Accueil Édition Abonné Avril 2022 La tour Eiffel rit jaune

La tour Eiffel rit jaune

Une bonne raison de voir rouge


La tour Eiffel rit jaune
Femme à l’Exposition universelle de Paris, Luis Jiménez Aranda, 1889 (Détail) © Wikimedia Commons

L’actuelle rénovation de la Dame de fer a révélé sa couleur d’origine: rouge! Au lieu de restituer cet esprit Belle Époque, polychrome et fantaisiste, les travaux s’achèveront pour les JO de 2024 par un badigeonnage à la peinture jaunâtre. Un mauvais goût à la hauteur de l’événement.


Tous les sept ans environ, on repeint la tour Eiffel pour éviter qu’elle rouille. Cette fois-ci, pour la vingtième campagne, il a été décidé d’en faire davantage. On s’est lancé dans des études, on a fait des sondages, on a décapé les couches de peinture accumulées, jusqu’à faire apparaître par endroits la couche initiale. À l’origine, il y avait une polychromie en cinq tons, allant d’un rouge atténué (parfois qualifié de rouge de Venise) à l’ocre jaune. Le premier étage était couronné d’arcades métalliques richement ornées et peintes en ces divers tons. En 1889, année de son inauguration, la tour Eiffel était bien plus fantaisiste que celle que nous avons aujourd’hui sous les yeux !

La « tour Sauvestre »

Pour l’exposition de 1889, Gustave Eiffel (1832-1923) veut montrer que la France n’est pas diminuée par la défaite de 1870. S’il commande à ses ingénieurs une tour remarquable par sa hauteur, il comprend vite que cet objet purement technique est décevant. Il ne répond pas à l’exigence de synergie des sciences et des arts propre aux expositions universelles. Eiffel confie donc à un architecte de grand talent la mission de transformer cette tour en un objet à la fois technique et artistique. Cet homme, c’est Stephen Sauvestre (1847-1919). Formé à l’École spéciale d’architecture (ESA), créée dans le sillage de Viollet-le-Duc pour échapper au conformisme haussmannien, Sauvestre redessine le profil de la tour et l’enrichit d’une élégante décoration, surtout au premier étage et au sommet. Enfin, il y déploie la polychromie. Bref, la tour, qui aurait dû s’appeler « tour Sauvestre », est une merveille de la Belle Époque.

Femme à l’Exposition universelle de Paris, Luis Jiménez Aranda, 1889 © Pierre Lamalattie – Wikimedia Commons

Couleur muraille

Les critiques ne se font pas attendre. Une réaction classicisante dénonce une tour en métal – matériau peu noble – et surtout sa couleur rouge. Quand vient le moment de la repeindre pour conjurer la rouille, Eiffel choisit des teintes se rapprochant insensiblement de la pierre. En outre, il n’a plus envie de se casser la tête avec la polychromie voulue par son architecte. En 1907, quatrième campagne de ravalement, on en arrive à un insipide badigeon beigeâtre-marronnasse simplement éclairci en partie haute pour éviter que, par effet d’optique, il paraisse plus sombre.

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À cette époque, on parle aussi de détruire le monument. Cela inquiète le général Ferrié (1868-1932), pionnier des télécommunications. Ce dernier met donc à profit la tour pour développer les radio-transmissions militaires, ce qui sera très utile durant la Grande Guerre. Pour pérenniser l’édifice, il se lance aussi dans une opération de glorification de Gustave Eiffel et commande à Bourdelle, vers 1900, une statue de l’ingénieur qui ne sera inaugurée qu’en 1929 ! Statufié six ans après sa mort au pied de la tour, Eiffel fait oublier Sauvestre, l’auteur véritable. Dans cette affaire, l’erreur a été d’honorer le maître d’ouvrage au détriment de l’architecte.

1937, brutalisation artistique

Cet oubli porte en germe l’outrage le plus grave, intervenu en 1937. C’est l’année de la calamiteuse exposition internationale qui ne se qualifie plus d’universelle. Les organisateurs ont la mauvaise idée de demander aux pays participants de s’exprimer sur la façon dont ils voient l’avenir et conçoivent la modernité. Les pays exposent, tout bonnement, des projets de société.

Le « rouge Venise » d’origine © Pierre Lamalattie – Wikimedia Commons

L’Allemagne nazie édifie un inquiétant pavillon faisant face à celui, non moins menaçant, de l’Union soviétique. Nombre de pays font de même, à plus petite échelle. Il est beaucoup question de héros musclés, de déploiement de force et de technique. La France s’inscrit dans ce mouvement de brutalisation : le palais néo-byzantin du Trocadéro est détruit et la tour Eiffel purgée de tous ses décors. La Dame de fer affiche depuis cette allure de grand pylône, tout en poutrelles, que seuls égayent les éclairages multicolores mis en place depuis 1985.

Le « bon goût » et ses ravages

À l’approche des JO de 2024, la Ville de Paris a prévu un budget pharaonique de 40 millions d’euros, suivis bientôt de 70 autres, pour rénover l’axe Trocadéro-Champ-de-Mars. Mais personne n’a pensé à une chose simple : restaurer la tour Eiffel ! Pourtant, cela éblouirait davantage le monde que les pauvres « végétalisations » voulues par la Mairie.

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Aujourd’hui, il n’est malheureusement question que de repeindre la tour. Le dossier a été confié à un architecte en chef des monuments historiques, Pierre-Antoine Gatier, également membre de l’Académie des beaux-arts. Des sondages et études savantes ont été menés. On apprend que c’est aussi « l’occasion de questionner l’importance de la mise en peinture ». Autrement dit, de se demander quelle couleur retenir. Sont écartées la teinte actuelle (en place depuis 1968) qui a au moins la légitimité de l’existant, ainsi que la couleur d’origine et sa polychromie, voulue par Sauvestre. L’authenticité serait-elle autre chose que la fidélité à l’auteur ? Pour Gatier, il semble que oui, puisqu’il écrit que « le principe de restitution de la couleur d’origine ou de conservation des dernières mises en teinte a été abandonné au profit d’une vision globale prenant en compte toute l’histoire du monument ». Que veut-il dire ? Parmi les teintes successives, il en retient arbitrairement une : celle de la quatrième campagne (1907), une sorte de bouillie beigeâtre un peu plus jaune que la teinte actuelle. Pourquoi choisir la quatrième couleur plutôt que la troisième, la deuxième ou encore une autre ? Le « bon goût » a ses raisons que la raison ignore. Contactée à de multiples reprises, l’agence concernée n’a pas souhaité nous répondre.

La tour Eiffel, qui n’est même pas classée monument historique (elle est seulement inscrite à l’inventaire supplémentaire), a été victime des outrages, des incompréhensions et du « bon goût » dont pâtissent encore aujourd’hui les témoignages de la Belle Époque. On dispose pourtant de plans extrêmement précis qui permettraient de recréer les décors perdus et leurs couleurs. Qu’il serait enthousiasmant que ce monument retrouve sa splendeur d’origine !

Avril 2022 - Causeur #100

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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