la parution. Avant la mise en place dans les librairies, il se cache, il broie du noir. Il refuse même de quitter son clapier douillet. Puis, ahuri, un peu sonné par des heures à tailler des phrases, libéré d’un poids et inquiet par la réception de son imprimé, forcé par la machine éditoriale, il émerge enfin. Timidement. La voix est pâteuse, les mots sont boiteux, pris dans les phares des journaux, on attend de lui qu’il s’ouvre, qu’il commente, qu’il digresse, qu’il amuse, qu’il charme, qu’il prenne la lumière alors que le noir l’habille si bien. Les lecteurs ne comprendraient pas la rétention d’information. Ils veulent de l’extraverti et du tonique, de l’impudeur et du brio, des secrets et du fracas.
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Á ce jeu cruel, certains auteurs souffrent en silence, leur égo en capilotade, ils s’inventent alors un personnage pour supporter cette exposition surhumaine. Quand l’auteur marche seul, l’éditeur, multiple par essence, est à la fois un sparring partner, un psy, un VRP, un ami qui vous veut du bien, un éclaireur, un emmerdeur ou un père fouettard. Ce métier de l’ombre à la lumière demande du nez et des bons réflexes de survie. Sentir son époque, percevoir les tendances souterraines, harmoniser le texte d’un individu aux foules sentimentales, faire exister une identité dans une matrice grossière, quelle impossible gageure ! L’éditeur est un bouilleur de cru normand qui, dans sa remise clandestine, fait macérer des plantes, et quand le degré d’alcool le satisfait enfin, cet aventurier du bocage part colporter sa production dans l’hexagone. Ce pèlerin du papier vélin ira d’échoppes en supermarchés, actionnera son réseau, trouvera des formules vendeuses, utilisera tous les moyens légaux faire briller la plume d’un autre.
Cet altruisme se situe dans une zone grise, entre l’Art et la Foire de Paris, entre l’exigence et le goulot d’étranglement. Longtemps, j’ai cru que l’on ne pouvait faire partie que d’un seul camp, d’un seul bord, je ne croyais pas au mélange des genres. Et puis, j’ai rencontré une bête à deux têtes qui a réussi la Botte de Nevers, c’est-à-dire éditer et écrire, par intermittence. Olivier Frébourg est né à Dieppe dans le pays d’« Alpine », cette marque d’automobile de sport réputée pour son agilité dans les épingles du Monte-Carlo ou du Tour de Corse. Frébourg a retenu la leçon de Jean Rédélé, le concepteur de la Berlinette originelle, la puissance n’est rien sans la légèreté. Pour que le voyage dure longtemps, il faut s’alléger. Dans des « petites » structures, de la Table Ronde du temps de Tillinac le Corrézien ou aujourd’hui, en dirigeant les Equateurs, il fait maturer des auteurs, soigner ses cuvées sans tomber dans la surproduction. Ses succès, avec Sylvain Tesson ou sa collection estivale en coédition avec France Inter, prouvent qu’il sait piloter en eaux troubles, dans un marché saturé et hautement instable.
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Mais Olivier n’est pas seulement cet éditeur au trench négligemment jeté sur l’épaule, ce provincial bien élevé à lunettes cerclées que l’on croise dans les Intercités qui arrivent à l’aube, gare Saint-Lazare. Il fut et demeure un écrivain racé. Son activité d’éditeur fait quelque peu de l’ombre à ses romans intimistes. Pour toute une génération, il fut l’initiateur, le déclencheur, je dirais même le rédempteur, dans ces poisseuses et bêlantes années 1980, il nous parla de Roger Nimier, ce trafiquant d’insolence. Il réhabilita les Hussards quand la droiture de leur style était ensevelie sous le magistère universitaire. Il osait parler de style, d’une écriture personnelle et symphonique, c’était culotté ; Olivier remit les mots au centre du village, évitant toutes les théories oiseuses sur la déconstruction de l’écrit. Nous sommes nombreux à le remercier pour cette Trouée d’Arenberg, il fut un défricheur. Nous n’étions plus stigmatisés à l’école par nos lectures dissidentes. Puis, il continua une œuvre déchirante, des récits à l’os, à l’étouffée, sur ses fils ou son frère (Où vont les fils ? Le frère unique, etc.), des confidences qui ne passent que par le tamis de l’écrit. De l’ombre à la lumière, encore une fois, il était là.
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