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La civilisation dans le texte


La civilisation dans le texte

C’est une sale habitude, je ne pense jamais à la mort. Ni à la mienne, ni à celle des autres. C’est comme ça. Collatéralement, ça implique que je ne serai donc jamais Racine, ni même Malraux ou Nicoletta. Tant pis, je préfère m’endormir et me réveiller en pensant aux petits oiseaux ou assimilés. Heureusement pour la mort et son taux de notoriété, d’autres s’en chargent pour moi. Ainsi j’apprends que nos parlementaires viennent de voter une loi « visant à créer une allocation journalière d’accompagnement d’une personne en fin de vie ». Et qu’ils l’ont même fait à l’unanimité. Dommage que je ne sois pas député, j’aurais été le seul à voter contre.

Ce n’est pas que je sois hostile au principe d’une allocation de 49 € par jour pour tenir la main pendant trois semaines à un proche qui va mourir. Mais j’ai comme l’impression que quand on est confronté à ce genre de drame, c’est pas un chèque de l’Etat qui vous rendra le sourire, ni même, comme on dit maintenant, vous aidera à faire votre « travail de deuil » – une fois que vous aurez rempli les mille et un questionnaires actant que ce proche est vraiment proche et surtout vraiment mourant. J’en vois déjà qui vont me dire que j’ai pas de cœur et qu’il y a des pauvres pour qui 49 € par jour, ça change tout. Mouais. Franchement si l’Etat, la droite, la gauche en avaient quoi que ce soit à foutre du sort des pauvres, on s’en serait un peu aperçu, depuis le temps. C’est bien gentil de se soucier des papys qui vont crever sous 21 jours ouvrables, mais quand le minimum vieillesse est à 20 € par jour, on ferait aussi bien de s’occuper de ceux qui sont encore vivants.

Sans compter que cette loi à forte teneur en dignité se télescope étrangement avec l’intention affichée par le chef de l’Etat de réduire la durée du congé parental. Je résume : voyez encore moins vos gosses grandir, en échange de quoi vous pourrez voir vos parents mourir. Win-win, quoi. Tsss tsss, vous êtes vraiment sûrs que c’est moi qui me moque ?

Mais je m’égare. L’âge de la retraite, le minimum vieillesse, le montant minable des allocs, leur non-attribution au premier enfant, c’est des breloques vis-à-vis de l’octroi par la République d’un supplément d’âme à kikenveu. Toutes ces histoires de pognon, c’est pas du sociétal, c’est du social, donc du banal, du bancal, du brutal, du syndical. Et si on parlait plutôt des vrais problèmes de société, des ados alcoolisés, des animaux abandonnés et même, à la rigueur, des SDF surgelés ? Comment puis-je être assez odieux pour ne pas compatir, ou assez con pour ne pas comprendre ?

Mais en vrai, si ce texte de loi me dégoûte, c’est avant tout à cause de son intitulé. Dès que je vois les mots « fin de vie », je sors mon revolver. Même les euphémismes décès ou disparition ont été habilement contournés par le législateur. Car il faudra m’expliquer un jour ce qu’est une personne en fin de vie, sinon un mourant. Je sais que nos élus ont parfois un rapport distant avec le réel, mais ce n’est quand même pas un scoop : à la fin de la vie, il y a la mort. Ne pas la nommer, c’est encore plus crétin que de ne pas y penser.

Cerise sur le gâteau, à l’issue du vote de la loi, le ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, a déclaré, sous les applaudissements unanimes de rigueur : « C’est un texte de civilisation, qui veut resituer l’homme dans son parcours de dignité. » On est content pour elle, elle l’a, elle le tient enfin, son «texte de civilisation» à elle, avant d’être téléportée sous peu à l’agriculture ou aux Dom-Tom. Bien sûr, en vertu des normes en vigueur, la loi Bachelot, ça ne vaudra jamais la loi Gayssot ou la loi Badinter sur l’abolition de la peine de mort (mais peut-être devrait-on dire « peine de fin de vie »). N’empêche, même partagée en multipropriété avec Léonetti, c’est plus classe que la Loi Falloux, et je ne vous parle même pas de la loi Carrez… Et c’est vrai que le sujet se prêtait à un grand, un beau texte, de ceux qu’on évoque avec une larme au coin de l’œil quand on passe chez Ruquier, de ceux qui imposent le respect aux voyous du camp d’en face, de ceux qui font que les chansonniers des Guignols ou du Caveau de la République y réfléchissent à deux fois avant de vous traiter de Roselyne Cachalot. Un « texte de civilisation qui resitue l’homme dans son parcours de dignité », ça en jette sur un CV, surtout s’il n’y a pas le mot qui fâche dedans.

Joseph Staline, peu de gens le savent, était passionné par les questions de linguistique, au point d’y avoir consacré un très long article dans la Pravda, en plein déclenchement de la guerre de Corée. L’article en question est assez long et parfois ennuyeux, mais totalement dégagé du formalisme que certains auraient pu s’attendre à y trouver. Au contraire, l’auteur y bataille sec contre les tenants d’une «langue de classe», structurellement oppressante. Il avait, dit-on, coutume de résumer sa pensée avec la plaisante formule « le mot chien ne mord pas ». Eh bien, sur ce coup-là, Staline avait tort[1. Oui, oui, j’ai bien écrit « sur ce coup-là ». Staline ne s’est pas trompé sur tout. Sans parler du rôle prépondérant de l’URSS dans l’écrasement du nazisme, on pourra aussi évoquer, à l’attention des plus distraits, son soutien sans faille en 1948 à la création d’Israël…]. Pour les chiens, je ne sais pas, mais du côté des hommes, le mot mort mord encore.

Mars 2009 · N°9

Article extrait du Magazine Causeur



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