Accueil Site Page 3037

Cachez-nous donc ce bus que nous ne saurions voir

Surtout, regardons ailleurs. La vidéo d’une agression sauvage survenue dans un bus en plein Paris est diffusée sur internet. Scandale. Mais pas à cause de la brutalité et de la gratuité de ce tabassage, ni en raison de l’acharnement des agresseurs et de la terreur des passagers. Ce qui soulève le cœur des belles âmes, ce n’est pas ce qu’on voit, c’est qu’on le voie. Le premier coupable, c’est donc le flic ou l’employé de la RATP qui a pris la lourde responsabilité de faire fuiter ces images à l’extérieur[1. Mutatis mutandis, ça me rappelle la fureur de l’Autorité palestinienne contre les journalistes italiens qui avaient « sorti » les images du lynchage de deux soldats israéliens et les excuses penaudes de la presse italienne de Jérusalem.]. Et le second le site internet qui, rompant avec l’omerta assez largement respectée par les médias, a décidé de porter ces images à la connaissance du public. D’ailleurs, coup de chance : il s’agit de François Desouche, site identitaire ou d’extrême droite, chacun choisira son lexique.

Imaginons une vidéo montrant une lapidation au Pakistan, une exécution sommaire dans une improbable capitale africaine ou le tabassage raciste de prévenus dans un commissariat parisien. Ou encore des brutalités policières contre de pacifiques manifestants altermondialistes. « Les images qui suivent peuvent heurter la sensibilité », murmurerait une présentatrice de JT avec une nuance de gravité dans l’œil. On encenserait ceux qui ont réalisé ces images au péril de leur vie ou de leur carrière pour alerter nos consciences. On rappellerait peut-être la grandeur du plus vieux, pardon du plus beau, métier du monde. On chanterait les vertus d’internet qui nous montre ce qu’on veut nous cacher.

Bien entendu, rien de tel ne s’est passé dans le cas de la « vidéo de surveillance » de la RATP. Sa diffusion par François Desouche suscite d’abord dans les médias respectables un certain malaise ou une fin de non-recevoir. On ne mange pas de ce pain-là. Des journalistes capables d’être les gogos de n’importe quel bobard, se découvrant soudain fort pointilleux sur la qualité de leurs sources documentaires et de leurs sources tout court, examinent le film sous toutes ses coutures. Des déontologues sourcilleux qui recopient sans états d’âme les PV d’instruction ou d’interrogatoire que leur refilent aimablement juges et policiers, froncent les narines. « Qui a intérêt à faire sortir cette histoire ? », se demande-t-on avec des airs entendus. Soucieuse, sans doute, de se montrer médias-friendly, la Préfecture de police saisit l’IGS « pour connaître l’origine de la fuite qui avait permis à cette vidéo, filmée par la caméra de surveillance d’un bus, de sortir sur Internet ». Durant quelques heures, on place même en garde à vue un policier, membre du Service régional de la police des transports. L’intéressé ayant été mis hors de cause, « les investigations se poursuivent donc pour trouver le responsable », promet la PP dans un communiqué. On est soulagé de savoir que tous les moyens sont mobilisés pour retrouver cet odieux délinquant.

L’authenticité du document paraissant indiscutable, les vigilants, retrouvant leurs vieux réflexes, orientent les soupçons sur le messager, le désormais fameux site François Desouche que l’on ne doit citer qu’en se bouchant le nez. Qu’une information ait transité par ce dernier repaire de la bête immonde devrait suffire à la rendre impropre à la consommation – pas cachère si j’ose dire. Les vertueux s’alarment : n’y a-t-il pas là une manipulation politique venu de là où on pense ? Méfiance.

Autant avouer mon crime, il m’arrive de consulter ce site. On y trouve, en plus d’une indigeste propagande, des informations censurées – ou ignorées – ailleurs. Celles-ci sont à l’évidence sélectionnées dans l’unique perspective de démontrer les dangers de l’immigration. Il est vrai que l’apologie de la France multiculturelle est infiniment plus sympathique que la nostalgie d’une France blanche, largement fantasmée au demeurant, qui rassemble les contributeurs de Desouche. Il est clair que nombre d’entre eux flirtent et plus si affinités avec le racisme. On peut ne pas aimer – certains diront qu’on doit. Faut-il aller plus loin encore et se rendre sourd et aveugle à tout ce qui vient d’un si détestable environnement ? Il est assez plaisant de voir les plus pompeux adorateurs du culte de l’Information se comporter comme des propagandistes de bas étage. Le réel nous déplaît, changeons-le. Une vieille rengaine.

Au-delà des modalités de sa diffusion, décrétées douteuses et fermez le ban, il faut croire qu’il y a quelque chose dans cette vidéo qu’on ne veut pas voir. Ces images durant lesquelles on voit trois ou quatre jeunes gens s’acharner sur un autre et le rouer de coup alors qu’il est pratiquement à terre ont de quoi heurter certaines sensibilités – et même toutes les sensibilités. Il n’est pas sûr, cependant, que la retenue des médias dans cette affaire s’explique par le louable souci de ménager la nôtre.

Il faut en effet le proclamer haut et fort, ce film donne une image négative de la réalité. La Halde et tous ses disciples qui somment publicitaires, cinéastes et gens de télévision de s’employer à donner une image positive de tel ou tel groupe injustement traité par l’histoire et la société, devraient d’ailleurs émettre sous peu une protestation bien sentie. Enfin, plutôt que d’image négative, peut-être serait-il plus indiqué de parler d’image non-conforme – un manifestant molesté par la police, c’est aussi une image négative mais elle ne gêne personne.

Ce qui déplaît, dans la scène de l’agression dans l’autobus de nuit, c’est son casting : les agresseurs étaient « issus de l’immigration » et la victime blanche. Bien entendu, ces faits établis ne suffisent aucunement à conclure à l’agression raciste mais ils ne permettent pas non plus de décréter qu’elle n’avait rien de raciste. Imaginons que les agresseurs aient été blancs et la victime noire ou arabe. On aurait sans doute, pour sa plus grande joie d’ailleurs, évoqué le spectre de Le Pen et dénoncé une ratonnade. On aurait peut-être eu raison de le faire – et peut-être pas.

On me dira que le combat contre le racisme vaut bien quelques petits arrangements avec la vérité. Admettons. Aussi bien intentionnée soit-elle, cette tactique de l’aveuglement appliquée avec constance et avec le succès que l’on sait par la gauche dans la lutte contre le Front national, n’a strictement aucune chance de faire reculer le racisme. C’est même tout le contraire. C’est en planquant sous le tapis la délinquance ou le racisme quand les coupables sont des Français noirs ou arabes – au motif inavoué qu’eux-mêmes victimes de racisme –, qu’on jette la suspicion sur tous. Trois petites frappes qui s’acharnent sur un homme à terre ne représentent rien ni personne d’autre que trois petites frappes. Au lieu de détourner les yeux ou de leur tenir le langage de l’angélisme, il serait temps de leur parler le seul qu’ils comprennent, celui de la force. Sans distinction de race ou de religion.

Libérez Barabbas !

Le serviteur se tient en retrait. Un geste et il apportera à son maître une coupe pleine d’eau. Sale métier que de servir un homme aussi à cheval sur l’hygiène. On ne le retiendrait pas qu’il passerait ses journées en ablutions multiples, apportant plus de soins à ses mains qu’à sa procurature, rendant par trois fois à Esculape ce qu’exige César. Ça tarde à venir. Il éructe, moitié grec, moitié latin, et ponctue ses phrases des trois mots qu’il connaît d’araméen. Parler peuple, lui ressembler et faire ce qu’il réclame, voilà la politique. Ça n’en finit pas. Il fait venir sa femme. Elle chante, vous savez ? Le peuple s’impatiente. On n’est pas monté de la ville basse pour mater Claudia. Ce qu’on veut, c’est la peau de Joshua. Lequel ? Pilate en a deux sous la main. L’un est surnommé bar ’abb’a, l’autre se dit lui-même bar ’abb’a. C’est à n’y rien comprendre. Et personne n’y comprend rien. Va pour Joshua donc, qu’on le crucifie et qu’on libère Joshua ! De l’eau, vite.

Jusqu’à Origène et son Commentaire sur Matthieu, dans lequel il juge indécent d’attribuer à un impie un nom aussi saint, de nombreux manuscrits du récit de la Passion faisaient mention du prénom de Barabbas : Jésus. Ajoutez à cela qu’en araméen – langue supposée de rédaction de l’évangile de Matthieu –, bar’abb’a signifie « le fils du père », la confusion grandit. Et Pilate répète sa question : « Voulez-vous que je libère Jésus le Messie ou Jésus le Fils du Père ? » (Matthieu 27,17.) Pourquoi autant de similitudes entre deux hommes que la tradition nous présente, depuis le IIIe siècle, comme absolument dissemblables ? Serait-ce là un complot ourdi par l’Eglise, une vérité passée sous silence ? Les choses sont plus simples, c’est-à-dire beaucoup plus complexes.

Une hypothèse. Barrabas n’est pas le nom d’un personnage historique, mais une figure rhétorique : l’allégorie d’une idée théologique. Quand les évangiles synoptiques insistent sur la messianité de Jésus, le quatrième évangile, celui de Jean, insiste sur la divinité du Christ. L’idée de « Jésus messie d’Israël » est recevable par les juifs du Ier siècle ; celle de « Jésus fils du Père » coince en revanche aux entournures. Elle est même inacceptable : un peu rigolards, ils regardent les empereurs romains se prétendre fils de Vénus ou de Mars, mais pour ce qui est du Dieu d’Israël, e finita la comedia ! Comment pourrait-Il, Lui dont le nom est imprononçable, avoir un fils ? C’est proprement inconcevable et inadmissible.

Ce bar’abb’a que Luc, Matthieu et Marc nous font passer pour un « fameux brigand » n’est pas un personnage, mais le johannisme lui-même, c’est-à-dire l’idée que le Christ dépasse sa propre messianité pour n’être plus que fils de Dieu. C’est une hypothèse d’autant plus vraisemblable que l’exégèse nous apprend que, dans l’évangile de Jean, l’épisode de Barabbas est une pièce visiblement rapportée et que le texte original n’en fait nullement mention.

Dès lors, Barrabas ne serait donc que l’un des innombrables motifs de débats et de discussions qui animent l’Eglise des premiers siècles et que les évangiles ont recueillis au long du temps en strates imbriquées. Une borne témoin rappelant que l’idée de divinité du Christ n’était pas du tout évidente pour les premiers chrétiens (à l’exception des gnostiques, qui ne font pas la fine bouche quand il s’agit de rompre avec la référence vétérotestamentaire) et qu’il aura fallu attendre le concile de Nicée pour réconcilier ceux qui, à l’instar des trois premiers évangélistes, insistent sur la messianité du Christ et ceux qui, avec Jean, mettent en avant sa divinité. Mais ce n’est là qu’une hypothèse : l’exégèse nous apprend qu’un texte ne se laisse jamais enfermer dans l’univocité. Aucun commentaire, fût-il délivré par Gérard Mordillat en personne, n’épuise le sens ni le séquestre : l’infinitude du texte, c’est ce que le christianisme a reçu en partage du judaïsme.

Historiquement, rien n’atteste qu’on élargissait chaque année un criminel au moment de Pessa’h[1. Ni le Talmud ni le Midrasch, qui surabondent pourtant en détails historiques sur Pessa’h, n’évoquent nulle part cette coutume.]. Rien sinon les évangiles, qui nous disent que c’était une coutume. Ce qui confirme le statut essentiellement symbolique de Barabbas. Mais, dans le récit de la Passion, il n’est pas un simple figurant polémique ni une pauvre allégorie. Il est le premier homme, celui qui bénéficie en avant-première du sacrifice du Christ. Il n’est pas le parangon du juif déicide, mais la figure du chrétien lui-même, c’est-à-dire du pécheur qui reçoit le pardon parce qu’un autre a été sacrifié à sa place.

Barabbas permet également d’introduire dans le récit de la Passion la référence au rite du bouc émissaire décrit au chapitre 16 du Lévitique : Aaron choisit deux boucs semblables. L’un est immolé, l’autre est envoyé dans le désert. La différence – René Girard l’a mise en évidence, après que Nietzsche avait décelé combien elle inversait les valeurs de la civilisation antique – est que, contrairement à ce qui se passe dans la mythologie grecque, la victime est innocente. Et c’est pour cette innocence même qu’elle est condamnée à mort. Barabbas vient rappeler l’innocence de la victime, soulignant, par contraste, l’iniquité du jugement.

La troisième fonction que remplit Barabbas nous est rapportée par Marc qui le présente comme « un rebelle et un meurtrier ». Là encore, historiquement, la procurature de Ponce Pilate se distingue par le calme civil en Judée : il faudra attendre vingt ans pour que la paix cède le pas à un climat d’émeutes et de révoltes anti-romaines, avant de culminer en 66 à Massada et de s’achever en 70 par la destruction du Temple. Marc ment-il ? Non. Lorsqu’il écrit sa haggadah dans la Rome des années 65, transcrivant ce que Pierre lui a rapporté pendant leurs longues années de collaboration, l’évangéliste a les yeux braqués sur la Judée et les événements qui s’y déroulent. Il a de la sympathie pour ces juifs entrés en rébellion contre l’Empire. Il les connaît et les a fréquentés avec Pierre, en Judée puis à Rome. Le message qu’il leur adresse est simple : tout n’est pas politique. Ou plutôt : la royauté que vous promet le Christ n’est pas de ce monde.

Chez Marc, la figure des deux Jésus bar’abb’a illustre deux messianismes distincts : l’un prend les armes pour affranchir Israël de son occupant romain, l’autre poursuit des visées qui ne sont pas de ce monde. En mettant en scène l’un et l’autre Jésus, Marc nous met en garde contre tous les petits Mordillat que l’humanité enfantera jusqu’aux temps derniers : la politique et le messianisme font deux, quand bien même la politique prend des allures messianiques. La première veut la rébellion ici et maintenant. Elle complote, exécute, assassine, sans nécessairement avoir recours à la perspective de lendemains qui chantent et de surlendemains qui dansent. Quand elle en a, ses mains sont rouges de sang. Quant au messianisme, dont la nature est proprement eschatologique, il tient un discours sur les fins ultimes, sans pour autant les précipiter ni les devancer. Il nous parle en somme d’une insurrection qui vient et n’a pas fini d’advenir dans les cœurs humains.

Simone Weil notait : « Un ancien exemple de décision démocratique : la demande populaire de libérer Barabbas, et de crucifier Jésus. » Et tout ça, sans démocratie participative ni jurys citoyens.

Vite, de l’eau. Pilate n’attend pas.

Boycott d’Israël : des avocats exécutés sans jugement !

63

C’est le talentueux Sylvain Lapoix de Marianne2 qui nous l’apprend, les militants pro-Hamas de la banlieue nord ont trouvé un moyen radical de combattre l’envahisseur sioniste sans trop s’éloigner de chez eux. Comme le montre la vidéo jointe à cet article punchy, et que diffuse largement, mais pas exactement aux mêmes fins, le site de la liste EuroPalestine. Qu’y voit-on ? Des militants vêtus de T-shirts verts (on pense que la couleur n’a pas été choisie au hasard), siglés Boycott Israël, vont dans le magasin Carrefour le plus proche de chez eux et détruisent tous les produits originaires de l’ »Entité » honnie. Leur vindicte se porte plus particulièrement sur les légumes, pourtant verts eux aussi, ainsi que sur les fruits, tous accusés de pousser sur « la Terre volée au Palestiniens, grâce à l’eau volée aux Palestiniens ». Pendant que les boycotteurs détruisent en toute impunité les oranges, poivrons, avocats et autres végétaux impies, on voit aussi leur chef spirituel, si j’ose dire, accuser au mégaphone les hypermarchés Carrefour de dissimuler volontairement aux clients l’origine israélienne des produits frais. Du coup, on se demande comment font nos Europalestiniens pour reconnaître les légumes sionistes. Au faciès ?

On a sa carte ou on ne l’a pas

75

Tout n’est pas à jeter par la fenêtre dans le XXIe siècle. Le monde d’après le Mur réserve parfois de bonnes surprises, une fois qu’on a chassé de son esprit les spectres d’Angot, des frères Dardenne ou de Gad Elmaleh. Par exemple, j’aime bien certains mots de ce temps. Ou plus précisément le sens que prennent certains mots de ce temps.

Parfois parce qu’ils sont bien utiles. Quand vous lisez ou entendez quelqu’un utilisant l’adjectif lisible dans son acception moderne, du style : « Le gouvernement devrait rendre plus lisible sa position sur le RMI des couples homosexuels à Mayotte », vous savez que vous avez très probablement affaire à un crétin[1. J’ai banni de mon vocabulaire l’expression crétin des Alpes par crainte de voir Luc Rosenzweig m’envoyer en représailles depuis son shtetl chamoniard un de ses scuds-maison dont on se relève pas. Luc, il n’y a que des gens biens dans les Alpes, et je n’ai jamais prétendu, moi, que le peuple savoyard n’existait pas…].

Un avatar sémantique dont je fais mes délices est avoir sa carte. Au siècle passé, cela signifiait une seule chose : être membre du Parti. Le parti signifiant lui-même – toujours à l’époque – le Parti communiste. Quand tous les communistes en furent partis[2. V’la que je me fâche aussi avec Jérôme Leroy. Mais bon, j’avais ma carte avant lui…], l’expression avoir sa carte muta brutalement en moins d’une génération, donnant raison aux regrettés Jean-Baptiste Lamarck et Trofim Lyssenko. Au XXIe siècle, avoir sa carte signifie avoir le ticket, en clair être socialement et médiatiquement inattaquable, ou a minima être protégé des médisances par un préjugé favorable en kevlar. À ne pas confondre avec bankable, un mot un rien abject mais énonçant assez crûment l’équation postmoderne qui rapporte la surface sociale non plus à l’épaisseur du compte en banque, façon Patron-à-cigare, mais à la solvabilité médiatique, façon Premier pouvoir. Claire Chazal est bankable, tout ce qu’elle fait intéresse la France d’en bas, Le Clézio a sa carte, tout ce qu’il fait subjugue l’intelligentsia[3. Il faut s’appeler au moins Clint Eastwood ou Barack Obama pour bénéficier consubstantiellement de ces deux onctions à la fois.]. Si Claire Chazal présente depuis cinq ans, dans l’indifférence générale, une émission intelloïde (intitulée : « Je/nous de Claire », on ne rit pas) sur la chaine gaie Pink TV, c’est sans doute parce que quelqu’un lui a fait miroiter qu’elle pourrait un jour avoir sa carte à la force du poignet. C’est pas gentil.

Jean-Marie Bigard n’est pas prêt d’avoir sa carte. Quand il fait un spectacle, on est certes plus ou moins obligé d’en parler mais à cause de son public de prols blanchâtres et de son soutien à Sarko, on a largement le droit d’en dire du mal. Et même un peu l’obligation, depuis sa malheureuse saillie sur le 11 septembre chez Ruquier, dont Bigard entendra parler toute sa vie, qu’il traînera toujours au bout de la queue, gravée qu’elle est, en lettres de feu sur sa fiche Wikipédia : « Le 5 septembre 2008, lors d’une intervention sur l’antenne d’Europe 1, l’humoriste défend la thèse du complot intérieur à propos des attentats du 11 septembre 2001. Ses déclarations, ont déclenché une vive polémique, et une condamnation des principaux médias. Quelques jours plus tard, par communiqué de presse, il s’excuse : « Je demande pardon à tout le monde pour les propos que j’ai tenus vendredi dernier pendant l’émission de Laurent Ruquier sur Europe 1. Je ne parlerai plus jamais des événements du 11 septembre. Je n’émettrai plus jamais de doutes. J’ai été traité de révisionniste, ce que je ne suis évidemment pas. » »

Dario Fo, lui, a sa carte. Metteur en scène d’avant-garde, anarchiste militant, prix Nobel de Littérature en 1997, ça vous pose un homme. L’une de ses pièces, Faut pas payer, a été diffusée sur France 5. Un thème d’actu puisqu’il s’agit d’une évocation de la vie chère et des premières tentatives d’autoréduction dans les magasins pratiquées par les autonomes italiens des seventies[4. Et que tentent péniblement de rejouer pour les 20 heures de 2009 les troupes du NPA, avec un rendu qui n’est pas sans rappeler celui des StarAcadémiciens reprenant Léo Ferré.]. Faut-il le préciser, la diffusion de la pièce a été saluée par un chœur spontané de louanges, comme l’avait été sa création aux Amandiers en 2005.

Vous ne voyez pas le rapport avec Bigard. C’est que Dario Fo s’est beaucoup plus investi que le plus papistes de nos comiques-troupiers (voire le seul) dans la relecture complotiste du 11 septembre. Il a multiplié les déclarations hostiles à la thèse couramment admise de l’attentat islamiste et répété à l’envi que les Services américains étaient dans la combine.

Dario Fo est l’un des trois narrateurs du film italien Zero : enquête sur le 11 septembre. Un film dont nous laisserons un de ses metteurs en scène, Franco Fracassi, résumer la problématique : « Ben Laden a-t-il profité des attentats du 11 Septembre ? Peut-être… mais il n’est certainement pas le seul ! D’autres personnes ont largement profité de ces attentats, celles-là mêmes qui, ensuite, se sont revendiquées comme victimes de ce crime… » Un film qui, dans la foulée de Thierry Meyssan, affirme notamment qu’aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone. Comprenons-nous bien : c’est le droit le plus absolu des uns et des autres de communier dans le délire paranoïaque et le conspirationnisme à front bas. Reste à comprendre pourquoi la vision bien à lui qu’a Dario Fo des Twin Towers ne suscite pas la moindre indignation. Or contrairement à l’infortuné Bigard qui a proféré une ânerie une fois en passant et s’en est de surcroît repenti, notre anarchiste ne cesse de répéter ses théories et son propre blog nous apprend qu’il n’hésite pas à en assurer lui-même la promo lors de projections-débats. Mais c’est la jurisprudence Ken Loach qui prévaut. Silence radio. Pas un seul mot sur cette affaire qui compte tant pour lui dans la notice Wikipédia de Dario Fo. Ses admirateurs le protègent de lui-même. Telle la femme de César, le Nobel altermondialiste est structurellement insoupçonnable. Dario Fo a sa carte. Quand on n’est pas n’importe qui, on peut dire n’importe quoi !

Epaulard ? C’est assez !

16

Deux nouvelles pour le prix d’une : Causeur a des lecteurs au Modem. Et aussi dans le Val de Marne ! A preuve, ce mail que nous recevons d’une responsable bayrouyste du 9/4, restitué, déontologie oblige, dans sa poétique intégralité : « Pourriez-vous vérifier l’identité de ce Monsieur nommé André Epaulard, qui a récemment écrit 2 billets sur votre site Causeur.fr ? Ce Monsieur André Epaulard n’est pas connu du MoDem, n’est pas adhérent et inconnu de la direction du MoDem. Il semble même qu’il n’existe pas. André Epaulard est un personnage de roman Nada, mis en film en 1973 par Chabrol, qui traite de politique apparemment sur le même sujet (alliance communiste-fasciste). Le CULET, Comité pour une littérature éthique, dont il se proclame président, ne paraît pas exister non plus, en tout cas aucune trace sur internet. Ce doit être une supercherie, une farce ou une manipulation. Merci au site causeur.fr de vérifier préalablement ses sources. »

Vive le printemps !

10

printemps

Le printemps est de retour. Les hirondelles ne devraient pas tarder. Plus ponctuels que les passereaux printaniers, les huissiers, eux, sont déjà là, avis d’expulsion en poche. Retrouvez les impubliables de Babouse sur son carnet.

Il faut libérer Julien C.

L’affaire des sabotages de la SNCF sort de sa phase d’oubli médiatique. Le 17 mars dernier, les huit co-inculpés toujours maintenus sous surveillance judiciaire ont publié dans Le Monde une tribune annonçant que le silence de Bartleby serait désormais leur réponse à l’acharnement politique déployé contre eux et dissimulé sous la mascarade judiciaire.

Puis, le 25 mars, Le Monde affirmait en « une » avoir pris connaissance des pièces du dossier de l’instruction et constaté qu’il était résolument vide, conformément aux affirmations de la Défense depuis le début de l’affaire. Le quotidien reproduisait en outre un échange admirable. « Le juge : « Pensez-vous que le combat politique puisse parfois avoir une valeur supérieure à la vie humaine et justifier l’atteinte de celle-ci ? » Julien C. : « Je pense que c’est une erreur métaphysique de croire qu’une justification puisse avoir le même poids qu’une vie d’homme. » » Julien C. ne saurait être plus clair concernant ses dispositions éthiques. Ses amis et lui se tiennent assurément à peu près aussi loin des passions tristes des Brigades Rouges que de celles d’Alain Bauer.

Le 2 avril, enfin, les avocats des neuf personnes mises en examen pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » ont tenu une conférence de presse à la Ligue des droits de l’Homme. Ils ont demandé la requalification du dossier en droit commun. Ils ont pointé le caractère prémédité de cette opération politico-judiciaire. Six mois avant l’interpellation de novembre, le 13 juin 2008, le ministère de la Justice avait en effet demandé aux tribunaux dans une circulaire de se dessaisir de tout dossier lié à « la mouvance anarcho-autonome » au profit du parquet antiterroriste de Paris. Ils ont dénoncé le caractère inacceptable et arbitraire de la détention de Julien C., qui dure depuis bientôt cinq mois, en l’absence de la moindre preuve matérielle. Selon Me Terrel, « le gouvernement fait la chasse à des gens qui vivent différemment ». Les avocats se sont enfin étonnés que la piste allemande ait été négligée, un groupe allemand ayant revendiqué les sabotages de caténaires dans l’indifférence complète des enquêteurs.

J’évoquerai maintenant les textes qui, selon la police, émaneraient de Julien C. et de ses amis et qui ont été utilisés comme des éléments à charge dans cette affaire. S’ils en sont véritablement les « auteurs », je les en félicite chaleureusement. Car Tiqqun I (qui contient les remarquables Théorie du Bloom et Théorie de la Jeune-Fille), Tiqqun II et l’Appel sont des écrits d’une profondeur, d’une intelligence, d’une densité, d’une beauté très peu communes. Je suis heureux de partager avec Jérôme Leroy l’admiration de ces grands textes encore méconnus – qui ont pourtant d’ores et déjà donné lieu à des traductions italiennes, espagnoles et allemandes. Mais je diverge avec lui sur un point, sur lequel je ne puis donner entièrement tort à mon ami Marc Cohen : je n’aime pas du tout L’insurrection qui vient.

À chaque fois que j’ai tenté de convaincre des amis réactionnaires du caractère décisif de ces ouvrages, je me suis presque toujours heurté au même réflexe de défense. Ils tiennent absolument à fuir ces écrits, à ne pas en éprouver la puissance de pensée et de vérité, en les repoussant dans le bercail familier de la bêtise romantico-gauchiste. C’est un non-sens absolu. Il se trouve que ces écrits très singuliers mènent une guerre sur deux fronts : à la fois contre la bêtise réactionnaire et contre la bêtise progressiste. Etant sujet à l’une comme à l’autre, je ne pouvais que les aimer. Non seulement ces textes ne sont pas « de gauche », mais ils s’attaquent incessamment et avec une réjouissante cruauté à à peu près toutes les formes de la bêtise de gauche.

Je me contenterai de citer quelques extraits de l’Appel afin que chacun puisse vérifier par lui-même cette évidence : « Périodiquement, la gauche est en déroute. Cela nous amuse mais ne nous suffit pas. Sa déroute, nous la voulons définitive. Sans remède. Que plus jamais le spectre d’une opposition conciliable ne vienne planer dans l’esprit de ceux qui se savent inadéquats au fonctionnement capitaliste. La gauche (…) fait partie intégrante des dispositifs de neutralisation propres à la société libérale. Plus s’avère l’implosion du social, plus la gauche invoque « la société civile. » Plus la police exerce impunément son arbitraire, plus elle se déclare pacifiste. Plus l’État s’affranchit des dernières formalités juridiques, plus elle devient citoyenne. » Ou encore : « Tout se passe comme si les gauchistes accumulaient les raisons de se révolter de la même façon que le manager accumule les moyens de dominer. De la même façon c’est-à-dire avec la même jouissance. » Ou encore : « C’est à force de voir l’ennemi comme un sujet qui nous fait face – au lieu de l’éprouver comme un rapport qui nous tient – que l’on s’enferme dans la lutte contre l’enfermement. Que l’on reproduit sous prétexte d’ »alternative » le pire des rapports dominants. Que l’on se met à vendre la lutte contre la marchandise. Que naissent les autorités de la lutte anti-autoritaire, le féminisme à grosses couilles et les ratonnades antifascistes. »

La valeur de ces textes tient ensuite à leur dimension métaphysique. « Par communisme, nous entendons une certaine discipline de l’attention. » Naturellement, chacun est libre de s’esclaffer bruyamment en affirmant que les questions métaphysiques, comme l’acné, disparaissent une fois passé le seuil de l’adolescence. Pour ma part, j’ai cependant beaucoup de mal à prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle Benoît XVI, Martin Heidegger et Milan Kundera seraient des adolescents attardés.

Chacun est libre de cultiver obstinément l’illusion selon laquelle la question des fins dernières, la question du sens de sa propre vie, ne se poserait pas en ce qui le concerne. La neutralité métaphysique, la neutralité éthique – prétendre n’aspirer à rien et n’être attaché à aucune valeur – ne sera jamais autre chose qu’un fantasme absurde ou un mensonge à soi-même. Qui refuse de répondre avec des paroles à la question du sens de son existence y répond de toute manière limpidement par sa vie même. Notre époque n’est pas métaphysiquement neutre, elle a bel et bien ses réponses. Ses deux principales hypothèses métaphysiques pourraient être grossièrement résumées par ces propositions : 1) Toute existence humaine est un pur non-sens ; 2) La vie bonne consiste en la maximisation des trois seuls Biens véritables : le fric, la baise et la peoplelitude.

Dans sa lettre ouverte adressée à Julien C., Cyril Bennasar fait semblant de partager cette métaphysique de pacotille et d’y voir la quintessence de la lucidité et de la maturité. Il fait sans doute preuve d’une générosité mal placée en prêtant hasardeusement à Julien C. cette métaphysique au dessous du seuil de pauvreté. C’est la grande naïveté de notre époque, comme le remarquait René Girard, que de croire que seulement tout ce qui est bas est réel. La posture provocatrice de Cyril Bennasar ne manque pas d’humour, mais elle manque sans doute de vérité. Il faut vous avouer, cher Cyril, que ni vous ni Julien C. ne me semblez très crédibles en tant qu’aspirants forcenés au souverain Bien du fric, de la baise et de la peoplelitude. Votre choix du noble métier de menuisier et celui de Julien C. de vivre dans une ferme ne sont vraiment pas les chemins les plus droits, ni ceux que le bon sens recommande en priorité, pour atteindre les buts que vous évoquez. Vous seul et les gauchistes désignez en outre Julien C. comme un « martyr de l’Etat policier sarkozyste ». Ecoutez ses amis, dans leur tribune dans Le Monde : « Pas de héros, pas de martyr. » Enfin, il est inexact que, fidèle à la sagesse de Bruce Lee, vous ne vous attaquiez qu’au bois. Yvan Colonna et Julien C., je vous l’assure, ne sont pas un mélèze et un pin parasol – même s’ils ont en effet en commun avec eux de ne pas pouvoir, de leur cellule, « rendre les coups. » Dans ces conditions, vos attaques me semblent en vérité manquer un peu de panache.

Je citerai pour finir quelques phrases de l’Appel qui n’ont curieusement intéressé aucun journaliste. Pourtant, elles ne ressemblent pas exactement à un éloge de l’activisme saboteur. Elles seraient plutôt son contraire : « L’activiste se mobilise contre la catastrophe. Mais ne fait que la prolonger. Sa hâte vient consommer le peu de monde qui reste. La réponse activiste à l’urgence demeure elle-même à l’intérieur du régime de l’urgence, sans espoir d’en sortir ou de l’interrompre. »

Théorie du Bloom

Price: 10,20 €

15 used & new available from 4,36 €

La beauté est un droit

Membre de l’Académie française, Marc Fumaroli est historien et essayiste. Il vient de publier Paris-New York et retour : Voyage dans les arts et les images (Fayard).

Délicieusement érudit et vachard, votre ouvrage retrace toutes les péripéties de la guerre menée par le modernisme contre l’art classique – et aussi contre le langage et la politique classiques. Mais il est en même temps un requiem pour ce modernisme qui nous a légué tant de chefs d’œuvre. Seriez-vous un moderne honteux ?
Certainement pas. J’admire ces artistes qui ont réussi à faire vivre la peinture, la sculpture, l’architecture alors même que tout allait dans le sens de l’industrie, de la massification, ce que j’appelle l’image éphémère. Ils ont mené un magnifique combat. Songez que le modernisme commence avec Baudelaire et s’achève avec Picasso et même Bacon, le dernier grand moderne en peinture. En littérature, il s’épuise dans les années 1950 mais il reste quelques mohicans comme Kundera ou même Sollers. Au fond, les modernistes sont morts ou vieillissent désespérés, j’en veux pour preuve certains textes de Duchamp ou Breton à la fin de leur vie qui les feraient assurément traiter de vieux réacs ! Après avoir été le parangon de l’égotisme dandy qui d’ailleurs a fait son charme, Duchamp s’en prend à l’égoïsme des artistes. Bien avant que le terme apparaisse, il avait pressenti le désastre du post-modernisme.

N’est-ce pas le triomphe sans partage du moderne, lequel se retrouve en quelque sorte privé d’adversaire, qui accouche du post-modernisme ?
Mais ce triomphe, les modernistes ne l’ont jamais souhaité à cette échelle et sous cette forme. C’est la vulgarisation du modernisme qui l’a fait basculer du grand art à la publicité. Résultat, des élitistes enragés, des érudits d’une exigence aristocratique, ont été sommés d’assumer un héritage qu’ils réprouvaient, comme le pop art pour Duchamp. Certes, il avait prêté le flanc à cette récupération mais elle a fini par le faire enrager. Lors de la première grande rétrospective Warhol au MOMA, Warhol a utilisé, pour son carton d’invitation, la Mona Lisa aux moustaches de Duchamp. Et Duchamp le lui a renvoyé en protestant qu’il n’avait pas à utiliser son œuvre.

D’accord, mais en quoi ces remords vous permettent-ils de postuler une rupture radicale qui séparerait le bon grain moderne de l’ivraie postmoderne ?
Au départ, je me suis interrogé sur le rapport entre les images que l’on voit dans la rue, sur les écrans, sur les portables et celles qu’on nous montre dans les musées. Pourquoi sommes-nous envahis par des images jetables qui sont des offenses au repos et à la peinture quand celles des musées durent depuis des siècles et nous fascinent toujours autant ? Je ne prétends pas avoir trouvé l’explication. Mais se poser cette question permet de surmonter la confusion tentante et trompeuse entre l’art moderne qui est un art héroïque, un art de corrida, une bataille contre le Goliath de l’industrialisation des images et l’art contemporain qui ne combat plus rien et se révèle être un pur produit du système.

Que nous est-il arrivé ? L’Europe a-t-elle perdu son âme en s’américanisant ou a-t-elle engendré l’Amérique en se perdant elle-même ?
L’Amérique n’est pas responsable de quoi que ce soit. L’Amérique n’a pas inventé la photo ni le cinéma ni l’industrie. Elle n’a fait que porter à une échelle gigantesque et avec une méthode et une énergie exceptionnelles ce qu’elle avait trouvé de moderne en Europe. La grande différence tient au fait que l’Amérique est pratiquement née moderne, activiste. En tout cas, elle est entrée dans la modernité au sens plénier et triomphal tout de suite après la Guerre de Sécession. Et elle a ensuite trouvé son rythme et son pas, restant fidèle à elle-même avec une croyance absolue dans le progrès scientifique, technique, industriel, nouvelle grâce appelée à sauver le monde. En revanche, l’Europe, minée par les rivalités nationales décuplées par les moyens militaires modernes, a anéanti ce qu’elle avait possédé de plus précieux et qu’elle peine tant aujourd’hui, à retrouver.

À supposer qu’elle le veuille. Pour évoquer ce monde perdu, vous faites appel à une notion complexe, l’otium qui serait en quelque sorte l’âme de l’Europe. Pouvez-vous la définir ?
Pour les Romains, l’otium est une idée négative qui a quelque chose à voir avec la paresse et le refus criminel de participer à la vie publique. Puis ils découvrent qu’on peut contribuer à la vie de la Cité non seulement par l’action mais aussi par la méditation, le recul, la contemplation même de l’ordre du monde. Ensuite, les chrétiens transposent cette valeur à la fois à l’intérieur de l’âme et à l’extérieur de la Cité et de l’Histoire, comme une promesse réservée à celui qui sait se préserver du désordre du monde. En ce sens, les arts les lettres la philosophie et même la science telle qu’on la conçoit au XVIIe siècle sont autant d’exercices de l’otium, tant pour les derniers païens que pour les chrétiens du Moyen Âge et de la Renaissance.

Finalement, c’est l’histoire d’une nouvelle Chute, hors du monde né de la Chute que vous explorez. Avons-nous, en renonçant à ce que nous sommes, perdu à la fois le goût de l’art et celui de Dieu ?
C’est ce que dit Baudelaire lorsqu’il célèbre Delacroix qui est athée mais que son imagination le rend capable de Dieu, du Ciel, de l’Enfer. « Toute conquête objective suppose un recul intérieur », dit Cioran, rencontrant l’idée Hannah Arendt selon laquelle, plus nous disposons de techniques sophistiquées, de méthodes sûres et efficaces, moins nous avons de pouvoir sur le monde et de liberté. Nous ne sommes plus que les agents de cet admirable pouvoir impersonnel que nous avons mis au point.

La liberté individuelle, écrivez-vous, est amputée de l’essentiel de ses conditions d’exercice. En êtes-vous si sûr ? Après tout ce monde est le premier qui vous donne la possibilité de le fuir et, en même temps, d’avoir accès à la bibliothèque mondiale, à tous les tableaux.
Il est certain que ces possibilités quasiment infinies nous donnent un sentiment de toute-puissance. Mais à quelques exceptions près, ce n’est pas pour accéder à cette culture que nous nous servons des technologies. J’ai eu la chance d’admirer à New York une reconstitution de la bibliothèque des ducs d’Urbin au XVe siècle, mais à part un petit groupe de fanatiques de la renaissance italienne, who cares ?

À vous lire, on s’imprègne de toute façon que la conviction que le grand art n’est pas démocratique. « Je vois les Vénitiens de 1770 plus heureux que les gens de Philadelphie d’aujourd’hui », a écrit Stendhal que vous citez. Mais quels Vénitiens ?
La beauté est une expérience physique qui n’est pas nécessairement aristocratique. J’ai tout de même l’impression que même les Vénitiens de condition modeste étaient bien dans leur vie. La paysannerie a toujours eu un sens aigu de l’emplacement de ses villages des proportions de ses fermes, de l’agrément et de la commodité de ses mobiliers. Cela n’avait peut-être rien à voir avec la grande architecture royale mais il y avait dans toutes les couches de la société un souci de l’équilibre, de l’élégance et de l’agrément à vivre. Et on fait cette observation à chaque fois que l’on s’intéresse à une société traditionnelle. Aussi les ethnologues sont-ils bien obligés de l’admettre, ce qui les rend souvent réactionnaires ou irascibles. De plus, la démocratie libérale décrite par exemple par Adam Smith ne se définit pas seulement par la compétition et le marché. Elle repose aussi sur un certain nombre d’exigences éthiques mais aussi esthétiques qui empêchent ce système de devenir complètement aveuglant. Une belle ville, une ville habitable où l’on se sent chez soi, est l’une des conditions de la démocratie libérale. En revanche les villes à géométrie brutale qui n’ont pas de considération pour la variété de ses habitants ont quelque chose de totalitaire.

Croyez-vous vraiment que nous sommes tous égaux devant l’art ?
La beauté n’est pas le privilège de l’aristocratie mais un droit et un besoin qui habite tous les êtres. Ignorer ce besoin profond revient à encourager une militarisation de l’existence qui n’est pas favorable à la démocratie libérale et qui n’est pas digne d’elle. Le grand art est universel. Personne ne résiste à Mozart ou à Vermeer. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Eglise a tellement développé et protégé ce qu’elle appelait la Bible des pauvres. Il est vrai que la littérature et la poésie sont plus élitistes car elles ne mobilisent pas seulement les sens. La lecture allégorique, c’est-à-dire la capacité de retrouver, sous la surface du texte, un sens second, symbolique, beaucoup plus poignant et éclairant, exige une préparation. Mais tout le monde peut être sensible à la surface et c’est déjà beaucoup.

Nous serions devenus incapables de faire ce que faisaient les paysans du XVIIe ou du XVIIIe siècles, préserver la beauté des choses ? Sommes-nous devenus insensibles ?
Je ne le crois nullement. Si Paris qui, malgré pas mal de crimes architecturaux et urbanistiques, reste mieux conservée que nombre de capitales, parvenait à ne pas aggraver les choses et à rester cette capitale ancienne, dans cinquante ans, elle serait la reine du monde. Car au train où vont les destructions, les constructions idiotes, les saccages, les modernisations ridicules, ce ne sont pas des voyages touristiques mais des pèlerinages qu’on fera vers les lieux préservés qui apparaîtront comme autant de trésors. Le problème, c’est que nos gouvernants ne comprennent rien à tout cela. Le bâtiment magnifique qui a autrefois accueilli le ministère de la Marine sera, paraît-il, bientôt à vendre. Que va-t-on y construire, un hôtel de luxe ? Quel désastre ! L’Hôtel de la Monnaie, où l’on expose actuellement David de la Chapelle, est également menacé. Alors, on me dira que des édifices inutilisés retrouvent vie et que c’est l’éveil de la belle au bois dormant. Le risque, c’est qu’elle devienne une putain.

Le sociologue américain Christopher Lasch observait il y a une trentaine d’années La révolte des élites, autrement dit l’apparition d’une nouvelle classe dirigeante qui, à la différence de celles qui l’ont précédée, ne se sent plus investie d’une responsabilité. Est-ce là le problème de la France ?
Nous avons hérité non seulement d’un patrimoine mais aussi d’un Etat qui a forgé un type de serviteur très exigeant. Il est certain que depuis quelques années, une partie conséquente de ces serviteurs est passée au postmodernisme – pour le dire élégamment. Restent pas mal de gens très attachés à la défense du patrimoine et à sa transmission. Alors, il est vrai qu’il y a une bataille à l’intérieur même du cerveau de la nation entre l’hémisphère qui penche pour la modernisation à tout crin quels qu’en soient les dommages collatéraux et l’hémisphère qui résiste. J’essaie de soutenir l’hémisphère de la continuité et de la fidélité. Mais il est vrai que l’autre parti est puissant et qu’il a séduit une partie de l’opinion qui ne comprend pas que le progrès n’est pas toujours bénéfique. Je refuse en tout cas de rejoindre le parti apocalyptique qui, à force de critiquer ce qui est critiquable, finit par boucher l’horizon et nous condamner à une sorte de rage voire de psychose. De plus, il serait regrettable de passer à côté du caractère profondément comique de certaines « œuvres » comme le fameux requin de Damian Hirst exposé au Moma. Certes, ce comique est souvent noir car il a tendance à détruire les conditions qui rendent la vie agréable. De plus, c’est un comique totalement involontaire et même qui prétend interdire qu’on rie de lui. Mais l’esprit français, c’est aussi de savoir rire de ce qui nous désole et nous menace.

Reste qu’aujourd’hui, c’est au nom de l’égalité qu’on prétend éradiquer la culture française. Faire lire Balzac ou La Princesse de Clèves aux élèves serait, dit-on, discriminatoire.
Je dois avouer que je n’ai jamais entendu un professeur défendre cet argument. Et j’ai rencontré pas mal de jeunes Français d’origine maghrébine qui ont une appétence pour ce que nous avons de plus difficile à leur offrir car ils savent que c’est par là qu’ils échapperont aux limites du monde dont ils viennent. Alors, c’est entendu, il y a un air du temps mais il ne faudrait pas le voir comme une sorte de nécessité sous le joug de laquelle nous ne pourrions plus que gémir et protester. Il faut nourrir et encourager la résistance. La beauté peut nous sauver. Ou au moins donner du sens à l’existence.

L’Amérique n’a pas le même rapport à la beauté. Mais elle a manifesté un véritable génie dans l’art du recyclage.
Il est vrai que l’Amérique ne trouve pas comme nous, dans sa mémoire, cette exigence de beauté. D’une certaine façon, je suis assez émerveillé par le tour de force que représente le pop art. Comme par enchantement ce qui était, sinon la honte, du moins le tout-venant de la vie quotidienne américaine s’est retrouvé agrandi et présenté dans les musées comme l’art de la démocratie de demain. Ce qui était éphémère se répète des milliers de fois et de façon presque continue, obtenant ainsi un clone ou un ersatz d’éternité. Cet art jetable se sauve par une itération incessante. Il y a là une idée de génie comme seuls les publicitaires peuvent en avoir : quelque chose qui ne valait rien le matin devient le soir très cher et de très désirable.

Cet art de rabâchage a jeté les fondations d’une culture hors-sol qui triomphe à New York comme à Paris. Mais est-il permis de défendre un art national ?
Ce n’est pas en multipliant les expositions Warhol, Serra et compagnie, c’est-à-dire en s’alignant sur ce qui se fait à Singapour ou Amsterdam. D’ailleurs, l’art contemporain au sens le plus postmoderne le plus approuvé et acheté est l’art contemporain allemand, et cela pour une bonne raison, c’est qu’il est ultra-allemand. Quand on voit un tableau de Kieffer ou de Baselitz, on a l’impression de voir une copie d’Otto Dix ou même d’un tableau expressionniste de la fin du XIXe siècle. Les œuvres patronnées par Saatchi, Damian Hirst, Cindy Sherman et compagnie, affichent une extravagance typiquement anglaise. Et, dans le pop art, on retrouve Wall-Mart, le dollar et les stars and stripes. Or, je suis désolé mais Buren et Alberola qu’on prétend nous vendre avec le label France n’ont rien de français. On espère qu’en exposant sans cesse les Warhol et autres étrangers, on fera enfin surgir le Jeff Koons français. Ce qui revient à vouloir quelque chose de français qui ne soit pas français.

En tout cas, aujourd’hui, la civilisation de l’image jetable n’est pas plus américaine qu’européenne. L’américanisation de la France et de l’Europe est-elle réversible ?
Tout d’abord, on ne peut pas reprocher à la France et à l’Europe de s’être américanisées. L’Amérique les avait arrachées à l’enfer du nazisme et du fascisme. Mais un demi-siècle a passé. Je ne dis pas que l’Europe doit se désaméricaniser mais qu’il est temps pour elle de se réconcilier avec sa mémoire, sa tradition, son aptitude à la beauté. Les Etats-Unis ont d’autres fins, toujours tournées vers le progrès indéfini. C’est un mythe national qui leur convient mais que nous ne sommes pas obligés d’adopter. Ce régime d’images reproductible va bien au teint de l’Amérique, beaucoup moins au nôtre. C’est un problème et c’est notre chance que cela en soit un.

Face à l’accès passif et illimité – mais à quoi ? – qu’offre l’écran sous toutes ses formes, croyez-vous vraiment que la haute culture ait une chance ?
Nous n’avons pas le choix. Il faut faire le pari de l’éducation. Je continue à croire à l’élitisme pour tous. Quand on prétend éduquer ses propres citoyens, on doit leur offrir le meilleur. Que le marché offre autre chose c’est son affaire, mais l’Etat doit être exemplaire. Toutes les écoles d’art, de musique, de danse et les écoles tout court devraient être des lieux d’excellence.

Votre attaque en piqué sur Malraux a chagriné quelques bons esprits. Peut-on le rendre responsable de l’échec – et peut-être de l’impossibilité – de la « démocratisation » de l’art ?
L’ambition de Malraux, mettre l’art à portée de tous, était prométhéenne mais généreuse. Ce que je lui reproche, c’est d’avoir cru qu’il y arriverait par contact. Il ne suffit pas de se promener dans un musée pour être initié. Ce sont les médiations, les mœurs, les manières, la lecture, qui peuvent vous amener à comprendre que telle ou telle œuvre a un sens pour vous. Il y a un art de regarder. Et bien regarder n’est pas tellement plus difficile que regarder en passant. Ce dont j’aimerais convaincre les lecteurs, c’est que ça vaut la peine.

Près de vingt ans après L’Etat culturel, pourquoi vous acharner sur notre nomenklatura culturelle ? N’est-ce pas un combat épuisant et vain ?
Les membres de cette nomenklatura n’ont pas changé et vivent sur un catéchisme immuable. Pour ma part, je suis immuable dans mon refus de ce catéchisme. Les temps sont durs mais il reste à travers le monde une société, plus nombreuse que ce que vous croyez, qui tient bon et qui voit juste. Tout n’est pas perdu. Dans les grandes universités, comme dans l’arrière-boutique de Montaigne, on peut encore se tenir à l’écart du marché, du bruit, du politiquement correct. L’esprit libre et critique n’a pas disparu et j’ai la faiblesse de croire qu’il ne disparaîtra pas. L’histoire n’a pas dit son dernier mot.

Paris-New York et retour. Voyage dans les arts et les images: Journal 2007-2008

Price: 22,35 €

28 used & new available from 3,00 €

Un peu trop d’heures de vol !

7

Comme souvent, c’est dans le Guardian du jour qu’on trouve l’information qui fait rire. Mais à la différence de nos confrères de Libération qui s’y abreuvent quotidiennement, mais en cachette, Causeur met comme un point d’honneur à citer ses sources. Aussi donc, on apprend que l’impératif écologique qui tourne en eau de boudin, ou plus exactement en excès de CO2 a encore frappé : les supermarchés Tesco claironnent dans leurs publicités que ses clients qui remplacent leurs ampoules à incandescence par des ampoules basses consommation seront récompensés par des miles valables sur un certain nombre de compagnies aériennes. Turn lights into flights, annonce l’affiche sous le joli slogan écolocompatible Every little helps, tarte à la crème neuneu qui signifie que même le plus petit geste est bon pour la planète. Coupons donc l’eau quand on se lave les dents, achetons des yaourts sans emballage, utilisons des couches lavables ! Ainsi, gentil consommateur écolo, si tu es citoyen, responsable et prêt à payer trois fois plus cher, tu pourras prendre l’avion gratis, on parlera de la couche d’ozone et de la pollution au kérosène une autre fois. D’où la conclusion un rien caustique de nos délicieux confrères du Guardian : « Ça revient à offrir vingt paquets de Benson & Hedges pour l’achat d’une boite de Nicorette. » Nous, on est pour !

Classes dangereuses, presse peureuse

Ça se durcit sur le front de la lutte des classes. Le Monde a peur. Le journal, avec majuscule pas le monde en minuscule, c’est-à-dire les gens. Cette peur était patente dans le titre d’un article publié le 1er avril, en pages Economie. « La radicalisation des conflits sociaux se banalise. » En traduction, cela signifie que quand on ferme une usine pour raisons boursières, en face, on résiste. Et Le Monde trouve ça bien inquiétant, ce que confirme le sous-titre : « La violence générée par l’exaspération et le sentiment d’injustice des salariés face à la crise inquiète les experts. » Qu’en termes galants ces choses-là sont dites !

J’aime bien l’expression « sentiment d’injustice ».

Pendant des années, on a accusé ceux qui parlaient de « sentiment d’insécurité » de mollesse coupable, de refuser le bombardement des banlieues insurgées, le mitard pour les mineurs, l’estrapade pour les voleurs de mobylette. Il faut croire que si on peut imaginer un traitement de l’insécurité, il est plus difficile de faire la même chose pour l’injustice.

Vous faire virer comme n’importe quel salarié de Continental et apprendre le même jour le montant de l’indemnité de départ du patron de Valéo, ce n’est pas une injustice, c’est un sentiment d’injustice. Nuance. D’ailleurs qui a écrit cela ? Les experts. Alors là, évidemment si ce sont des experts, on n’a plus rien dire. Sauf que les experts, en matière d’économie, ils sont tous libéraux, c’est-à-dire juge et partie, ils vous ont expliqué pendant des années que le capitalisme financier était la seule solution et quand la Crise est arrivée, les experts ont essayé de faire oublier qu’ils s’étaient comportés comme des boussoles qui indiquent toujours le sud. Voilà pour Le Monde avec une majuscule.

Mais il y a aussi le monde en minuscule : les gens, quoi. Le monde en minuscule, il est plutôt content de voir la peur changer de camp, il est plutôt content de voir les patrons plus ou moins voyous se rendre compte de cette chose assez étonnante : les ouvriers sont des êtres humains et des êtres humains, ça souffre et quand ça souffre trop, surtout dans l’indifférence, ça se met en colère. Ça vous enferme, ça vous séquestre, ça vous insulte, ça vous force même à manifester avec vous, comme l’ont fait les ouvriers de Fulmen, à Auxerre. Après, le patron de Fulmen qui avait caché qu’Exide technologies, propriétaire du site, en avait décidé la fermeture pure et simple, déclare qu’il a été humilié. Ce doit être nouveau, pour lui, l’humiliation. Il ne devait pas croire que ça pouvait lui arriver. L’humiliation, pour lui, ce devait plutôt être un truc pour ceux qui reçoivent une lettre de licenciement par la poste, pour ceux qu’on bouge comme des pions au gré des missions d’intérim, pour ceux qui vivent à quatre sur une paie de mille euros.

Oui, le monde en minuscule, ça peut se faire avoir par un mensonge, mais il ne faut pas non plus exagérer: Nicolas Sarkozy promettant il y a quelques mois de sauver les emplois de Gandrange alors que le site vient de fermer définitivement et que l’Indien Mital s’en tire en toute impunité comme un Albert Spagiarri de la sidérurgie, ça pourrait servir de cours d’introduction à l’Ecole de la Démagogie que pourra toujours créer l’actuel président de la république, une fois qu’il aura été chassé du pouvoir par la juste fureur prolétarienne. Mittal a vidé les coffres, pris les machines et il s’est barré. Moins sympathique que Woody Allen mais avec la même devise qui fit le titre de son premier film : « Prends l’oseille et tire-toi ! »

Alors Le Monde, avec une majuscule, se cherche une cause et cette cause, ça ne peut pas être l’injustice puisque rappelons-le, il n’y a qu’un sentiment d’injustice. Bon, c’est un peu obscur, fumeux, on dit les choses sans les dire : « Sous le sceau de l’anonymat, un conseiller ministériel rapporte que des représentants syndicaux ont parfois été débordés par une base réceptive aux discours de l’extrême gauche. »

Elle pourrait servir d’exemple pour un cours de grammaire sur la modalisation, l’euphémisme, la périphrase, bref tout l’arsenal rhétorique de ceux qui cherchent à vous embrouiller. En gros, ce que veut dire Le Monde, c’est que tout ça, c’est uniquement de la faute aux gauchistes. En d’autres temps, on aurait accusé l’œil de Moscou. A croire que dans certains cercles du pouvoir, on se réunit dans le noir autour d’un guéridon en se tenant par le petit doigt et en demandant, plein d’espoir : « Esprit de Raymond Marcellin, es-tu là ? »

C’est assez amusant quand Le Monde ne comprend plus le monde, finalement.

Cachez-nous donc ce bus que nous ne saurions voir

527

Surtout, regardons ailleurs. La vidéo d’une agression sauvage survenue dans un bus en plein Paris est diffusée sur internet. Scandale. Mais pas à cause de la brutalité et de la gratuité de ce tabassage, ni en raison de l’acharnement des agresseurs et de la terreur des passagers. Ce qui soulève le cœur des belles âmes, ce n’est pas ce qu’on voit, c’est qu’on le voie. Le premier coupable, c’est donc le flic ou l’employé de la RATP qui a pris la lourde responsabilité de faire fuiter ces images à l’extérieur[1. Mutatis mutandis, ça me rappelle la fureur de l’Autorité palestinienne contre les journalistes italiens qui avaient « sorti » les images du lynchage de deux soldats israéliens et les excuses penaudes de la presse italienne de Jérusalem.]. Et le second le site internet qui, rompant avec l’omerta assez largement respectée par les médias, a décidé de porter ces images à la connaissance du public. D’ailleurs, coup de chance : il s’agit de François Desouche, site identitaire ou d’extrême droite, chacun choisira son lexique.

Imaginons une vidéo montrant une lapidation au Pakistan, une exécution sommaire dans une improbable capitale africaine ou le tabassage raciste de prévenus dans un commissariat parisien. Ou encore des brutalités policières contre de pacifiques manifestants altermondialistes. « Les images qui suivent peuvent heurter la sensibilité », murmurerait une présentatrice de JT avec une nuance de gravité dans l’œil. On encenserait ceux qui ont réalisé ces images au péril de leur vie ou de leur carrière pour alerter nos consciences. On rappellerait peut-être la grandeur du plus vieux, pardon du plus beau, métier du monde. On chanterait les vertus d’internet qui nous montre ce qu’on veut nous cacher.

Bien entendu, rien de tel ne s’est passé dans le cas de la « vidéo de surveillance » de la RATP. Sa diffusion par François Desouche suscite d’abord dans les médias respectables un certain malaise ou une fin de non-recevoir. On ne mange pas de ce pain-là. Des journalistes capables d’être les gogos de n’importe quel bobard, se découvrant soudain fort pointilleux sur la qualité de leurs sources documentaires et de leurs sources tout court, examinent le film sous toutes ses coutures. Des déontologues sourcilleux qui recopient sans états d’âme les PV d’instruction ou d’interrogatoire que leur refilent aimablement juges et policiers, froncent les narines. « Qui a intérêt à faire sortir cette histoire ? », se demande-t-on avec des airs entendus. Soucieuse, sans doute, de se montrer médias-friendly, la Préfecture de police saisit l’IGS « pour connaître l’origine de la fuite qui avait permis à cette vidéo, filmée par la caméra de surveillance d’un bus, de sortir sur Internet ». Durant quelques heures, on place même en garde à vue un policier, membre du Service régional de la police des transports. L’intéressé ayant été mis hors de cause, « les investigations se poursuivent donc pour trouver le responsable », promet la PP dans un communiqué. On est soulagé de savoir que tous les moyens sont mobilisés pour retrouver cet odieux délinquant.

L’authenticité du document paraissant indiscutable, les vigilants, retrouvant leurs vieux réflexes, orientent les soupçons sur le messager, le désormais fameux site François Desouche que l’on ne doit citer qu’en se bouchant le nez. Qu’une information ait transité par ce dernier repaire de la bête immonde devrait suffire à la rendre impropre à la consommation – pas cachère si j’ose dire. Les vertueux s’alarment : n’y a-t-il pas là une manipulation politique venu de là où on pense ? Méfiance.

Autant avouer mon crime, il m’arrive de consulter ce site. On y trouve, en plus d’une indigeste propagande, des informations censurées – ou ignorées – ailleurs. Celles-ci sont à l’évidence sélectionnées dans l’unique perspective de démontrer les dangers de l’immigration. Il est vrai que l’apologie de la France multiculturelle est infiniment plus sympathique que la nostalgie d’une France blanche, largement fantasmée au demeurant, qui rassemble les contributeurs de Desouche. Il est clair que nombre d’entre eux flirtent et plus si affinités avec le racisme. On peut ne pas aimer – certains diront qu’on doit. Faut-il aller plus loin encore et se rendre sourd et aveugle à tout ce qui vient d’un si détestable environnement ? Il est assez plaisant de voir les plus pompeux adorateurs du culte de l’Information se comporter comme des propagandistes de bas étage. Le réel nous déplaît, changeons-le. Une vieille rengaine.

Au-delà des modalités de sa diffusion, décrétées douteuses et fermez le ban, il faut croire qu’il y a quelque chose dans cette vidéo qu’on ne veut pas voir. Ces images durant lesquelles on voit trois ou quatre jeunes gens s’acharner sur un autre et le rouer de coup alors qu’il est pratiquement à terre ont de quoi heurter certaines sensibilités – et même toutes les sensibilités. Il n’est pas sûr, cependant, que la retenue des médias dans cette affaire s’explique par le louable souci de ménager la nôtre.

Il faut en effet le proclamer haut et fort, ce film donne une image négative de la réalité. La Halde et tous ses disciples qui somment publicitaires, cinéastes et gens de télévision de s’employer à donner une image positive de tel ou tel groupe injustement traité par l’histoire et la société, devraient d’ailleurs émettre sous peu une protestation bien sentie. Enfin, plutôt que d’image négative, peut-être serait-il plus indiqué de parler d’image non-conforme – un manifestant molesté par la police, c’est aussi une image négative mais elle ne gêne personne.

Ce qui déplaît, dans la scène de l’agression dans l’autobus de nuit, c’est son casting : les agresseurs étaient « issus de l’immigration » et la victime blanche. Bien entendu, ces faits établis ne suffisent aucunement à conclure à l’agression raciste mais ils ne permettent pas non plus de décréter qu’elle n’avait rien de raciste. Imaginons que les agresseurs aient été blancs et la victime noire ou arabe. On aurait sans doute, pour sa plus grande joie d’ailleurs, évoqué le spectre de Le Pen et dénoncé une ratonnade. On aurait peut-être eu raison de le faire – et peut-être pas.

On me dira que le combat contre le racisme vaut bien quelques petits arrangements avec la vérité. Admettons. Aussi bien intentionnée soit-elle, cette tactique de l’aveuglement appliquée avec constance et avec le succès que l’on sait par la gauche dans la lutte contre le Front national, n’a strictement aucune chance de faire reculer le racisme. C’est même tout le contraire. C’est en planquant sous le tapis la délinquance ou le racisme quand les coupables sont des Français noirs ou arabes – au motif inavoué qu’eux-mêmes victimes de racisme –, qu’on jette la suspicion sur tous. Trois petites frappes qui s’acharnent sur un homme à terre ne représentent rien ni personne d’autre que trois petites frappes. Au lieu de détourner les yeux ou de leur tenir le langage de l’angélisme, il serait temps de leur parler le seul qu’ils comprennent, celui de la force. Sans distinction de race ou de religion.

Libérez Barabbas !

95

Le serviteur se tient en retrait. Un geste et il apportera à son maître une coupe pleine d’eau. Sale métier que de servir un homme aussi à cheval sur l’hygiène. On ne le retiendrait pas qu’il passerait ses journées en ablutions multiples, apportant plus de soins à ses mains qu’à sa procurature, rendant par trois fois à Esculape ce qu’exige César. Ça tarde à venir. Il éructe, moitié grec, moitié latin, et ponctue ses phrases des trois mots qu’il connaît d’araméen. Parler peuple, lui ressembler et faire ce qu’il réclame, voilà la politique. Ça n’en finit pas. Il fait venir sa femme. Elle chante, vous savez ? Le peuple s’impatiente. On n’est pas monté de la ville basse pour mater Claudia. Ce qu’on veut, c’est la peau de Joshua. Lequel ? Pilate en a deux sous la main. L’un est surnommé bar ’abb’a, l’autre se dit lui-même bar ’abb’a. C’est à n’y rien comprendre. Et personne n’y comprend rien. Va pour Joshua donc, qu’on le crucifie et qu’on libère Joshua ! De l’eau, vite.

Jusqu’à Origène et son Commentaire sur Matthieu, dans lequel il juge indécent d’attribuer à un impie un nom aussi saint, de nombreux manuscrits du récit de la Passion faisaient mention du prénom de Barabbas : Jésus. Ajoutez à cela qu’en araméen – langue supposée de rédaction de l’évangile de Matthieu –, bar’abb’a signifie « le fils du père », la confusion grandit. Et Pilate répète sa question : « Voulez-vous que je libère Jésus le Messie ou Jésus le Fils du Père ? » (Matthieu 27,17.) Pourquoi autant de similitudes entre deux hommes que la tradition nous présente, depuis le IIIe siècle, comme absolument dissemblables ? Serait-ce là un complot ourdi par l’Eglise, une vérité passée sous silence ? Les choses sont plus simples, c’est-à-dire beaucoup plus complexes.

Une hypothèse. Barrabas n’est pas le nom d’un personnage historique, mais une figure rhétorique : l’allégorie d’une idée théologique. Quand les évangiles synoptiques insistent sur la messianité de Jésus, le quatrième évangile, celui de Jean, insiste sur la divinité du Christ. L’idée de « Jésus messie d’Israël » est recevable par les juifs du Ier siècle ; celle de « Jésus fils du Père » coince en revanche aux entournures. Elle est même inacceptable : un peu rigolards, ils regardent les empereurs romains se prétendre fils de Vénus ou de Mars, mais pour ce qui est du Dieu d’Israël, e finita la comedia ! Comment pourrait-Il, Lui dont le nom est imprononçable, avoir un fils ? C’est proprement inconcevable et inadmissible.

Ce bar’abb’a que Luc, Matthieu et Marc nous font passer pour un « fameux brigand » n’est pas un personnage, mais le johannisme lui-même, c’est-à-dire l’idée que le Christ dépasse sa propre messianité pour n’être plus que fils de Dieu. C’est une hypothèse d’autant plus vraisemblable que l’exégèse nous apprend que, dans l’évangile de Jean, l’épisode de Barabbas est une pièce visiblement rapportée et que le texte original n’en fait nullement mention.

Dès lors, Barrabas ne serait donc que l’un des innombrables motifs de débats et de discussions qui animent l’Eglise des premiers siècles et que les évangiles ont recueillis au long du temps en strates imbriquées. Une borne témoin rappelant que l’idée de divinité du Christ n’était pas du tout évidente pour les premiers chrétiens (à l’exception des gnostiques, qui ne font pas la fine bouche quand il s’agit de rompre avec la référence vétérotestamentaire) et qu’il aura fallu attendre le concile de Nicée pour réconcilier ceux qui, à l’instar des trois premiers évangélistes, insistent sur la messianité du Christ et ceux qui, avec Jean, mettent en avant sa divinité. Mais ce n’est là qu’une hypothèse : l’exégèse nous apprend qu’un texte ne se laisse jamais enfermer dans l’univocité. Aucun commentaire, fût-il délivré par Gérard Mordillat en personne, n’épuise le sens ni le séquestre : l’infinitude du texte, c’est ce que le christianisme a reçu en partage du judaïsme.

Historiquement, rien n’atteste qu’on élargissait chaque année un criminel au moment de Pessa’h[1. Ni le Talmud ni le Midrasch, qui surabondent pourtant en détails historiques sur Pessa’h, n’évoquent nulle part cette coutume.]. Rien sinon les évangiles, qui nous disent que c’était une coutume. Ce qui confirme le statut essentiellement symbolique de Barabbas. Mais, dans le récit de la Passion, il n’est pas un simple figurant polémique ni une pauvre allégorie. Il est le premier homme, celui qui bénéficie en avant-première du sacrifice du Christ. Il n’est pas le parangon du juif déicide, mais la figure du chrétien lui-même, c’est-à-dire du pécheur qui reçoit le pardon parce qu’un autre a été sacrifié à sa place.

Barabbas permet également d’introduire dans le récit de la Passion la référence au rite du bouc émissaire décrit au chapitre 16 du Lévitique : Aaron choisit deux boucs semblables. L’un est immolé, l’autre est envoyé dans le désert. La différence – René Girard l’a mise en évidence, après que Nietzsche avait décelé combien elle inversait les valeurs de la civilisation antique – est que, contrairement à ce qui se passe dans la mythologie grecque, la victime est innocente. Et c’est pour cette innocence même qu’elle est condamnée à mort. Barabbas vient rappeler l’innocence de la victime, soulignant, par contraste, l’iniquité du jugement.

La troisième fonction que remplit Barabbas nous est rapportée par Marc qui le présente comme « un rebelle et un meurtrier ». Là encore, historiquement, la procurature de Ponce Pilate se distingue par le calme civil en Judée : il faudra attendre vingt ans pour que la paix cède le pas à un climat d’émeutes et de révoltes anti-romaines, avant de culminer en 66 à Massada et de s’achever en 70 par la destruction du Temple. Marc ment-il ? Non. Lorsqu’il écrit sa haggadah dans la Rome des années 65, transcrivant ce que Pierre lui a rapporté pendant leurs longues années de collaboration, l’évangéliste a les yeux braqués sur la Judée et les événements qui s’y déroulent. Il a de la sympathie pour ces juifs entrés en rébellion contre l’Empire. Il les connaît et les a fréquentés avec Pierre, en Judée puis à Rome. Le message qu’il leur adresse est simple : tout n’est pas politique. Ou plutôt : la royauté que vous promet le Christ n’est pas de ce monde.

Chez Marc, la figure des deux Jésus bar’abb’a illustre deux messianismes distincts : l’un prend les armes pour affranchir Israël de son occupant romain, l’autre poursuit des visées qui ne sont pas de ce monde. En mettant en scène l’un et l’autre Jésus, Marc nous met en garde contre tous les petits Mordillat que l’humanité enfantera jusqu’aux temps derniers : la politique et le messianisme font deux, quand bien même la politique prend des allures messianiques. La première veut la rébellion ici et maintenant. Elle complote, exécute, assassine, sans nécessairement avoir recours à la perspective de lendemains qui chantent et de surlendemains qui dansent. Quand elle en a, ses mains sont rouges de sang. Quant au messianisme, dont la nature est proprement eschatologique, il tient un discours sur les fins ultimes, sans pour autant les précipiter ni les devancer. Il nous parle en somme d’une insurrection qui vient et n’a pas fini d’advenir dans les cœurs humains.

Simone Weil notait : « Un ancien exemple de décision démocratique : la demande populaire de libérer Barabbas, et de crucifier Jésus. » Et tout ça, sans démocratie participative ni jurys citoyens.

Vite, de l’eau. Pilate n’attend pas.

Boycott d’Israël : des avocats exécutés sans jugement !

63

C’est le talentueux Sylvain Lapoix de Marianne2 qui nous l’apprend, les militants pro-Hamas de la banlieue nord ont trouvé un moyen radical de combattre l’envahisseur sioniste sans trop s’éloigner de chez eux. Comme le montre la vidéo jointe à cet article punchy, et que diffuse largement, mais pas exactement aux mêmes fins, le site de la liste EuroPalestine. Qu’y voit-on ? Des militants vêtus de T-shirts verts (on pense que la couleur n’a pas été choisie au hasard), siglés Boycott Israël, vont dans le magasin Carrefour le plus proche de chez eux et détruisent tous les produits originaires de l’ »Entité » honnie. Leur vindicte se porte plus particulièrement sur les légumes, pourtant verts eux aussi, ainsi que sur les fruits, tous accusés de pousser sur « la Terre volée au Palestiniens, grâce à l’eau volée aux Palestiniens ». Pendant que les boycotteurs détruisent en toute impunité les oranges, poivrons, avocats et autres végétaux impies, on voit aussi leur chef spirituel, si j’ose dire, accuser au mégaphone les hypermarchés Carrefour de dissimuler volontairement aux clients l’origine israélienne des produits frais. Du coup, on se demande comment font nos Europalestiniens pour reconnaître les légumes sionistes. Au faciès ?

On a sa carte ou on ne l’a pas

75

Tout n’est pas à jeter par la fenêtre dans le XXIe siècle. Le monde d’après le Mur réserve parfois de bonnes surprises, une fois qu’on a chassé de son esprit les spectres d’Angot, des frères Dardenne ou de Gad Elmaleh. Par exemple, j’aime bien certains mots de ce temps. Ou plus précisément le sens que prennent certains mots de ce temps.

Parfois parce qu’ils sont bien utiles. Quand vous lisez ou entendez quelqu’un utilisant l’adjectif lisible dans son acception moderne, du style : « Le gouvernement devrait rendre plus lisible sa position sur le RMI des couples homosexuels à Mayotte », vous savez que vous avez très probablement affaire à un crétin[1. J’ai banni de mon vocabulaire l’expression crétin des Alpes par crainte de voir Luc Rosenzweig m’envoyer en représailles depuis son shtetl chamoniard un de ses scuds-maison dont on se relève pas. Luc, il n’y a que des gens biens dans les Alpes, et je n’ai jamais prétendu, moi, que le peuple savoyard n’existait pas…].

Un avatar sémantique dont je fais mes délices est avoir sa carte. Au siècle passé, cela signifiait une seule chose : être membre du Parti. Le parti signifiant lui-même – toujours à l’époque – le Parti communiste. Quand tous les communistes en furent partis[2. V’la que je me fâche aussi avec Jérôme Leroy. Mais bon, j’avais ma carte avant lui…], l’expression avoir sa carte muta brutalement en moins d’une génération, donnant raison aux regrettés Jean-Baptiste Lamarck et Trofim Lyssenko. Au XXIe siècle, avoir sa carte signifie avoir le ticket, en clair être socialement et médiatiquement inattaquable, ou a minima être protégé des médisances par un préjugé favorable en kevlar. À ne pas confondre avec bankable, un mot un rien abject mais énonçant assez crûment l’équation postmoderne qui rapporte la surface sociale non plus à l’épaisseur du compte en banque, façon Patron-à-cigare, mais à la solvabilité médiatique, façon Premier pouvoir. Claire Chazal est bankable, tout ce qu’elle fait intéresse la France d’en bas, Le Clézio a sa carte, tout ce qu’il fait subjugue l’intelligentsia[3. Il faut s’appeler au moins Clint Eastwood ou Barack Obama pour bénéficier consubstantiellement de ces deux onctions à la fois.]. Si Claire Chazal présente depuis cinq ans, dans l’indifférence générale, une émission intelloïde (intitulée : « Je/nous de Claire », on ne rit pas) sur la chaine gaie Pink TV, c’est sans doute parce que quelqu’un lui a fait miroiter qu’elle pourrait un jour avoir sa carte à la force du poignet. C’est pas gentil.

Jean-Marie Bigard n’est pas prêt d’avoir sa carte. Quand il fait un spectacle, on est certes plus ou moins obligé d’en parler mais à cause de son public de prols blanchâtres et de son soutien à Sarko, on a largement le droit d’en dire du mal. Et même un peu l’obligation, depuis sa malheureuse saillie sur le 11 septembre chez Ruquier, dont Bigard entendra parler toute sa vie, qu’il traînera toujours au bout de la queue, gravée qu’elle est, en lettres de feu sur sa fiche Wikipédia : « Le 5 septembre 2008, lors d’une intervention sur l’antenne d’Europe 1, l’humoriste défend la thèse du complot intérieur à propos des attentats du 11 septembre 2001. Ses déclarations, ont déclenché une vive polémique, et une condamnation des principaux médias. Quelques jours plus tard, par communiqué de presse, il s’excuse : « Je demande pardon à tout le monde pour les propos que j’ai tenus vendredi dernier pendant l’émission de Laurent Ruquier sur Europe 1. Je ne parlerai plus jamais des événements du 11 septembre. Je n’émettrai plus jamais de doutes. J’ai été traité de révisionniste, ce que je ne suis évidemment pas. » »

Dario Fo, lui, a sa carte. Metteur en scène d’avant-garde, anarchiste militant, prix Nobel de Littérature en 1997, ça vous pose un homme. L’une de ses pièces, Faut pas payer, a été diffusée sur France 5. Un thème d’actu puisqu’il s’agit d’une évocation de la vie chère et des premières tentatives d’autoréduction dans les magasins pratiquées par les autonomes italiens des seventies[4. Et que tentent péniblement de rejouer pour les 20 heures de 2009 les troupes du NPA, avec un rendu qui n’est pas sans rappeler celui des StarAcadémiciens reprenant Léo Ferré.]. Faut-il le préciser, la diffusion de la pièce a été saluée par un chœur spontané de louanges, comme l’avait été sa création aux Amandiers en 2005.

Vous ne voyez pas le rapport avec Bigard. C’est que Dario Fo s’est beaucoup plus investi que le plus papistes de nos comiques-troupiers (voire le seul) dans la relecture complotiste du 11 septembre. Il a multiplié les déclarations hostiles à la thèse couramment admise de l’attentat islamiste et répété à l’envi que les Services américains étaient dans la combine.

Dario Fo est l’un des trois narrateurs du film italien Zero : enquête sur le 11 septembre. Un film dont nous laisserons un de ses metteurs en scène, Franco Fracassi, résumer la problématique : « Ben Laden a-t-il profité des attentats du 11 Septembre ? Peut-être… mais il n’est certainement pas le seul ! D’autres personnes ont largement profité de ces attentats, celles-là mêmes qui, ensuite, se sont revendiquées comme victimes de ce crime… » Un film qui, dans la foulée de Thierry Meyssan, affirme notamment qu’aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone. Comprenons-nous bien : c’est le droit le plus absolu des uns et des autres de communier dans le délire paranoïaque et le conspirationnisme à front bas. Reste à comprendre pourquoi la vision bien à lui qu’a Dario Fo des Twin Towers ne suscite pas la moindre indignation. Or contrairement à l’infortuné Bigard qui a proféré une ânerie une fois en passant et s’en est de surcroît repenti, notre anarchiste ne cesse de répéter ses théories et son propre blog nous apprend qu’il n’hésite pas à en assurer lui-même la promo lors de projections-débats. Mais c’est la jurisprudence Ken Loach qui prévaut. Silence radio. Pas un seul mot sur cette affaire qui compte tant pour lui dans la notice Wikipédia de Dario Fo. Ses admirateurs le protègent de lui-même. Telle la femme de César, le Nobel altermondialiste est structurellement insoupçonnable. Dario Fo a sa carte. Quand on n’est pas n’importe qui, on peut dire n’importe quoi !

Epaulard ? C’est assez !

16

Deux nouvelles pour le prix d’une : Causeur a des lecteurs au Modem. Et aussi dans le Val de Marne ! A preuve, ce mail que nous recevons d’une responsable bayrouyste du 9/4, restitué, déontologie oblige, dans sa poétique intégralité : « Pourriez-vous vérifier l’identité de ce Monsieur nommé André Epaulard, qui a récemment écrit 2 billets sur votre site Causeur.fr ? Ce Monsieur André Epaulard n’est pas connu du MoDem, n’est pas adhérent et inconnu de la direction du MoDem. Il semble même qu’il n’existe pas. André Epaulard est un personnage de roman Nada, mis en film en 1973 par Chabrol, qui traite de politique apparemment sur le même sujet (alliance communiste-fasciste). Le CULET, Comité pour une littérature éthique, dont il se proclame président, ne paraît pas exister non plus, en tout cas aucune trace sur internet. Ce doit être une supercherie, une farce ou une manipulation. Merci au site causeur.fr de vérifier préalablement ses sources. »

Vive le printemps !

10

printemps

Le printemps est de retour. Les hirondelles ne devraient pas tarder. Plus ponctuels que les passereaux printaniers, les huissiers, eux, sont déjà là, avis d’expulsion en poche. Retrouvez les impubliables de Babouse sur son carnet.

Il faut libérer Julien C.

88

L’affaire des sabotages de la SNCF sort de sa phase d’oubli médiatique. Le 17 mars dernier, les huit co-inculpés toujours maintenus sous surveillance judiciaire ont publié dans Le Monde une tribune annonçant que le silence de Bartleby serait désormais leur réponse à l’acharnement politique déployé contre eux et dissimulé sous la mascarade judiciaire.

Puis, le 25 mars, Le Monde affirmait en « une » avoir pris connaissance des pièces du dossier de l’instruction et constaté qu’il était résolument vide, conformément aux affirmations de la Défense depuis le début de l’affaire. Le quotidien reproduisait en outre un échange admirable. « Le juge : « Pensez-vous que le combat politique puisse parfois avoir une valeur supérieure à la vie humaine et justifier l’atteinte de celle-ci ? » Julien C. : « Je pense que c’est une erreur métaphysique de croire qu’une justification puisse avoir le même poids qu’une vie d’homme. » » Julien C. ne saurait être plus clair concernant ses dispositions éthiques. Ses amis et lui se tiennent assurément à peu près aussi loin des passions tristes des Brigades Rouges que de celles d’Alain Bauer.

Le 2 avril, enfin, les avocats des neuf personnes mises en examen pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » ont tenu une conférence de presse à la Ligue des droits de l’Homme. Ils ont demandé la requalification du dossier en droit commun. Ils ont pointé le caractère prémédité de cette opération politico-judiciaire. Six mois avant l’interpellation de novembre, le 13 juin 2008, le ministère de la Justice avait en effet demandé aux tribunaux dans une circulaire de se dessaisir de tout dossier lié à « la mouvance anarcho-autonome » au profit du parquet antiterroriste de Paris. Ils ont dénoncé le caractère inacceptable et arbitraire de la détention de Julien C., qui dure depuis bientôt cinq mois, en l’absence de la moindre preuve matérielle. Selon Me Terrel, « le gouvernement fait la chasse à des gens qui vivent différemment ». Les avocats se sont enfin étonnés que la piste allemande ait été négligée, un groupe allemand ayant revendiqué les sabotages de caténaires dans l’indifférence complète des enquêteurs.

J’évoquerai maintenant les textes qui, selon la police, émaneraient de Julien C. et de ses amis et qui ont été utilisés comme des éléments à charge dans cette affaire. S’ils en sont véritablement les « auteurs », je les en félicite chaleureusement. Car Tiqqun I (qui contient les remarquables Théorie du Bloom et Théorie de la Jeune-Fille), Tiqqun II et l’Appel sont des écrits d’une profondeur, d’une intelligence, d’une densité, d’une beauté très peu communes. Je suis heureux de partager avec Jérôme Leroy l’admiration de ces grands textes encore méconnus – qui ont pourtant d’ores et déjà donné lieu à des traductions italiennes, espagnoles et allemandes. Mais je diverge avec lui sur un point, sur lequel je ne puis donner entièrement tort à mon ami Marc Cohen : je n’aime pas du tout L’insurrection qui vient.

À chaque fois que j’ai tenté de convaincre des amis réactionnaires du caractère décisif de ces ouvrages, je me suis presque toujours heurté au même réflexe de défense. Ils tiennent absolument à fuir ces écrits, à ne pas en éprouver la puissance de pensée et de vérité, en les repoussant dans le bercail familier de la bêtise romantico-gauchiste. C’est un non-sens absolu. Il se trouve que ces écrits très singuliers mènent une guerre sur deux fronts : à la fois contre la bêtise réactionnaire et contre la bêtise progressiste. Etant sujet à l’une comme à l’autre, je ne pouvais que les aimer. Non seulement ces textes ne sont pas « de gauche », mais ils s’attaquent incessamment et avec une réjouissante cruauté à à peu près toutes les formes de la bêtise de gauche.

Je me contenterai de citer quelques extraits de l’Appel afin que chacun puisse vérifier par lui-même cette évidence : « Périodiquement, la gauche est en déroute. Cela nous amuse mais ne nous suffit pas. Sa déroute, nous la voulons définitive. Sans remède. Que plus jamais le spectre d’une opposition conciliable ne vienne planer dans l’esprit de ceux qui se savent inadéquats au fonctionnement capitaliste. La gauche (…) fait partie intégrante des dispositifs de neutralisation propres à la société libérale. Plus s’avère l’implosion du social, plus la gauche invoque « la société civile. » Plus la police exerce impunément son arbitraire, plus elle se déclare pacifiste. Plus l’État s’affranchit des dernières formalités juridiques, plus elle devient citoyenne. » Ou encore : « Tout se passe comme si les gauchistes accumulaient les raisons de se révolter de la même façon que le manager accumule les moyens de dominer. De la même façon c’est-à-dire avec la même jouissance. » Ou encore : « C’est à force de voir l’ennemi comme un sujet qui nous fait face – au lieu de l’éprouver comme un rapport qui nous tient – que l’on s’enferme dans la lutte contre l’enfermement. Que l’on reproduit sous prétexte d’ »alternative » le pire des rapports dominants. Que l’on se met à vendre la lutte contre la marchandise. Que naissent les autorités de la lutte anti-autoritaire, le féminisme à grosses couilles et les ratonnades antifascistes. »

La valeur de ces textes tient ensuite à leur dimension métaphysique. « Par communisme, nous entendons une certaine discipline de l’attention. » Naturellement, chacun est libre de s’esclaffer bruyamment en affirmant que les questions métaphysiques, comme l’acné, disparaissent une fois passé le seuil de l’adolescence. Pour ma part, j’ai cependant beaucoup de mal à prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle Benoît XVI, Martin Heidegger et Milan Kundera seraient des adolescents attardés.

Chacun est libre de cultiver obstinément l’illusion selon laquelle la question des fins dernières, la question du sens de sa propre vie, ne se poserait pas en ce qui le concerne. La neutralité métaphysique, la neutralité éthique – prétendre n’aspirer à rien et n’être attaché à aucune valeur – ne sera jamais autre chose qu’un fantasme absurde ou un mensonge à soi-même. Qui refuse de répondre avec des paroles à la question du sens de son existence y répond de toute manière limpidement par sa vie même. Notre époque n’est pas métaphysiquement neutre, elle a bel et bien ses réponses. Ses deux principales hypothèses métaphysiques pourraient être grossièrement résumées par ces propositions : 1) Toute existence humaine est un pur non-sens ; 2) La vie bonne consiste en la maximisation des trois seuls Biens véritables : le fric, la baise et la peoplelitude.

Dans sa lettre ouverte adressée à Julien C., Cyril Bennasar fait semblant de partager cette métaphysique de pacotille et d’y voir la quintessence de la lucidité et de la maturité. Il fait sans doute preuve d’une générosité mal placée en prêtant hasardeusement à Julien C. cette métaphysique au dessous du seuil de pauvreté. C’est la grande naïveté de notre époque, comme le remarquait René Girard, que de croire que seulement tout ce qui est bas est réel. La posture provocatrice de Cyril Bennasar ne manque pas d’humour, mais elle manque sans doute de vérité. Il faut vous avouer, cher Cyril, que ni vous ni Julien C. ne me semblez très crédibles en tant qu’aspirants forcenés au souverain Bien du fric, de la baise et de la peoplelitude. Votre choix du noble métier de menuisier et celui de Julien C. de vivre dans une ferme ne sont vraiment pas les chemins les plus droits, ni ceux que le bon sens recommande en priorité, pour atteindre les buts que vous évoquez. Vous seul et les gauchistes désignez en outre Julien C. comme un « martyr de l’Etat policier sarkozyste ». Ecoutez ses amis, dans leur tribune dans Le Monde : « Pas de héros, pas de martyr. » Enfin, il est inexact que, fidèle à la sagesse de Bruce Lee, vous ne vous attaquiez qu’au bois. Yvan Colonna et Julien C., je vous l’assure, ne sont pas un mélèze et un pin parasol – même s’ils ont en effet en commun avec eux de ne pas pouvoir, de leur cellule, « rendre les coups. » Dans ces conditions, vos attaques me semblent en vérité manquer un peu de panache.

Je citerai pour finir quelques phrases de l’Appel qui n’ont curieusement intéressé aucun journaliste. Pourtant, elles ne ressemblent pas exactement à un éloge de l’activisme saboteur. Elles seraient plutôt son contraire : « L’activiste se mobilise contre la catastrophe. Mais ne fait que la prolonger. Sa hâte vient consommer le peu de monde qui reste. La réponse activiste à l’urgence demeure elle-même à l’intérieur du régime de l’urgence, sans espoir d’en sortir ou de l’interrompre. »

Théorie du Bloom

Price: 10,20 €

15 used & new available from 4,36 €

La beauté est un droit

38

Membre de l’Académie française, Marc Fumaroli est historien et essayiste. Il vient de publier Paris-New York et retour : Voyage dans les arts et les images (Fayard).

Délicieusement érudit et vachard, votre ouvrage retrace toutes les péripéties de la guerre menée par le modernisme contre l’art classique – et aussi contre le langage et la politique classiques. Mais il est en même temps un requiem pour ce modernisme qui nous a légué tant de chefs d’œuvre. Seriez-vous un moderne honteux ?
Certainement pas. J’admire ces artistes qui ont réussi à faire vivre la peinture, la sculpture, l’architecture alors même que tout allait dans le sens de l’industrie, de la massification, ce que j’appelle l’image éphémère. Ils ont mené un magnifique combat. Songez que le modernisme commence avec Baudelaire et s’achève avec Picasso et même Bacon, le dernier grand moderne en peinture. En littérature, il s’épuise dans les années 1950 mais il reste quelques mohicans comme Kundera ou même Sollers. Au fond, les modernistes sont morts ou vieillissent désespérés, j’en veux pour preuve certains textes de Duchamp ou Breton à la fin de leur vie qui les feraient assurément traiter de vieux réacs ! Après avoir été le parangon de l’égotisme dandy qui d’ailleurs a fait son charme, Duchamp s’en prend à l’égoïsme des artistes. Bien avant que le terme apparaisse, il avait pressenti le désastre du post-modernisme.

N’est-ce pas le triomphe sans partage du moderne, lequel se retrouve en quelque sorte privé d’adversaire, qui accouche du post-modernisme ?
Mais ce triomphe, les modernistes ne l’ont jamais souhaité à cette échelle et sous cette forme. C’est la vulgarisation du modernisme qui l’a fait basculer du grand art à la publicité. Résultat, des élitistes enragés, des érudits d’une exigence aristocratique, ont été sommés d’assumer un héritage qu’ils réprouvaient, comme le pop art pour Duchamp. Certes, il avait prêté le flanc à cette récupération mais elle a fini par le faire enrager. Lors de la première grande rétrospective Warhol au MOMA, Warhol a utilisé, pour son carton d’invitation, la Mona Lisa aux moustaches de Duchamp. Et Duchamp le lui a renvoyé en protestant qu’il n’avait pas à utiliser son œuvre.

D’accord, mais en quoi ces remords vous permettent-ils de postuler une rupture radicale qui séparerait le bon grain moderne de l’ivraie postmoderne ?
Au départ, je me suis interrogé sur le rapport entre les images que l’on voit dans la rue, sur les écrans, sur les portables et celles qu’on nous montre dans les musées. Pourquoi sommes-nous envahis par des images jetables qui sont des offenses au repos et à la peinture quand celles des musées durent depuis des siècles et nous fascinent toujours autant ? Je ne prétends pas avoir trouvé l’explication. Mais se poser cette question permet de surmonter la confusion tentante et trompeuse entre l’art moderne qui est un art héroïque, un art de corrida, une bataille contre le Goliath de l’industrialisation des images et l’art contemporain qui ne combat plus rien et se révèle être un pur produit du système.

Que nous est-il arrivé ? L’Europe a-t-elle perdu son âme en s’américanisant ou a-t-elle engendré l’Amérique en se perdant elle-même ?
L’Amérique n’est pas responsable de quoi que ce soit. L’Amérique n’a pas inventé la photo ni le cinéma ni l’industrie. Elle n’a fait que porter à une échelle gigantesque et avec une méthode et une énergie exceptionnelles ce qu’elle avait trouvé de moderne en Europe. La grande différence tient au fait que l’Amérique est pratiquement née moderne, activiste. En tout cas, elle est entrée dans la modernité au sens plénier et triomphal tout de suite après la Guerre de Sécession. Et elle a ensuite trouvé son rythme et son pas, restant fidèle à elle-même avec une croyance absolue dans le progrès scientifique, technique, industriel, nouvelle grâce appelée à sauver le monde. En revanche, l’Europe, minée par les rivalités nationales décuplées par les moyens militaires modernes, a anéanti ce qu’elle avait possédé de plus précieux et qu’elle peine tant aujourd’hui, à retrouver.

À supposer qu’elle le veuille. Pour évoquer ce monde perdu, vous faites appel à une notion complexe, l’otium qui serait en quelque sorte l’âme de l’Europe. Pouvez-vous la définir ?
Pour les Romains, l’otium est une idée négative qui a quelque chose à voir avec la paresse et le refus criminel de participer à la vie publique. Puis ils découvrent qu’on peut contribuer à la vie de la Cité non seulement par l’action mais aussi par la méditation, le recul, la contemplation même de l’ordre du monde. Ensuite, les chrétiens transposent cette valeur à la fois à l’intérieur de l’âme et à l’extérieur de la Cité et de l’Histoire, comme une promesse réservée à celui qui sait se préserver du désordre du monde. En ce sens, les arts les lettres la philosophie et même la science telle qu’on la conçoit au XVIIe siècle sont autant d’exercices de l’otium, tant pour les derniers païens que pour les chrétiens du Moyen Âge et de la Renaissance.

Finalement, c’est l’histoire d’une nouvelle Chute, hors du monde né de la Chute que vous explorez. Avons-nous, en renonçant à ce que nous sommes, perdu à la fois le goût de l’art et celui de Dieu ?
C’est ce que dit Baudelaire lorsqu’il célèbre Delacroix qui est athée mais que son imagination le rend capable de Dieu, du Ciel, de l’Enfer. « Toute conquête objective suppose un recul intérieur », dit Cioran, rencontrant l’idée Hannah Arendt selon laquelle, plus nous disposons de techniques sophistiquées, de méthodes sûres et efficaces, moins nous avons de pouvoir sur le monde et de liberté. Nous ne sommes plus que les agents de cet admirable pouvoir impersonnel que nous avons mis au point.

La liberté individuelle, écrivez-vous, est amputée de l’essentiel de ses conditions d’exercice. En êtes-vous si sûr ? Après tout ce monde est le premier qui vous donne la possibilité de le fuir et, en même temps, d’avoir accès à la bibliothèque mondiale, à tous les tableaux.
Il est certain que ces possibilités quasiment infinies nous donnent un sentiment de toute-puissance. Mais à quelques exceptions près, ce n’est pas pour accéder à cette culture que nous nous servons des technologies. J’ai eu la chance d’admirer à New York une reconstitution de la bibliothèque des ducs d’Urbin au XVe siècle, mais à part un petit groupe de fanatiques de la renaissance italienne, who cares ?

À vous lire, on s’imprègne de toute façon que la conviction que le grand art n’est pas démocratique. « Je vois les Vénitiens de 1770 plus heureux que les gens de Philadelphie d’aujourd’hui », a écrit Stendhal que vous citez. Mais quels Vénitiens ?
La beauté est une expérience physique qui n’est pas nécessairement aristocratique. J’ai tout de même l’impression que même les Vénitiens de condition modeste étaient bien dans leur vie. La paysannerie a toujours eu un sens aigu de l’emplacement de ses villages des proportions de ses fermes, de l’agrément et de la commodité de ses mobiliers. Cela n’avait peut-être rien à voir avec la grande architecture royale mais il y avait dans toutes les couches de la société un souci de l’équilibre, de l’élégance et de l’agrément à vivre. Et on fait cette observation à chaque fois que l’on s’intéresse à une société traditionnelle. Aussi les ethnologues sont-ils bien obligés de l’admettre, ce qui les rend souvent réactionnaires ou irascibles. De plus, la démocratie libérale décrite par exemple par Adam Smith ne se définit pas seulement par la compétition et le marché. Elle repose aussi sur un certain nombre d’exigences éthiques mais aussi esthétiques qui empêchent ce système de devenir complètement aveuglant. Une belle ville, une ville habitable où l’on se sent chez soi, est l’une des conditions de la démocratie libérale. En revanche les villes à géométrie brutale qui n’ont pas de considération pour la variété de ses habitants ont quelque chose de totalitaire.

Croyez-vous vraiment que nous sommes tous égaux devant l’art ?
La beauté n’est pas le privilège de l’aristocratie mais un droit et un besoin qui habite tous les êtres. Ignorer ce besoin profond revient à encourager une militarisation de l’existence qui n’est pas favorable à la démocratie libérale et qui n’est pas digne d’elle. Le grand art est universel. Personne ne résiste à Mozart ou à Vermeer. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Eglise a tellement développé et protégé ce qu’elle appelait la Bible des pauvres. Il est vrai que la littérature et la poésie sont plus élitistes car elles ne mobilisent pas seulement les sens. La lecture allégorique, c’est-à-dire la capacité de retrouver, sous la surface du texte, un sens second, symbolique, beaucoup plus poignant et éclairant, exige une préparation. Mais tout le monde peut être sensible à la surface et c’est déjà beaucoup.

Nous serions devenus incapables de faire ce que faisaient les paysans du XVIIe ou du XVIIIe siècles, préserver la beauté des choses ? Sommes-nous devenus insensibles ?
Je ne le crois nullement. Si Paris qui, malgré pas mal de crimes architecturaux et urbanistiques, reste mieux conservée que nombre de capitales, parvenait à ne pas aggraver les choses et à rester cette capitale ancienne, dans cinquante ans, elle serait la reine du monde. Car au train où vont les destructions, les constructions idiotes, les saccages, les modernisations ridicules, ce ne sont pas des voyages touristiques mais des pèlerinages qu’on fera vers les lieux préservés qui apparaîtront comme autant de trésors. Le problème, c’est que nos gouvernants ne comprennent rien à tout cela. Le bâtiment magnifique qui a autrefois accueilli le ministère de la Marine sera, paraît-il, bientôt à vendre. Que va-t-on y construire, un hôtel de luxe ? Quel désastre ! L’Hôtel de la Monnaie, où l’on expose actuellement David de la Chapelle, est également menacé. Alors, on me dira que des édifices inutilisés retrouvent vie et que c’est l’éveil de la belle au bois dormant. Le risque, c’est qu’elle devienne une putain.

Le sociologue américain Christopher Lasch observait il y a une trentaine d’années La révolte des élites, autrement dit l’apparition d’une nouvelle classe dirigeante qui, à la différence de celles qui l’ont précédée, ne se sent plus investie d’une responsabilité. Est-ce là le problème de la France ?
Nous avons hérité non seulement d’un patrimoine mais aussi d’un Etat qui a forgé un type de serviteur très exigeant. Il est certain que depuis quelques années, une partie conséquente de ces serviteurs est passée au postmodernisme – pour le dire élégamment. Restent pas mal de gens très attachés à la défense du patrimoine et à sa transmission. Alors, il est vrai qu’il y a une bataille à l’intérieur même du cerveau de la nation entre l’hémisphère qui penche pour la modernisation à tout crin quels qu’en soient les dommages collatéraux et l’hémisphère qui résiste. J’essaie de soutenir l’hémisphère de la continuité et de la fidélité. Mais il est vrai que l’autre parti est puissant et qu’il a séduit une partie de l’opinion qui ne comprend pas que le progrès n’est pas toujours bénéfique. Je refuse en tout cas de rejoindre le parti apocalyptique qui, à force de critiquer ce qui est critiquable, finit par boucher l’horizon et nous condamner à une sorte de rage voire de psychose. De plus, il serait regrettable de passer à côté du caractère profondément comique de certaines « œuvres » comme le fameux requin de Damian Hirst exposé au Moma. Certes, ce comique est souvent noir car il a tendance à détruire les conditions qui rendent la vie agréable. De plus, c’est un comique totalement involontaire et même qui prétend interdire qu’on rie de lui. Mais l’esprit français, c’est aussi de savoir rire de ce qui nous désole et nous menace.

Reste qu’aujourd’hui, c’est au nom de l’égalité qu’on prétend éradiquer la culture française. Faire lire Balzac ou La Princesse de Clèves aux élèves serait, dit-on, discriminatoire.
Je dois avouer que je n’ai jamais entendu un professeur défendre cet argument. Et j’ai rencontré pas mal de jeunes Français d’origine maghrébine qui ont une appétence pour ce que nous avons de plus difficile à leur offrir car ils savent que c’est par là qu’ils échapperont aux limites du monde dont ils viennent. Alors, c’est entendu, il y a un air du temps mais il ne faudrait pas le voir comme une sorte de nécessité sous le joug de laquelle nous ne pourrions plus que gémir et protester. Il faut nourrir et encourager la résistance. La beauté peut nous sauver. Ou au moins donner du sens à l’existence.

L’Amérique n’a pas le même rapport à la beauté. Mais elle a manifesté un véritable génie dans l’art du recyclage.
Il est vrai que l’Amérique ne trouve pas comme nous, dans sa mémoire, cette exigence de beauté. D’une certaine façon, je suis assez émerveillé par le tour de force que représente le pop art. Comme par enchantement ce qui était, sinon la honte, du moins le tout-venant de la vie quotidienne américaine s’est retrouvé agrandi et présenté dans les musées comme l’art de la démocratie de demain. Ce qui était éphémère se répète des milliers de fois et de façon presque continue, obtenant ainsi un clone ou un ersatz d’éternité. Cet art jetable se sauve par une itération incessante. Il y a là une idée de génie comme seuls les publicitaires peuvent en avoir : quelque chose qui ne valait rien le matin devient le soir très cher et de très désirable.

Cet art de rabâchage a jeté les fondations d’une culture hors-sol qui triomphe à New York comme à Paris. Mais est-il permis de défendre un art national ?
Ce n’est pas en multipliant les expositions Warhol, Serra et compagnie, c’est-à-dire en s’alignant sur ce qui se fait à Singapour ou Amsterdam. D’ailleurs, l’art contemporain au sens le plus postmoderne le plus approuvé et acheté est l’art contemporain allemand, et cela pour une bonne raison, c’est qu’il est ultra-allemand. Quand on voit un tableau de Kieffer ou de Baselitz, on a l’impression de voir une copie d’Otto Dix ou même d’un tableau expressionniste de la fin du XIXe siècle. Les œuvres patronnées par Saatchi, Damian Hirst, Cindy Sherman et compagnie, affichent une extravagance typiquement anglaise. Et, dans le pop art, on retrouve Wall-Mart, le dollar et les stars and stripes. Or, je suis désolé mais Buren et Alberola qu’on prétend nous vendre avec le label France n’ont rien de français. On espère qu’en exposant sans cesse les Warhol et autres étrangers, on fera enfin surgir le Jeff Koons français. Ce qui revient à vouloir quelque chose de français qui ne soit pas français.

En tout cas, aujourd’hui, la civilisation de l’image jetable n’est pas plus américaine qu’européenne. L’américanisation de la France et de l’Europe est-elle réversible ?
Tout d’abord, on ne peut pas reprocher à la France et à l’Europe de s’être américanisées. L’Amérique les avait arrachées à l’enfer du nazisme et du fascisme. Mais un demi-siècle a passé. Je ne dis pas que l’Europe doit se désaméricaniser mais qu’il est temps pour elle de se réconcilier avec sa mémoire, sa tradition, son aptitude à la beauté. Les Etats-Unis ont d’autres fins, toujours tournées vers le progrès indéfini. C’est un mythe national qui leur convient mais que nous ne sommes pas obligés d’adopter. Ce régime d’images reproductible va bien au teint de l’Amérique, beaucoup moins au nôtre. C’est un problème et c’est notre chance que cela en soit un.

Face à l’accès passif et illimité – mais à quoi ? – qu’offre l’écran sous toutes ses formes, croyez-vous vraiment que la haute culture ait une chance ?
Nous n’avons pas le choix. Il faut faire le pari de l’éducation. Je continue à croire à l’élitisme pour tous. Quand on prétend éduquer ses propres citoyens, on doit leur offrir le meilleur. Que le marché offre autre chose c’est son affaire, mais l’Etat doit être exemplaire. Toutes les écoles d’art, de musique, de danse et les écoles tout court devraient être des lieux d’excellence.

Votre attaque en piqué sur Malraux a chagriné quelques bons esprits. Peut-on le rendre responsable de l’échec – et peut-être de l’impossibilité – de la « démocratisation » de l’art ?
L’ambition de Malraux, mettre l’art à portée de tous, était prométhéenne mais généreuse. Ce que je lui reproche, c’est d’avoir cru qu’il y arriverait par contact. Il ne suffit pas de se promener dans un musée pour être initié. Ce sont les médiations, les mœurs, les manières, la lecture, qui peuvent vous amener à comprendre que telle ou telle œuvre a un sens pour vous. Il y a un art de regarder. Et bien regarder n’est pas tellement plus difficile que regarder en passant. Ce dont j’aimerais convaincre les lecteurs, c’est que ça vaut la peine.

Près de vingt ans après L’Etat culturel, pourquoi vous acharner sur notre nomenklatura culturelle ? N’est-ce pas un combat épuisant et vain ?
Les membres de cette nomenklatura n’ont pas changé et vivent sur un catéchisme immuable. Pour ma part, je suis immuable dans mon refus de ce catéchisme. Les temps sont durs mais il reste à travers le monde une société, plus nombreuse que ce que vous croyez, qui tient bon et qui voit juste. Tout n’est pas perdu. Dans les grandes universités, comme dans l’arrière-boutique de Montaigne, on peut encore se tenir à l’écart du marché, du bruit, du politiquement correct. L’esprit libre et critique n’a pas disparu et j’ai la faiblesse de croire qu’il ne disparaîtra pas. L’histoire n’a pas dit son dernier mot.

Paris-New York et retour. Voyage dans les arts et les images: Journal 2007-2008

Price: 22,35 €

28 used & new available from 3,00 €

Un peu trop d’heures de vol !

7

Comme souvent, c’est dans le Guardian du jour qu’on trouve l’information qui fait rire. Mais à la différence de nos confrères de Libération qui s’y abreuvent quotidiennement, mais en cachette, Causeur met comme un point d’honneur à citer ses sources. Aussi donc, on apprend que l’impératif écologique qui tourne en eau de boudin, ou plus exactement en excès de CO2 a encore frappé : les supermarchés Tesco claironnent dans leurs publicités que ses clients qui remplacent leurs ampoules à incandescence par des ampoules basses consommation seront récompensés par des miles valables sur un certain nombre de compagnies aériennes. Turn lights into flights, annonce l’affiche sous le joli slogan écolocompatible Every little helps, tarte à la crème neuneu qui signifie que même le plus petit geste est bon pour la planète. Coupons donc l’eau quand on se lave les dents, achetons des yaourts sans emballage, utilisons des couches lavables ! Ainsi, gentil consommateur écolo, si tu es citoyen, responsable et prêt à payer trois fois plus cher, tu pourras prendre l’avion gratis, on parlera de la couche d’ozone et de la pollution au kérosène une autre fois. D’où la conclusion un rien caustique de nos délicieux confrères du Guardian : « Ça revient à offrir vingt paquets de Benson & Hedges pour l’achat d’une boite de Nicorette. » Nous, on est pour !

Classes dangereuses, presse peureuse

349

Ça se durcit sur le front de la lutte des classes. Le Monde a peur. Le journal, avec majuscule pas le monde en minuscule, c’est-à-dire les gens. Cette peur était patente dans le titre d’un article publié le 1er avril, en pages Economie. « La radicalisation des conflits sociaux se banalise. » En traduction, cela signifie que quand on ferme une usine pour raisons boursières, en face, on résiste. Et Le Monde trouve ça bien inquiétant, ce que confirme le sous-titre : « La violence générée par l’exaspération et le sentiment d’injustice des salariés face à la crise inquiète les experts. » Qu’en termes galants ces choses-là sont dites !

J’aime bien l’expression « sentiment d’injustice ».

Pendant des années, on a accusé ceux qui parlaient de « sentiment d’insécurité » de mollesse coupable, de refuser le bombardement des banlieues insurgées, le mitard pour les mineurs, l’estrapade pour les voleurs de mobylette. Il faut croire que si on peut imaginer un traitement de l’insécurité, il est plus difficile de faire la même chose pour l’injustice.

Vous faire virer comme n’importe quel salarié de Continental et apprendre le même jour le montant de l’indemnité de départ du patron de Valéo, ce n’est pas une injustice, c’est un sentiment d’injustice. Nuance. D’ailleurs qui a écrit cela ? Les experts. Alors là, évidemment si ce sont des experts, on n’a plus rien dire. Sauf que les experts, en matière d’économie, ils sont tous libéraux, c’est-à-dire juge et partie, ils vous ont expliqué pendant des années que le capitalisme financier était la seule solution et quand la Crise est arrivée, les experts ont essayé de faire oublier qu’ils s’étaient comportés comme des boussoles qui indiquent toujours le sud. Voilà pour Le Monde avec une majuscule.

Mais il y a aussi le monde en minuscule : les gens, quoi. Le monde en minuscule, il est plutôt content de voir la peur changer de camp, il est plutôt content de voir les patrons plus ou moins voyous se rendre compte de cette chose assez étonnante : les ouvriers sont des êtres humains et des êtres humains, ça souffre et quand ça souffre trop, surtout dans l’indifférence, ça se met en colère. Ça vous enferme, ça vous séquestre, ça vous insulte, ça vous force même à manifester avec vous, comme l’ont fait les ouvriers de Fulmen, à Auxerre. Après, le patron de Fulmen qui avait caché qu’Exide technologies, propriétaire du site, en avait décidé la fermeture pure et simple, déclare qu’il a été humilié. Ce doit être nouveau, pour lui, l’humiliation. Il ne devait pas croire que ça pouvait lui arriver. L’humiliation, pour lui, ce devait plutôt être un truc pour ceux qui reçoivent une lettre de licenciement par la poste, pour ceux qu’on bouge comme des pions au gré des missions d’intérim, pour ceux qui vivent à quatre sur une paie de mille euros.

Oui, le monde en minuscule, ça peut se faire avoir par un mensonge, mais il ne faut pas non plus exagérer: Nicolas Sarkozy promettant il y a quelques mois de sauver les emplois de Gandrange alors que le site vient de fermer définitivement et que l’Indien Mital s’en tire en toute impunité comme un Albert Spagiarri de la sidérurgie, ça pourrait servir de cours d’introduction à l’Ecole de la Démagogie que pourra toujours créer l’actuel président de la république, une fois qu’il aura été chassé du pouvoir par la juste fureur prolétarienne. Mittal a vidé les coffres, pris les machines et il s’est barré. Moins sympathique que Woody Allen mais avec la même devise qui fit le titre de son premier film : « Prends l’oseille et tire-toi ! »

Alors Le Monde, avec une majuscule, se cherche une cause et cette cause, ça ne peut pas être l’injustice puisque rappelons-le, il n’y a qu’un sentiment d’injustice. Bon, c’est un peu obscur, fumeux, on dit les choses sans les dire : « Sous le sceau de l’anonymat, un conseiller ministériel rapporte que des représentants syndicaux ont parfois été débordés par une base réceptive aux discours de l’extrême gauche. »

Elle pourrait servir d’exemple pour un cours de grammaire sur la modalisation, l’euphémisme, la périphrase, bref tout l’arsenal rhétorique de ceux qui cherchent à vous embrouiller. En gros, ce que veut dire Le Monde, c’est que tout ça, c’est uniquement de la faute aux gauchistes. En d’autres temps, on aurait accusé l’œil de Moscou. A croire que dans certains cercles du pouvoir, on se réunit dans le noir autour d’un guéridon en se tenant par le petit doigt et en demandant, plein d’espoir : « Esprit de Raymond Marcellin, es-tu là ? »

C’est assez amusant quand Le Monde ne comprend plus le monde, finalement.