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Service minimum


Après vingt minutes d’attente angoissée – vous vous êtes encore une fois bêtement persuadé qu’il s’agirait d’une formalité –, un taxi se pointe, enfin : la petite lumière qui avance tranquillement dans l’obscurité sonne-t-elle le glas de votre calvaire (un soir de semaine, Paris, 20 heures) ? La vitre se baisse : « Vous allez où ? » Timidement, vous osez annoncer votre destination…. Aïe, ça n’a pas l’air de coller avec l’itinéraire du chauffeur…. mais… vous suppliez. Ouf, il daigne vous emmener (déjà 4,50 euros au compteur, ce calvaire est payant). Mais attention, vous avez intérêt à avoir la monnaie. Enfin, n’espérez pas profiter du paysage (Paris la nuit, c’est encore beau) ni bavarder avec votre compagnon de voyage si vous en avez un. Vous payez ? Bouclez-la ! Et profil bas, s’il vous plaît, on vous fait l’honneur de vous accepter comme client. Le doute n’est pas permis : nous sommes en France.[access capability= »lire_inedits »]

Peut-être cette aventure est-elle parisienne plus que française – il suffit de quitter la capitale pour se rappeler que la civilité peut exister, mais c’est un autre sujet. En attendant, s’agissant de la qualité des échanges commerciaux, notre cher et vieux pays a mauvaise presse dans le monde entier. J’aurais pu relater mille épisodes de la même eau survenus dans un café (serveur excédé), un magasin (vendeuse méprisante ou ostensiblement ravie de vous annoncer que non, elle n’a pas du tout cet article), un hôtel, un parking… Clichés rebattus ? Peut-être. Jusque dans les films américains qui se passent à Paris, où apparaît invariablement un garçon de café odieux ou un pilote en grève. Mais les clichés recèlent parfois une vérité. Qui n’a pas vécu en France ne sait pas ce qu’est la grossièreté. Pourquoi ? Et pourquoi maintenant plus que jamais ?

On le sait, le vendeur/serveur/chauffeur français est râleur, revendicatif, syndicaliste : bref refuse de se formater à cette infamante notion de service. Ce verbe, « servir », n’est-il pas à lui seul un programme avilissant, auquel le Français, depuis Figaro, répugne fièrement à se conformer ?

Etre aimable pour gagner sa vie est carrément infâmant

Première piste : service égale client, donc nécessité de le contenter pour de gagner de l’argent. Pouah ! Le marché et le profit, au cœur de l’éthique protestante (j’ai honte de résumer ainsi Max Weber) seraient étrangers à l’ADN catholique français – ou à ce qu’il en reste : nos compatriotes semblent plongés dans des abîmes de perplexité dans « leurs » églises devenues aussi exotiques, voire plus encore, que des temples hindous, ou devant les tableaux évoquant la Bible, c’est-à-dire tous jusqu’au XVIIIe siècle. Vouloir gagner de l’argent, quelle idée malsaine et contraire au message de Dieu ! Dehors, marchands du temple, lucre immonde, appât du gain, rois maudits, Philippe le Bel et consorts ! Les stigmates de la fille aînée de l’Église ne se laissent pas effacer ainsi de nos gènes.

Quant au sourire et à la politesse commerciale, ils sont rejetés comme autant de manifestations d’hypocrisie – comme si la sincérité était intrinsèquement supérieure. C’est pourtant bien l’hypocrisie, qu’on l’appelle politesse (entre les gens) ou diplomatie (entre les États), qui permet aux collectivités de de vivre en bonne intelligence.

Dans ces conditions, être aimable dans un but aussi peu glorieux que gagner sa vie est carrément infamant La nécessité économique oblige tout de même les Français à se conformer aux usages minimaux, mais assez souvent avec cette espèce de dédain pour le client ou le mécène, presque comme si on lui accordait une faveur en lui permettant de se délester de son bien. Et voilà pourquoi le serveur est odieux.
L’un de mes amis, star du monde médiatique outre-Atlantique, en reste toujours pantois : lors de ses séjours en France, on dirait que la rudesse et les camouflets qui lui sont infligés par le personnel des hôtels, restaurants et transports sont proportionnels au montant de ses dépenses. Heureusement, il a une bonne nature : « Il est tellement rafraîchissant d’être maltraité ici, alors que, là-bas, on se met en quatre pour moi. » S’ils savaient à quel point cet homme est riche et considéré, tous ceux qu’il fait travailler se diraient sans doute : « Pourquoi lui ? Pourquoi lui et pas moi ? »

À ce stade, il me faut affiner mon hypothèse de départ. Ce n’est pas seulement notre ADN catholique qui explique l’irritation palpable à l’égard des nécessités du marché, mais son croisement explosif et unique au monde avec la seconde composante de notre héritage : la Révolution. J’ai bien dit « la » Révolution : pas l’anglaise, pas l’américaine, mais la seule, l’universelle, la Révolution française ! Et on retrouve ici Figaro, apostrophant avec insolence son seigneur, le comte Almaviva: « Pour vous servir, vous qui ne vous êtes donné que la peine de naître.» En réalité, cette insolence lui vient de sa certitude d’être lui-même de noble extraction ! Figaro est l’égal de son maître, mais au sommet de la pyramide sociale. Et pourquoi servirait-on son égal ? Nous voilà au cœur du sujet.

Pourquoi servir son égal ? En pays protestant, pas de problème : la démocratie, c’est d’abord l’égalité de tous devant la possibilité de faire fortune, et on y glorifie ceux qui y parviennent. Ce modèle démocratique/protestant est en vigueur en Amérique du Nord (Québec excepté), dans les pays scandinaves et en Grande-Bretagne, où le dosage un peu plus faible en démocratie est corrigé par la notion très british de deference, qui inclinait les Anglais à dire à leurs enfants: « Always curtsey your betters. »[1. Voir les mémoires de la comtesse de Boigne : « Avec cet admirable bon sens qui fait la force du pays, l’Anglais, malgré son indépendance personnelle, connaît la hiérarchie des classes, et en traversant un village, on entend souvent un homme sur le pas de sa chaumière dire à sa petite fille « Curtsey to your betters, Betsy », expression qui ne peut se traduire. Mais ce même homme n’admet point de supérieur là où son droit égal lui paraît atteint. » (Comtesse de Boigne, Mémoires, t.1, p 569, le Mercure de France « Le Temps retrouvé »)].

La France, cas unique et explosif de catho-démocratie

En pays catholique, mais non révolutionnaire et/ou de tradition démocratique récente, pas de problème non plus : le marché est devenu une nécessité et l’héritage catholique du monde ancien s’en accommode avec une sorte de bonhomie récalcitrante. Ce modèle que l’on dira catho/inégalitaire/démocratie tardive a cours dans des pays comme l’Italie, l’Espagne ou le Portugal. La hiérarchie sociale et ses codes – la politesse est la vertu des seigneurs – ont perduré dans un cadre non démocratique jusqu’aux fascismes des années 1930, et la logique du marché s’acclimate doucement, sans entrer en conflit avec une égalité découverte tardivement.

Dans ces deux modèles, le client est roi. Ainsi, si l’on figure le degré de protestantisme en abscisse (du moins protestant au plus protestant, ou du plus catholique au moins catholique), et la précocité de la rupture démocratique en ordonnée (de la plus récente et progressive à la plus ancienne et violente), on aboutit à un graphique dans lequel la France, cas unique, explosif, et peut-être irréformable de catho-démocratie, flotte toute seule, en haut à gauche. Ce petit jeu n’a d’autre ambition que de suggérer que la combinaison de deux héritages a accouché de la fureur du Français contre lui-même et contre les autres.

Certes, cette exception française a sa noblesse. L’incapacité à accepter complètement le moule du profit et du marché est parfois réjouissante et rassurante. L’ennui, c’est que quand il se conjugue à la folle passion de l’égalité, ce refus dissimule souvent ce que Stendhal nommait « la jalousie, l’envie et la haine impuissante » – et ce jacobin savait de quoi il parlait.

Il y a des mayonnaises qui ne prennent jamais, celle-là en est une. Ce ratage a échappé à ceux qui plaident pour que la France adopte le modèle allemand – comment des filières professionnelles d’excellence pourraient-elles exister dans un pays qui a aboli les corporations en 1791 ? –, autant qu’à nos amis libéraux, qui nous exhortent à imiter l’Angleterre, le Canada ou les États-Unis, nos frères en révolution (quoiqu’avec un degré de violence bien moindre), mais nos opposés en religion. Dans ces pays, les enfants apprennent à vendre des limonades-maison en souriant de leurs belles dents blanches, et à calculer leur bénéfice le soir). C’est dire si y règne la notion de « client », à laquelle la France ne parvient pas à se résoudre sans violence.

Mais voilà, right ou wrong my country, comme disait l’autre. Alors, au lieu de m’énerver, je jure à l’avenir de rester philosophe et d’adopter un regard empreint de détachement et d’ironie. Et peut-être même parviendrai-je à éprouver une certaine tendresse pour le chauffeur de taxi qui m’engueule parce que je ne vais pas dans sa direction, le serveur qui m’agresse parce que j’ai demandé un verre d’eau avec mon café, la vendeuse qui me houspille parce que j’hésite à acheter des chaussures qui ont à l’évidence une taille de trop pour mes pieds. Oui, peut-être, désormais, regarderai-je différemment ces pauvres innocents qui sont, sans le savoir, des incarnations vivantes de l’antagonisme bicentenaire qui a fait la France.[/access]

*Photo : Pranav Bhatt

Juillet-août 2012 . N°49 50

Article extrait du Magazine Causeur



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Charlotte Liébert-Hellman est éditeur.

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