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Sois sobre et tais-toi

Gare à la punition !


Sois sobre et tais-toi
Diogène de Sinope savait y faire en matière de sobriété. miniature tirée d'un manuscrit du Livre des bonnes moeurs de Jacques Legrand, XIVème siècle / © Musée Condé, Chantilly.

Difficile de dissocier la « sobriété énergétique » de la sobriété tout court. Or rien ni personne n’a préparé les Français à devenir autre chose que des consommateurs sans modération. Les injonctions du gouvernement sonnent comme un programme de rééducation.


On pensait la sobriété réservée à quelques ascètes décharnés, zadistes chevelus, écologistes puritains et radicaux ; autant dire à tous les adeptes de la décroissance en rupture de ban avec la société d’abondance, de profits et de gâchis. C’était non seulement se méprendre sur le sens du mot, qu’on jugeait désuet et moralisateur, mais aussi sur l’aptitude de notre société à inverser la tendance et à transformer ce dont on se moquait hier en injonction sociétale, en mot d’ordre censé fédérer toutes les classes sociales et sauver l’humanité d’un désastre annoncé. Car personne ne peut désormais l’ignorer, guerre en Ukraine oblige, la tendance de l’hiver sera à la « sobriété énergétique » ; les pouvoirs publics se montrant aussi rassurants que possible en circonscrivant la zone sinistrée : réduisez votre consommation de gaz et d’électricité, limitez vos déplacements et on ne vous demandera pas, en plus, d’être sobres à la manière des philosophes antiques, des Pères du désert et de tous les réfractaires aux jouissances extrêmes et spectaculaires. De cette sobriété-là, qui d’ailleurs se souvient encore aujourd’hui ?

En effet, la sobriété était dans le vieux monde une affaire qui ne regardait que soi, et une manière de préserver son « quant-à-soi ». On n’était pas sobre en vertu d’un entraînement collectif mais d’une discipline personnelle, d’un renoncement librement consenti aux excès qui empêchent finalement de jouir sereinement de la vie. C’était à chacun(e) de savoir quel était son penchant le plus irrésistible et comment modérer, tempérer cette accointance avec le pire dont les conséquences pouvaient être aussi bien individuelles que collectives. Chacun sait par exemple que Socrate restait sobre en dépit de son attirance pour les beaux garçons, et l’on n’aurait pu concevoir qu’un philosophe dérogeât à la règle qu’il s’était lui-même fixée en matière de frugalité alimentaire, et de pondération dans ses jugements et comportements. Ainsi l’homme sobre était-il moins un puritain qu’un épicurien averti, converti aux bienfaits de la sobriété qui, lorsqu’elle est elle-même tempérée, met en valeur les nuances sans interdire qu’on exprime sa désapprobation. Aussi la sobriété façonnait-elle des êtres solidement ancrés en eux-mêmes et discrets, et qui ne se résigneraient pas, s’ils vivaient aujourd’hui, à ce que leur modération soit tournée en ridicule par les chantres du Progrès qui n’y voient plus que frustration et fadeur. Or, c’est justement de ce type humain que la modernité s’est détournée, lui préférant un histrionisme parfaitement incarné par certains animateurs de télévision avant que des hommes politiques à leur tour s’en inspirent. Alors que la sobriété permettait l’émergence d’un style, l’excès favorise au mieux l’apparition éphémère d’un look.

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C’est que la modernité n’a jamais été sobre et ne pourrait le devenir qu’en se reniant elle-même. La démesure lui est inhérente [1], l’excitation est son carburant et la vénération de l’énergie sa religion. Aurait-on oublié avec quel enthousiasme la plupart des artistes modernes ont célébré, au début du XXe siècle, la montée en puissance d’un dynamisme appelé à devenir planétaire et qui semblait alors se jouer des clivages politiques ? Des images comparables, montrant le travailleur transformé en héros des Temps modernes par sa contribution à la mécanisation du monde [2], circulaient autant chez les fascistes que les bolcheviks, tous fascinés par la puissance des machines auxquelles le corps humain se devait de ressembler. En appelant à une réduction drastique des dépenses énergétiques, on touche donc le cœur même du dispositif technique – ce que Heidegger nommait le Gestell – dans lequel la modernité a mis tous ses espoirs et investi toutes ses ressources matérielles et psychiques. Que sera-t-elle capable de proposer une fois les machines à l’arrêt par manque de carburant et le travailleur ne sachant plus que faire de sa force de travail ? Si donc l’énergie est le moteur de l’économie, et l’économie le poumon d’une société qui par ailleurs s’asphyxie, quelle marge de manœuvre reste-t-il pour rendre attractive et significative la sobriété à laquelle on aura de gré ou de force consenti ?

Parler de « sobriété énergétique » est donc un trompe-l’œil censé masquer l’ampleur du problème et rendre moins amère la potion qu’il va bien falloir avaler alors que les consommateurs, auxquels on a jusqu’alors recommandé de consommer sans modération, n’y sont pas préparés et que les « décideurs », qui s’attribuent aujourd’hui le mérite de la clairvoyance et du courage politique, ont tout fait pour écarter les gêneurs qui tiraient la sonnette d’alarme depuis quelques décennies. Or, la plupart de ces lanceurs d’alerte ne se faisaient aucune illusion sur la possibilité de dissocier la sobriété « énergétique » de la sobriété tout court, autant dire d’un changement radical de mode de pensée et de vie, quitte à devoir critiquer vertement la mentalité moderne comme l’ont fait Hans Jonas (Le Principe responsabilité, 1979) et, dans un tout autre style, Pierre Rabhi (Vers la sobriété heureuse, 2010), trop indifférents l’un et l’autre aux modes intellectuelles pour redouter les fatwas qu’on n’a cessé de prononcer contre les partisans de cette « sagesse ancestrale » jugée liberticide et ennemie du Progrès.

Le plus grand risque est donc que l’appel à la « sobriété énergétique » soit perçu comme un programme de rééducation forcée, impliquant qu’il faille mettre les bouchées doubles après des années d’imprévoyance et de lâcheté politiques. La frugalité conseillée ne serait plus alors, pour les plus démunis, que pauvreté et précarité ; et la sobriété une accumulation de restrictions et de privations tôt ou tard explosives. Il n’y a pas de sobriété heureuse sans une meilleure régulation des ressources énergétiques, et surtout sans que les populations aient elles-mêmes redéfini ce dont elles ont réellement besoin au regard de ce nouvel idéal de vie. Mais comment le sauraient-elles après qu’on leur a sans vergogne mâché la besogne ? Au « populisme » supposé des peuples lassés qu’on décide pour eux de leur destin pourrait bien répondre, sous peu, une désobéissance civile consistant à se soustraire par tous les moyens à l’emprise grandissante des distributeurs d’énergie, d’autant plus puissants qu’elle viendra à manquer ou que sa distribution sera l’occasion d’exercer pressions et chantages, comme c’est déjà le cas avec la Russie, et à un moindre degré, avec l’Algérie.

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Mais comment effectuer le passage du statut de consommateur téléguidé dans ses choix à celui d’acteur de sa propre vie placée sous le signe d’une sobriété retrouvée ? Les arguments déployés avec emphase par les acteurs de la vie politique sont-ils suffisamment convaincants ? Des arguments qui jouent pour l’heure sur le double registre de la solidarité et de la peur : solidarité avec tous les peuples de la terre soumis aux mêmes restrictions énergétiques, alors que la sobriété serait pour certains d’entre eux un luxe au regard des pénuries qu’ils doivent d’ores et déjà supporter ; et peur collective de devoir bientôt disparaître en tant qu’espèce si les ressources naturelles s’épuisent et si la planète devient inhabitable. On ne restaurera donc une sobriété collective vivable et durable qu’avec le consentement des peuples, convaincus qu’ils œuvrent à leur propre bien-être en changeant de mentalité et de mode de vie ; mais ce virage sera d’autant plus difficile que leurs ressources intérieures ont été asséchées, taries par l’endoctrinement consumériste qu’ils ont subi, et que l’énergie spirituelle a cessé d’être considérée comme le plus puissant des carburants et le seul qui donne du sens à la vie.

La crise actuelle de l’énergie a cependant ceci de positif qu’elle a réveillé le goût de l’autonomie, et que se sont multipliées les initiatives permettant de se soustraire aux impératifs de consommation comme au chantage à la privation. Mais il subsiste un nœud gordien qui n’est pas près de se défaire : à supposer qu’une sobriété énergétique retrouvée permette à la civilisation occidentale de ne pas sombrer, cela sera-t-il suffisant pour que ce sauvetage ne soit pas un simple sursis ? Car la vie d’une civilisation, c’est aussi la dépense somptuaire, la consumation gratuite plus que la consommation triviale, comme l’a montré Georges Bataille (La Part maudite, 1949). La sobriété a beau être une vertu cardinale selon le christianisme avec la prudence, la force et la justice, elle ne redeviendra un facteur de civilisation que si elle est capable de réguler une force de vie existante. Or, n’est-ce pas justement cette force qui fait défaut à une culture aussi vieille, aussi fatiguée que celle de l’Europe ?

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[1]. Cf. Jean-François Mattéi, Le Sens de la démesure, Paris, Sulliver, 2009.

[2]. Question abordée par Ernst Jünger dans Le Travailleur (Christian Bourgois, 2001) et par son frère cadet Friedrich-Georg dans La Perfection de la technique (Allia, 2018).




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est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

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