Les régionales vues de Norvège et du Danemark


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De Norvège où je me trouve depuis le début du mois, relié à la France par le seul (sans) fil de l’ADSL, je ne peux que constater, de loin, la formidable résilience de mon pays.

Oui, j’avais quitté une patrie meurtrie, partagée entre sidération et doute sur le message qu’elle avait bien pu adresser à ces « nouveaux Français » pour que certains de ceux-ci se sentissent libres de la haïr ouvertement. Il semble que cette parenthèse de deuil et d’interrogations douloureuses soit déjà close.

À travers le prisme unique des médias auquel astreint l’éloignement, j’observe une France fière de n’avoir aujourd’hui qu’un seul ennemi : Madame Michu. A elle rien, non vraiment rien, ne sera pardonné. Car, dans son patelin picard ou franc-comtois, elle a mal voté, madame Michu. Il faut lui « faire barrage », à elle et à tous les siens, à ses idées forcément courtes, à ses peurs inexplicables, à son ingratitude décevante.

On s’y emploie un peu partout, fleur au fusil. Tous sont mobilisés et personne ne déserte – journalistes, politiques, écrivains, artistes. Droite et gauche unies. Si l’on peine à expulser les imams, on réussit très bien à exclure ces 30 % de Français qui votent mal. La priorité serait là. Ah bon.

Il n’en est pas tout à fait de même en Norvège et au Danemark. A défaut d’être révolutionnaires, on a, là-bas, une longue pratique démocratique. Non seulement le vainqueur ne rafle pas toute la mise, mais on s’interdit les ententes de cartel qui feraient que les mal-nés devraient toujours perdre. Avec prudence, bon sens et pragmatisme, on n’y insulte ni son voisin, ni l’avenir. Aussi, à la différence de madame Michu, madame Jørgensen-qui-vote-mal ne trouve pas dressés devant elle, menaçants ou méprisants, la radio de service public, les journaux, la classe politique, les syndicats et le patronat. Il arrive même que les élus de madame Jørgensen puissent participer à la constitution d’une majorité parlementaire, voire à un gouvernement. Et on n’en fait pas tout un drame.

Ainsi, depuis juin dernier au Danemark, et pour la deuxième fois dans l’histoire du royaume, s’est constituée une majorité de droite, incluant les populistes du Dansk Folkepartiet (DF, équivalent local du FN). Le gouvernement dirigé par les libéraux du Venstre négocie des accords majoritaires pour tous les grands sujets et reçoit le soutien des parlementaires du DF. Cette droite plurielle est combattue par la gauche, mais on n’a jamais vu là-bas des mobilisations générales contre le danger que le DF ferait courir à la démocratie. Le DF est au contraire l’une des expressions de celle-ci – contestable, contestée, mais respectée et partie intégrante de la nation.

Quant à la Norvège, en dépit du très lourd discrédit que les attentats du 22 juillet 2011 ont porté aux idées d’extrême-droite, le Fremskrittspartiet (parti du Progrès, droite populiste anti-immigration) participe au gouvernement depuis 2013. Ses représentants occupent sept des dix-huit ministères du gouvernement d’Elna Solberg (Droite). Et non des moindres : Siv Jensen est numéro deux du gouvernement et ministre des Finances, Anders Anundsen, ministre de la Justice, Robert Eriksson, ministre du Travail… Là aussi, cette participation des populistes à la direction des affaires publiques n’a occasionné aucun drame collectif.

D’où vient cette profonde différence dans la manière d’appréhender le phénomène populiste et son intégration au jeu démocratique ?

D’abord, il faut noter la pratique de la négociation, du compromis et de l’accord qui régit l’ensemble de la vie publique. En Scandinavie, on n’a jamais les pleins pouvoirs, et il est d’autant plus facile d’entamer des discussions avec des concurrents politiques, qu’on ne risque pas de donner à eux seuls les clés de la maison – chacun dispose d’un double, si l’on peut dire. La pratique du scrutin proportionnel encourage évidemment de telles pratiques.

Au delà de ce fonctionnement institutionnel, et au risque d’essentialiser la question, on se souviendra d’une différence profonde entre les sociétés scandinaves et française. Dans les premières, le mépris social est considéré de la pire manière. On va même au delà : afficher sa réussite avec une trop belle voiture, s’habiller avec style, prononcer en ville quelques idées très personnelles, sera du plus mauvais goût. En Scandinavie, la distinction chère à Bourdieu consisterait plutôt à savoir ne pas se distinguer des autres. Cela peut rendre les soirées ennuyeuses (devoir parler de tout et de rien pour « ne pas faire son intéressant », est la pire torture de l’expatrié français en Scandinavie), mais cela interdit un certain dégagement des élites envers le peuple, ces dernières étant censées vivre et penser comme chacun. A l’opposé, il faut avoir entendu, une fois dans sa vie, un jeune journaliste français évoquer avec condescendance le pavillon ou le bermuda de son beau-frère, technicien dans l’industrie, pour comprendre que l’aversion des gens-de-médias pour le Front national tient moins de la politique et de la morale que du mépris ordinaire pour son prochain.

Une autre différence particulièrement saillante entre la France et la Scandinavie tient à l’obsession française de la seconde guerre mondiale dès qu’il est question du populisme.

Il ne viendrait à l’idée de personne, en Norvège comme au Danemark, d’associer le Fremskritt ou le DF « aux heures les plus sombres de leur histoire ». Or, même si la vulgate privilégie la résistance scandinave à la collaboration, nul ne peut nier que ces heures sombres ont aussi existé. Ainsi, dans le numéro 1 de l’Esprit de Narvik, nous évoquions, avec Monique Zerbib, la rafle de l’automne 42 à Oslo où Ruth Meier fut arrêtée, puis déportée en Pologne et assassinée à Auschwitz, avec un millier d’autres réfugiés juifs. Alors d’où vient que, dès qu’il est question des droites populistes, les élites françaises brandissent le spectre du nazisme alors que Danois et Norvégiens ne le font presque jamais ? Il sera sans doute difficile de répondre avec certitude à cette question, mais je risquerais ceci : le fantôme historique qui nous poursuit, ce n’est peut-être pas l’occupation qu’on nous répète mais la guerre d’Algérie dont nous ne voulons entendre parler. Un mot pour un autre, comme dans un classique phénomène de déni individuel. Il va de soi, ici, que les Scandinaves n’ont pas notre histoire, et que, tranquillement, ils peuvent envisager de collaborer avec leurs propres partis populistes, quand le nôtre, honni et méprisé, vient raviver, jusqu’à l’hystérie collective, la vraie blessure française : 1962.

*Photo: Sipa. Numéro de reportage : AP21832869_000013.



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