Formose sera-t-elle un casus belli?


Formose sera-t-elle un casus belli?

Comme le chinois est ma langue maternelle, on me presse de publier des tranches de blog plus fréquemment sur l’actualité politique en Chine continentale — la République populaire de Chine [中華人民共和國] — et à Taïwan — la République de Chine [中華民國] — , i.e. l’île de Formose, en me plongeant dans le Web (chinois) puisque désormais je suis plus souvent en France qu’en Asie.

Puis-je apporter quelque-chose au débat ? Fréquemment, lorsque les Français parlent des questions chinoises, en dessinant un serpent il lui rajoute des pattes [畫蛇添足 HuàShéTiānZú], proverbe chinois qui se moque de ceux qui compliquent inutilement une situation. A propos de la Chine, en France, le serpent devient souvent un mille-pattes.

Les Chinois (et les Taïwanais), pour leur part, hésitent souvent avec les Européens à « jouer de la guitare devant un bœuf » [ 對牛彈琴 DuìNiúTánQí]. C’est à dire qu’ils renoncent à « pissser dans un violon » comme on dit en français, étant souvent réticents à discuter en profondeur avec des Français qui, non seulement, collectionnèrent avec dévotions les éditions successives du Petit livre rouge [毛主席語錄 Máo ZhǔXí YǔLù ] le « catéchisme du Président Mao », mais l’ont lu avec des frissons dans le bas du dos.

Une telle consternation bien évidemment décourage les discussions. Mais rien n’est simple, Marceline Loridan (dont j’ai traduit en chinois Et tu n’es pas revenu) une des rares survivantes des camps d’extermination nazis fut sur Arte une propagandiste zélée du maoisme avec son mari Joris Ivens. Ils ont traversé la Chine en tous sens, invités du pouvoir sanguinaire maoïste, sans rien y comprendre — jusqu’au massacre de TianAnMen [天安門] en juin 1989 qui leur a, enfin, ouvert les yeux. Mais ils ont reculé devant la longue autocritique qu’ils devaient à leurs publics.

Pour les Chinois qui se souviennent des quatre millions de morts de la contre-révolution anti-culturelle (que fut la « révolution culturelle » 文化大革命) et des quarante millions de morts de la grande famine conséquence du grand-bond-en-arrière (que fut le «grand bond en avant» 大躍進 ), découvrir que le maoïsme a été une mode fanatique et durable en France, aussi bien à droite qu’à gauche, et que nombre d’universitaires et de journalistes ont fait carrière de leur dévotion à ce culte, est sidérant, incompréhensible.

La politique n’est pas vraiment mon domaine. En parler me met toutefois en contact avec des Chinois plus compétents que moi et j’apprends des choses que je suis heureuse de relayer.

Grâce au Juge Ti [狄仁傑], qui m’avait fait lire en chinois puis en anglais le livre de Ho Pin [何頻] et Huang WenGuang [黃聞光] sur le sujet, j’avais pu élucider le meurtre du Britannique Heywood qui a conduit à la chute de Bo XiLai [薄熙來], celle de son complice Zhou YongKang [周永康], le n°3 du régime maoiste qui, à la veille de sa retraite, voulait que Bo devienne le n°1 du PCC.

On sait que leur beau projet s’est terminé par la condamnation de tous les deux à la prison à perpétuité.

Une bonne nouvelle que je dois à ces deux potentats communistes désormais au fond du trou : un éditeur franco-suisse prestigieux, Slatkine, ayant lu ma tranche de blog à leur propos, a décidé de publier en version française ce polar politique qui paraîtra en octobre 2016, mis à jour par les auteurs et abondamment illustré. Nous en reparlerons lors de sa sortie.

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J’ai évoqué récemment l’élection de (Mme) Tsai YingWen [蔡英文] à la présidence de la République à Taïwan. Elle prendra ses fonctions le 20 mai. Son discours ce jour-là sera examiné à la loupe par les journaux du monde entier : ce qu’elle dira des «relations entre les deux rives du Détroit», entre la Chine post-maoiste (qui est encore très maoiste) et la sympathique démocratie des 23 millions de Taïwanais, peut conduire à de sérieuses tensions en Asie. La présente tranche de blog, et les trois suivantes pendant les deux semaines précédant ce discours, visent à en préciser le contexte pour mes lecteurs.

Tsai YinWen prendra ses fonctions de Président de la République de Chine le 20 mai 2016.
 

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Pourquoi la Chine, dirigée par une ancienne victime de Mao, Xi JingPing [習近平], dont le père XI ZhongXun [習仲勳] avait été lui aussi une victime de Mao, est-elle encore maoiste ?

C’est une question qu’on me pose fréquemment, à laquelle j’ai donné précédemment une réponse dans l’une de mes premières tranches de blog, en deux photos que je repasse ci-après car elles me paraissent bien résumer le dossier :

— celle du couple Ceaucescu découvrant sous les balles d’un peloton d’exécution, que les patrons du KGB soviétique pour déstaliniser la Roumanie préféraient les éliminer

plutôt que

— de leur offrir un sac Louis Vuitton comme celui pour lequel Gorbachev, déchu, faisait de la publicité dans le New York Times.

Les dirigeants maoistes chinois ne voulant pas terminer comme les Ceaucescu ni comme Gorbachev, ont décidé – compromis rapide et facile – de « libérer les sacs Louis Vuitton » en Chine, désormais le plus gros client de LVMH au monde. C’est un geste comparable, pour un autre ami chinois, à celui de Deng XiaoPing ouvrant les réserves de céréales et de lard de l’Etat après la famine du grand bond en avant. Mais cette ami ajoute : ce n’est sans doute pas suffisant car il ne suffit pas de mettre un kilo de riz et une livre de gras de porc dans un sac LV pour que les Chinois aient le sentiment de la liberté.

Pour Lénine, me souffle un ami chinois, le communisme c’était selon sa célèbre expression « les soviets, plus l’électricité ». En fait, ajoute ce même ami chinois, ce fut « le Goulag, plus la pénurie ». Pour la Chine aujourd’hui, le post-maoisme c’est « l’Internet sous étroite surveillance, plus les sacs Vuitton ».

Mais le bonheur d’acheter des sacs au monogramme LV ne suffit pas apparemment au peuple chinois : il demande – de manière encore confuse – à vivre comme les Taïwanais.

Plus de trois millions de Chinois visitent Taïwan en touristes chaque année (près de dix mille débarquent des avions chaque jour de l’année). Il y aura bientôt cinquante millions de Chinois du continent qui auront goûté brièvement au plaisir de vivre taïwanais.

Donc, plutôt que de racheter complètement LVMH à Bernard Arnault, le BP du CC du PCC (le Bureau politique du Comité central du Parti communiste chinois) souhaite absorber Taïwan ; ce que qu’on appelle la réunification, mais en chinois il faut noter que le mot employé est unification [兩岸統一], et non ré-unification (qui impliquerait que Formose fut un jour partie intégrante de la Chine).

Pour autant, à Taïwan, chaque 25 octobre est le jour anniversaire, non-férié [臺灣光復節 TaiWan GuāngFù Jié], pour marquer la « rétrocession » à la Chine de l’île de Formose qui avait été, après le Traité de Shimonoseki [馬關條約 MǎGuān TiáoYuē ], japonaise de 1895 à 1945, comme prise de guerre après la défaite de l’empire mandchou dans sa guerre avec le Japon. Mais cette rétrocession, moins de deux ans plus tard, fut indéniablement marquée par les massacres dits du 28 février 1947  [二二八 2-28]. Je reviendrai sur ces massacres qui, à tout jamais, on marqué les Taïwanais.

Ces mêmes Taïwanais ne sont pas d’accord avec le projet d’absorption de Formose par la RPC : ils refusent cette sorte de seconde rétrocession en repensant à la première.

L’évolution de HongKong récemment ne les incite guère à changer d’opinion : une majorité d’entre eux ont donc désavoué Ma YingJeou [馬英九] et le KMT [國民黨 GuóMínDǎng] en élisant Tsai YingWen [蔡英文] (une indépendantiste) à la présidence et ont donné une majorité au DPP [民進黨MínJìnDǎng ] à l’assemblée parlementaire de l’île, le Legislative Yuan.

Ma YingJeou par sa politique de rapprochement à marche forcée avec la RPC a conduit à la déroute électorale de son parti, le KMT. Il vient de tirer la leçon de sa défaite et d’avouer sur CNN que l’unification entre Taiwan et la Chine n’était pas pour demain.

Un ami taïwanais me signale que le maire de Taipei Ko WenJe [柯文哲] , ni KMT ni pro-communiste, en coopération avec son collègue le maire de ShangHai va rendre compatible les cartes de métro et de bus des deux grandes cités et qu’elles pourront servir pour de menus achats de part et d’autre dans les kiosques à journaux et autres convenience-stores. C’est au premier abord une idée sympathique et de bon aloi. Il n’y a pas l’équivalent même entre Toulouse et Paris. Et il est vrai que pour un Taïwanais se rendre de Taipei – SungShan Airport [台北松山機場] à ShangHai – HongQiao Airport [上海虹橋機場] est – par certains cotés – plus facile et plus agréable que pour un Parisien de se rendre de Paris – Orly à Toulouse – Blagnac. Mais dans le même temps il y a près de trois mille missiles pointés depuis le continent chinois vers Taïwan.

Un ami français me fait de son côté remarquer que Jean-François Revel avait déjà expliqué lors de la crise des euro-missiles que « les pacifistes sont à l’Ouest et les missiles à charge nucléaire à l’Est ». Aujourd’hui les cartes de métro conviviales bilatérales sont une amicale initiative du coté de Taïwan, alors que les missiles du coté de la RPC sont une véritable menace. Les immenses, luxueux, magasins Louis Vuitton en Chine sont une partie indéniable et paisible de la réalité. Les missiles en sont une autre, préoccupante et inquiétante.

Les polémologues [戰爭學家 ZhànZhēng XuéJiā] appellent l’appétit de la Chine pour Formose de l’irrédentisme [領土收復主義 LǐngTǔ ShōuFù ZhǔYì ]. Bref, c’est de la démagogie [煽動 ShānDòng] L’irrédentisme sert surtout à faire oublier des problèmes intérieurs. La Chine en a quelques-uns : le vieillissement de la population et la perspective de ne pas pouvoir assurer le minimum vital aux futurs seniors urbanisés ; l’appétit des populations éduquées des villes pour un minimum de démocratie et de répression de la corruption ; la lutte contre la pollution et pour la sécurité des aliments ; un meilleur accès à l’éducation et à la médecine ; etc.

Ce sont de nombreux sujets d’insatisfaction et il faut donc d’autant plus – de manière compensatoire – de thèmes frais à l’irrédentisme pour (tenter de) souder la nation derrière les dirigeants du BP du CC du PCC.

Le PCC a donc attaché beaucoup de soins à susciter et alimenter une querelle internationale à propos d’îlots inhabités que les Japonais appellent Senkaku [尖閣諸島] et les Chinois DiaoYuTai [ 釣⿂台群島].

La Corée du Nord, peu reconnaissante à Pékin de son aide (qui malgré les sanctions internationales lui permet de survivre), a compliqué les choses ; si bien qu’aujourd’hui le Japon et la Corée du Sud insistent pour que les forces armées américaines restent sur place et mettent en place un système de défense anti-aérien sophistiqué.

Cela irrite Pékin qui ne parvient pas à contrôler son petit allié ultra-stalinien, qui ne lui est pas vraiment reconnaissant des 180 000 morts chinois de la Guerre de Corée. C’est le chiffre officiel donné par le China Daily à l’occasion de l’inauguration en 2010 d’un musée par le général Guo BoXiong [郭伯雄] (par la suite n°2 des forces armées chinoises, membre du BP du CC ; mais qui a été en 2015 viré du PCC, et va passer en jugement pour corruption, officiellement US$ 12,5 M, sans doute beaucoup plus).

Guo BoXiong et Xu CaiHou, les deux principaux dirigeants militaires chinois, sous la présidence de Hu JinTao, désormais exclus du PCC pour corruption.

En faisant passer, sur ses cartes, la frontière de la Mer de Chine du Sud quasiment dans le port de Jakarta, à quelques 3000 km du littoral chinois le plus proche, Pékin a réussi à inquiéter ses voisins d’Asie du Sud-Est et accompli l’exploit de convaincre Hanoi d’ouvrir ses ports aux forces navales américaines (en faisant oublier la Guerre américaine au Vietnam ! Faut le faire …). Les Philippines, qui avaient viré la VIIe Flotte, viennent de lui offrir la possibilité de nouvelles bases navales !

Tout cela fait désordre. Les conséquences de l’irrédentisme sont perverses et en fait très dangereuses, souvent incontrôlables, dissertent les polémologues.

Suivre – semaine après semaine – les soubresauts diplomatiques, polémiques et polémologiques de ce bilatéral, dépasse mes compétences et ma patience. Je ne peux que renvoyer les lecteurs intéressés au seul site Web sérieux (de l’avis de la plupart de mes amis polémologues chinois, taïwanais et français) en langue française sur ces sujets : Question Chine. Il y en a d’autres, mais en chinois ou en anglais.

***
Ce développement récent d’un contexte ancien étant ainsi posé, pour répondre au vœu de la Direction de Causeur, revenons au sujet sur lequel j’ai plus de lumières comme jeune Taïwanaise, dont les grands-parents sont nés sur le continent chinois et se sont réfugiés dans l’île de Formose en 1949.

Pour quelles raisons les Taïwanais, qui sont (sauf quatre cent mille aborigènes austronésiens) ethniquement et linguistiquement chinois, et géographiquement assez proches du continent chinois (l’île de Formose est à moins de 150 km des côtes chinoises) se sentent-ils majoritairement aussi étranger à la RPC ? Plus encore que les Néo-Zélandais se sentent libres de toute sujétion au gouvernement britannique.

Et pas seulement les descendants des Chinois qui ont quitté la Chine depuis trois siècles pour s’emparer d’une île alors peuplée d’Austronésiens, mais également un grand nombre des enfants des réfugiés de 1949 fuyant la Chine dont les communistes s’emparaient.

Certes ( surprise ! ), ce sont les anciens anti-communistes du parti nationaliste, le KMT, qui sont aujourd’hui à la pointe de la réconciliation avec la Chine maoiste, mais leurs enfants en sont moins convaincus : ils se sentent taïwanais plus que chinois.

Le paradoxe (ou la complexité) augmente quand on constate la popularité des chanteurs taïwanais en Chine et l’abondance des investisseurs taïwanais sur le continent : deux millions de Taïwanais vivent et travaillent en Chine continentale et le Taiwanais Foxconn y emploie un million d’ouvriers dans ses usines.

Je vais tenter une première explication en parlant – d’ici le 20 mai 2016 – de trois ouvrages en langue française qui sont sans doute les trois premiers livres à lire par tout Français qui veut comprendre Taïwan et les relations de Taïwan avec la Chine, et le contexte dans lequel Tsai YingWen prononcera son discours inaugural.

Le troisième de ces titres sort cette semaine en librairie. Les deux autres prennent la poussière sur les étagères de leur distributeur depuis deux et trois ans.

Ces trois ouvrages sont parus sous la même enseigne, les Éditions René Viénet, et ont été traduits en français par le même traducteur, Pierre Mallet, ancien directeur adjoint de la représentation officieuse française à Taipei. Il y a donc une cohérence certaine dans leur publication.

Si mes lecteurs veulent bien avec moi observer – à propos des deux premiers – le silence médiatique (et les réticences des bibliothécaires universitaires à les mettre à la disposition des étudiants), ils comprendront que ce sont des ouvrages dérangeants donc importants.

Je parlerai d’abord du plus récent et, ensuite, des deux précédents.



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est une photographe taïwanaise installée en France.

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