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Un dernier verre avant la fin du monde


Un dernier verre avant la fin du monde
Henri de Toulouse-Lautrec, Au Moulin Rouge, 1892-1895.
Henri de Toulouse-Lautrec, Au Moulin Rouge, 1892-1895
Henri de Toulouse-Lautrec, Au Moulin Rouge, 1892-1895.

On ne devrait jamais lire les journaux gratuits. D’abord parce qu’en matière d’information, tout ce qui est gratuit, au sens premier, ne vaut rien. Ensuite parce qu’ils apportent de mauvaises nouvelles. Dans 20 minutes du 7 octobre, il y avait une enquête exclusive commandée par Heineken France et l’IFOP. La Heineken, à la pression, ce n’est pas celle que je préfère. La Jupiler, avec son amertume canaille, convient mieux aux zincs du Nord et de l’Est où on la trouve le plus souvent. Justement, l’enquête Heineken/IFOP portait sur les bistrots. Comme pour tout ce qui faisait le charme du monde d’avant (les femmes, la lecture, l’Ecole de la République), les chiffres sont accablants. Il y avait 500 000 bistrots au début du XXe siècle : on en compte aujourd’hui moins de 38 000. Le bar-tabac disparaît à la vitesse des grands singes en Afrique. Bistrots, Bonobos, même combat !

Il y a à peine vingt ans, 80 % des Français estimaient que les cafés jouaient un rôle dans le « lien social », ainsi que la novlangue désigne le plaisir d’être ensemble sans distinction de fortune et sans autre raison qu’assister à un match de foot ou raconter n’importe quoi sur l’amour et la politique autour de deux Picon-bière, un Ricard, un ballon de Côtes et, s’il te plaît, patron, t’aurais pas des olives et des cacahuètes ? Pourtant, d’après la même enquête, quatre millions de Français souffrent de la solitude. Il faut croire que 200 chaînes de télé et les réseaux sociaux ne suffisent pas.[access capability= »lire_inedits »]

Révolution et saucisse purée

Le bar-tabac, c’est l’exception française. Voilà un endroit où il est possible de boire un coup, mais aussi d’acheter cigarettes, journaux, timbres, stylos, chewing-gum, de se livrer à des démarches administratives de base comme l’achat de la vignette automobile hier ou de timbres fiscaux aujourd’hui encore. Quand tout cela est fait, si vous avez faim et que les sandwichs ne vous conviennent pas, il est possible qu’il y ait un plat du jour proposé par la patronne. Le poireau-vinaigrette, l’œuf mayonnaise ou la saucisse-purée vivent leurs derniers jours dans ces îlots cernés par les agences immobilières, les magasins de vêtements, les banques, enfin tout ce qui achève de transformer les villes en musée, c’est-à-dire en lieux où on peut se souvenir de ce qu’était la révolution, mais plus la faire.

Si on sait le rôle décisif que les cafés ont joué dans la Révolution française, on reste étonné du nombre de révoltes ouvrières ou d’avant-gardes artistiques nées dans les bistrots et du rôle décisif joué par ce lieu de perdition dans leurs genèses. Si le poète Li Po, éternel banni, haut fonctionnaire en rupture de banc et grand buveur, affirmait avoir « caché pendant trente ans sa renommée dans les tavernes », combien d’autres artistes, agitateurs, amants du négatif, destructeurs d’illusions ont eu besoin du bistrot et de la lumière du zinc comme décor de conjurations naissantes et souvent mort-nées ? Si Zola a montré, dans L’Assommoir, le danger pour les ouvriers d’aller s’abrutir aux mauvais alcools, il a aussi décrit, dans Germinal, le rôle décisif des estaminets tenus par des anciens mineurs dans l’élaboration d’une conscience de classe et l’infusion des diverses doctrines socialistes dans la population. On ne retrouvera pas ce passé en faisant les soldes, en négociant un découvert ou en tentant de trouver pour un prix prohibitif une studette sous les toits. Dans de telles situations, on ne parle pas, on a juste envie de tuer son interlocuteur ou ses compagnons d’infortune.

Au XXe siècle, le bistrot fut ce chaudron magique, de creuset alchimique où se mitonnaient les nouvelles révoltes artistiques et politiques. Parmi tant d’autres, souvenons-nous des dadaïstes qui naquirent dans des cafés de Zurich comme le cabaret Voltaire, des surréalistes qui tinrent leur premières réunions au Cyrano, à Montmartre, au milieu des macs et des trapézistes, des putains et des demi-sel, ou bien, dans les années 1950, des situationnistes qui ne s’appelaient pas encore comme ça et qui avaient en commun un goût pour la destruction d’eux-mêmes et du monde, autour du jeune Guy Debord, dans un bar aujourd’hui disparu du VIe, Chez Moineau, dont le sordide sublime attirait aussi la fine fleur de la littérature marginale de l’époque, comme l’a raconté Olivier Bailly dans sa récente biographie de Robert Giraud, Monsieur Bob[1. Monsieur Bob, d’Olivier Bailly (Stock).] : Blondin, Queneau, Prévert, j’en passe et de plus talentueusement dipsomanes. De Robert Giraud, on réédite ces temps-ci L’Argot du bistrot[2. L’Argot du bistrot, de Robert Giraud (La Table Ronde, la petite vermillon).], paru il y a une trentaine d’années. On mesurera, là-aussi, ce qu’on perd en route en perdant les trocsons : avec qui pourra-t-on « attaquer le ver » désormais au « fond de culotte », au « gloria » ou au « jaja », dans quels « estancos » les honnêtes « chopottes » pourront-ils encore être « gobelottés » entre joyeux « boit-sans-soif » ?

Les bistrots n’ont pas seulement disparu des centres-villes, ils ont aussi disparu des quartiers et des cités où ils étaient autrefois le lieu communautaire, affinitaire par excellence. Quand la prohibition sanitaire de l’alcool par les pouvoirs publics rejoint sa prohibition religieuse dans des zones où dealer de l’héroïne semble moins grave que de vider une bouteille de rouge ou un pack de bière, il ne faut pas s’étonner que le bistrot disparaisse. Pourquoi resterait-il alors que tous les autres commerces et services, y compris les commissariats, ferment les uns après autres ? On parle souvent des « territoires perdus de la République », et on a raison. On oublie simplement, quand on fait l’inventaire des désertions ou des disparitions, celle du modeste troquet, poste avancé, butte-témoin d’une civilisation où l’Autre n’était pas forcément un ennemi potentiel.

Les Anciens estimaient avec raison que l’ivrogne n’était pas celui qui buvait beaucoup, mais celui qui buvait seul. C’est dommage, nous, nous l’aurions bien bu entre potes, ce dernier verre avant la fin du monde.[/access]

Novembre 2010 · N° 29

Article extrait du Magazine Causeur



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