L’hyperractivité du président de la République ne semble pas absorber la totalité de son énergie vitale. Ainsi, il ne lui suffit pas d’assumer seul la tâche délicate de nommer, déplacer ou congédier les membres du gouvernement français. Il s’est trouvé une activité complémentaire et, espérons-le pour lui, convenablement rémunérée de consultant international en remaniement. La télévision israélienne rapporte en effet que, lors de son récent entretien à l’Elysée avec Benyamin Nétanyahou, Nicolas Sarkozy a fortement incité son interlocuteur à virer le ministre des affaires étrangères, Avigdor Lieberman, pour le remplacer par Tzipi Livni. L’intéressé a moyennement apprécié et l’a fait savoir dans un communiqué furibard de son ministère. Sarkozy devrait se méfier : l’ex-Moldave Lieberman a beau être surnommé Yvette par ses amis, ce n’est pas une gonzesse. On lui connait quelques relations anciennes et étroites dans les quartiers chauds de Kiev, Chisinau ou Odessa, qui n’hésitent devant rien pour laver l’honneur bafoué de leurs vieux amis.
Tous les morts ne sont pas égaux en droit
On pense parfois des trucs incongrus dont on a vaguement honte. J’ai appris par le journal de 5 heures de France Inter la catastrophe de l’Airbus comorien. À travers le voile du sommeil finissant, j’ai entendu les mots : « 142 passagers », « Airbus A 310 », « revenaient de Paris aux Comores ». Le temps que je mette des images sur les mots, on était passé à autre chose. Une drôle d’idée m’a alors traversé l’esprit. « Dans trois jours, le CRAN va râler et dire qu’il y a eu deux poids deux mesures et qu’on s’en fout parce que c’est rien que des noirs. » Et une idée encore plus curieuse a suivi : « Le pire, c’est qu’il y aura un fond de vérité. » Attention, j’ai dit un fond. À l’évidence, ces Comoriens n’auront pas le droit au matraquage compassionnel des Franco-Brésiliens. Pas parce qu’ils sont noirs. Parce qu’ils sont Comoriens. Parce qu’ils sont loin. Parce que, selon toutes probabilités, vous connaissez des gens qui vont passer leurs vacances à Rio, pas des passagers en partance pour Moroni.
Il faut dire que j’ai un passif avec ce genre d’affaire depuis une émission consacrée à l’information compassionnelle. En raison des hasards de l’actu qui ne fait pas dans la justice ethnique, il se trouva que les victimes des grandes catastrophes du moment – le cyclone Katrina, l’accident d’un avion dont les passagers étaient majoritairement antillais – étaient, dans une forte proportion, noires. Avec mes invités, j’ironisai, pas sur les victimes évidemment, mais sur le déferlement médiatique grotesque (je me souviens d’une présentatrice lançant d’une voix enjouée : « Et j’aurai le plaisir de vous retrouver demain en direct de la Martinique pour la grande cérémonie de deuil. »). Moyennant quoi quelques bons esprits décrétèrent sur leurs estimables sites que nous étions une bande de fieffés racistes « qui se moquaient des victimes parce qu’elles étaient noires ». J’eus le droit sur je ne sais plus où à une photo barrée de la mention « négrophobe » (je n’invente rien), diverses groupuscules me menacèrent de papier bleu et on en resta là.
Bien entendu, l’émission ne reflétait nullement une quelconque insensibilité mais au contraire une sensibilité très vive à la sottise informationnelle. J’aurais pu refaire la même cinq ans plus tard après le crash du Rio-Paris, et entre les deux, sur des dizaines d’événements à haute teneur lacrymale qui se sont succédés sur nos écrans. Justement, ce matin pour en revenir aux malheureuses victimes comoriennes, il y avait quelque chose qui manquait, pas qui me manquait, qui manquait au paysage. La musique sonnait bizarre : pas de sanglots dans la voix, ni d’air endeuillé : de l’info sobre, un brin froide peut-être, mais propre. Et ça a continué. Les journaux radio et télé ont annoncé ce qu’il y avait à annoncer – en particulier cette réjouissante nouvelle du repêchage de survivants. On a interrogé quelques proches de victimes qui ont confié leur tristesse, donné le numéro de la « cellule de crise » faute de cellule d’aide psychologique à se mettre sous la dent. Ceux qui sont aux manettes de la fabrique de l’info n’ont pas jugé urgent de placer toute la France en thérapie préventive, les journalistes ne se sont pas sentis tenus de parler du drame comme s’ils venaient d’y perdre leur grand-mère. Ils ont fait leur boulot, sans jouer la comédie habituelle de l’identification qui permet au transfert médiatique d’opérer : le journaliste fait mine de souffrir comme s’il vivait ce qu’il raconte, pour que le téléspectateur-auditeur ait à son tour l’impression que c’est de son malheur qu’on parle. Tout le monde y croit sans y croire, c’est la magie des médias.
Perso, je préfère le genre retenu au festival de l’émotion. L’exhibition de l’affliction me parait indécente et mensongère plutôt que respectueuse des victimes. Quand on se montre en train de pleurer sur d’autres, c’est évidemment sur soi-même qu’on invite à pleurer. Qui, après quelques jours, peut prétendre avoir seulement une pensée pour les victimes d’un crash, hormis ceux pour lesquels ces victimes étaient des personnes concrètes ? Parfois, on fait semblant, on travaille tous du deuil ensemble. Et parfois non.
D’accord, mais alors quelles fois ? Pourquoi, me dira-t-on, tant de larmes pour les uns et tant de retenue pour les autres ? Peut-être est-ce un procès d’intention, j’ai un passif, je vous dis, mais j’ai dans l’idée que certains vont nous expliquer que c’est du racisme et que la mort de noirs, ça nous fait pas pleurer autant que la mort de blancs. Et tant mieux si je me trompe et que personne ne dit ça[1. Pour l’instant, le CRAN a fait beaucoup mieux : il a demandé au gouvernement de se saisir de la question des « compagnies poubelles », dont le rapport avec la raison sociale du CRAN n’est pas visible à l’œil nu.].
D’accord, mais si ce n’est pas du racisme, c’est quoi ? Il est légitime de se demander pourquoi certaines victimes sont émotionnellement plus bankables que d’autres. Si nos aimés présentateurs matutinaux ne nous ont pas infligé leur compassion bruyante et larmoyante, ce n’est pas parce qu’ils sont sans cœur, c’est parce qu’ils comprennent implicitement qu’à la bourse de l’émotion, ces morts-là ne feront pas monter les cours ni courir les annonceurs. C’est ce qu’on appelle la vérité des prix.
Je vous sens vous énerver – si vous n’avez pas décroché. Alors quoi ? Pourquoi ? Pourquoi si peu d’universalisme dans notre compassion ? Quand il n’était pas encore le patriarche de la politique française que les journalistes vont visiter comme un monument, Le Pen faisait scandale en disant : « Ma sœur, avant ma cousine, ma cousine avant ma voisine, ma voisine avant je ne sais trop qui. » Si on lui enlève le contenu ethnique que lui donnait Le Pen, cette règle gouverne peu ou prou nos existences sociales. Pour dire à peu près la même chose, les médias utilisent le terme beaucoup plus convenable de « proximité ». Pour que le transfert fonctionne, il faut que les victimes nous ressemblent, en tout cas qu’elles nous soient proches. Et nous avons beau être citoyens du monde, certaines nous sont plus proches que d’autres. Tous les hommes sont frères, peut-être, mais pas tous au premier degré. Si des Français sont retenus en otage en Irak, les médias supposent que cela vous fera un petit quelque chose de plus que si ce sont des Anglais ou des Chinois (c’est d’ailleurs pour ça qu’ils vous en informent : vous connaîtrez leur village, parfois leur visage ou quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît la concierge de leur mère). Cela dit, la géographie de l’émotion ne recoupe pas exactement les frontières nationales. Notre compassion n’est pas plus affaire de passeport qu’elle n’est question de peau. Si j’avais entendu qu’un avion s’était écrasé entre Paris et Alger, des visages, des noms, des voix me seraient venus à l’esprit, j’aurais pu m’imaginer ayant moi-même pris ce vol ou ayant un ami parmi les victimes. Chacun a son étranger, donc ses étrangers proches.
Parmi les passagers du Paris-Moroni, me dira-t-on, beaucoup vivaient en France, certains étaient français. Sans doute l’absence de bla-bla dégoulinant témoigne-t-elle de leur relégation hors de l’espace public c’est-à-dire médiatique, de leur situation d’exilés intérieurs. Peut-être leurs proches, ceux qui pleurent une conversation interrompue, trouveront-ils un peu d’apaisement dans le fait que leur douleur n’est pas un spectacle. Les fans désespérés et les familles endeuillées ne me feront pas changer d’avis : on pleure mieux seul.
2 + 2 = 5
Qui osera prétendre après ça que l’actuel président de la République n’a que mépris pour la littérature, fors Marc Lévy ? Non seulement Nicolas Sarkozy lit, mais il comprend ce qu’il lit chez les plus grands auteurs du XXe siècle, et plus spécialement dans le Top Ten des chéris de Causeur. Parce qu’entre nous, un mec qui, face au chômage, recule l’âge de la retraite et combat le déficit public en lançant un emprunt ne peut qu’avoir parfaitement assimilé la leçon de George Orwell : « L’ignorance, c’est la force ! »
De Perpignan à Hénin-Beaumont
Bien que s’étant déroulées à mille kilomètres de distance, les deux élections municipales partielles de Perpignan et de Hénin-Beaumont sont révélatrices du poids du clientélisme dans les mœurs politiques françaises, au moins au niveau local. À Perpignan, le maire sortant, Jean-Paul Alduy, invalidé après le scandale des bulletins dans les chaussettes d’un de ses sbires lors des municipales de 2008, fait un triomphe avec plus de 53 % des voix au deuxième tour. À Hénin-Beaumont, dans le Nord, le FN avec Marine Le Pen arrive largement en tête du premier tour, avec près de 40 % des voix, et a de bonnes chances de l’emporter au second. À première vue, on pourrait en conclure qu’à Perpignan les électeurs ont sanctionné les mauvais perdants, comme c’est souvent le cas dans de telles circonstances, et qu’à Hénin-Beaumont, le Front National bénéficie de l’effet « tous pourris » après la mise en examen et l’incarcération du maire PS Gérard Dalongeville.
Comme toujours, c’est plus compliqué : les deux résultats peuvent aussi être mis sur le compte de la permanence du clientélisme comme élément structurant du comportement politique des électeurs de ces deux villes. À Perpignan, les malheurs de Jean-Paul Alduy, dont la presse nationale a fait ses gorges chaudes, ont eu l’effet inverse de celui escompté par les moralisateurs autoproclamés de la vie politique française : cela a soudé les Perpignanais autour de leur maire attaqué par « ceux de Paris ». Le récent suicide en prison du maire d’une commune voisine, Saint-Cyprien, accusé de malversations dans le cadre de la gestion municipale a conforté le sentiment, dans le bon peuple catalan, que des édiles appréciés de la population étaient en butte à une persécution judiciaire et médiatique exercée par une bureaucratie sans âme ou des journalistes sans foi ni loi.
Jean-Paul Alduy, 67 ans, est un parfait exemple de ces rejetons de dynasties locales qui impriment leur marque à la vie politique de quelques villes de France, comme les Baudis à Toulouse ou, jadis, les Médecin à Nice. Il est fils de Paul Alduy, ancien directeur de cabinet de Guy Mollet, maire, puis député de Perpignan de 1959 à 1992, et c’est tout naturellement qu’il lui succèdera après une crise et la dissolution du Conseil municipal en 1993. L’opportunisme, le népotisme, le clientélisme se pratiquent dans la famille comme l’équitation chez les Windsor : Paul Alduy quitte la SFIO en 1972 pour rejoindre les démocrates sociaux (ancêtre du MODEM) et Jean-Paul Alduy, d’abord élu sous l’étiquette UDF, passera à l’UMP en 2002. On peut supposer que son fils, qui devrait, en bonne logique, récupérer la mairie de Perpignan en 2014, recommencera le cycle en se présentant sous les couleurs du PS…
Décédé en 2002, Paul Alduy avait été sévèrement condamné en 1997 et privé pour cinq ans de ses droits civiques pour avoir fait bénéficier son épouse d’un emploi fictif au centre communal d’action sociale de Perpignan. La présence d’une forte communauté de gitans sédentarisés au centre-ville a alimenté les rumeurs, toujours démenties avec la plus grande énergie par les intéressés, de l’achat de « blocs de voix » dans ce secteur par les Alduy père et fils. Ces pratiques avaient fait l’objet d’un livre écrit par une journaliste du New York Times, Fernanda Eberstadt, Le chant des gitans, dont l’édition française, parue en 2007 chez Albin Michel, fut fortement édulcorée sous la pression de Jean-Paul Alduy.
À part ça, Jean-Paul Alduy est un homme brillant, polytechnicien sorti dans la botte, et son épouse, Dominique, ancienne directrice générale de France 3 et ancienne administratrice générale du Monde sous Jean-Marie Colombani, est une femme charmante, cultivée et compétente.
Mais voilà, dès lors que des traditions ancestrales, remontant à l’époque romaine, sont encore ancrées dans les mentalités de cette France occitane, on n’échappe pas à la fatalité clientéliste.
Il n’y a pas qu’au sud de la Loire que ces pratiques se perpétuent : moins familiales, mais plus claniques et proto-mafieuses, elles peuvent s’observer dans les pays de langue d’oïl et notamment chez les Chtis, où la domination politique de la SFIO puis du PS a transformé un système de solidarité mutuelle, mis en place au XIXe siècle pour faire face aux aléas de la vie et aux vilénies patronales, en une machine politique et électorale. Le pouvoir local distribue emplois municipaux, logements et autres sucres d’orge pour asseoir sa domination et garantir aux élus qu’ils seront reconduits par ceux qui en ont bénéficié et par ceux qui espèrent que ce sera bientôt leur tour. Ce qui est arrivé à Gérard Dalongeville à Hénin-Beaumont est à mettre sur le compte de l’hubris qui s’empare de ceux qui croient qu’ils peuvent tirer infiniment sur la corde sans que la sanction judiciaire ou politique vienne les frapper. Il n’est pas certain que Dalongeville, s’il avait pu se représenter dimanche devant ses électeurs, n’eût pas été réélu, comme, par exemple, Patrick Balkany, qui récupéra facilement son siège de maire de Levallois après avoir purgé sa peine d’inéligibilité pour diverses malversations dans le cadre de ses fonctions. C’est la révolte des « clients » privés de leur dispensateur habituel d’avantages et de passe-droits qui s’est traduite, à Hénin-Beaumont, par le vote massif en faveur du Front national.
Si l’on veut se faire une petite idée de l’évolution possible de ce système lorsqu’il n’est pas, de temps en temps, tempéré par une intervention administrative, judiciaire ou médiatique, il suffit de passer la frontière belge toute proche et d’observer le fonctionnement et les mœurs du PS wallon, qui domine la région depuis plus d’un demi-siècle. Il n’est pas possible d’obtenir le moindre emploi public sans être « encarté » au PS, qui, grand prince, en laisse quelques-uns aux affidés d’autres formations politiques avec lesquelles il fait tour à tour alliance. Dans les années 1980, les luttes internes pour le pouvoir au sein du PS de Liège ont provoqué l’assassinat d’André Cools, le boss politique de la région, par des tueurs recrutés par des Siciliens en Tunisie. L’accumulation de scandales frappant des dirigeants du PS en Wallonie n’a eu qu’un effet mineur sur ses résultats électoraux de juin 2009. S’il perd 4 %, il demeure, avec 32 % des voix, le premier parti de Wallonie et le maître d’œuvre de toute coalition de gouvernement.
En réalité, le clientélisme est à la démocratie ce que le gui est au chêne : à dose normale, il n’empêche pas l’arbre de prospérer et présente même un avantage décoratif, mais il risque de l’étouffer s’il devient par trop envahissant.
C’est un dommage collatéral de la décentralisation et des pouvoirs accrus délégués par l’Etat aux collectivités locales, dont les élus sont, c’est humain, tentés d’assurer leur position par des distributions ciblées de petits et gros cadeaux. Dans le vocabulaire crypté de ce petit monde, cela s’appelle les « crédits cantonalisés », attribués par le Conseil général à tous ses membres pour qu’ils puissent jouer les pères Noël dans les communes de leur canton, arrosant ici un maire, là une association, en fonction des retombées électorales possibles. Dans ma Haute-Savoie, on appelle cela la « boîte à sucre ».
Alors quel remède, à supposer qu’il en faille un ? La réduction du « millefeuilles » des collectivités territoriales proposée par la commission Balladur est un pas dans le bon sens, car en diminuant d’un tiers le nombre des élus locaux, elle tarit la source clientéliste dans la même proportion. Mais cela ne suffira pas. Une conversion de la fille aînée de l’Eglise au protestantisme serait certes plus efficace, car le clientélisme est rarissime en terre luthérienne, mais cela semble hors de portée, du moins dans l’immédiat.
Photo de Une, Procession de la « Sanch » à Perpignan, Midnight Digital, flickr.
Boire avec Bob
Ne nous mentons pas. Au bout du compte, les écrivains se divisent en deux catégories, ceux avec qui on aurait aimé boire et les autres. L’idée de dérives au long cours avec Li Po, Rabelais, Saint-Amand, Apollinaire, Toulet, Perret, Blondin, Mailer, ADG est un bonheur. Esclaves cardiaques des étoiles, à la recherche de cette « paix magnifique et terrible, ce vrai goût du passage du temps » dont parle Guy Debord dans Panégyrique, l’écrivain buveur (et parfois davantage buveur qu’écrivain mais qu’importe) renouvelle sur les plages homériques de Ios, dans les tapis franc du vieux pays de Villon ou au bar du Ritz libéré par Hemingway le geste ancestral des Grecs anciens participant au cérémonies dionysiaques : il vide les cratères emplis des vins lourds de Lesbos pour voir enfin l’œil peint au fond, dont il ne sait plus si c’est le sien ou celui du Dieu deux fois né.
Il est aussi le compagnon irremplaçable, celui des confidences soyeuses comme le souvenir, celui des soirs possibles et des matins difficiles quand l’aube d’été rend fous les oiseaux dans les arbres et qu’il va falloir rentrer, après the last for the road. En revanche, allez savoir pourquoi, l’idée de boire avec Calvin, Georges Bataille, Jean-Paul Sartre, Alain Robbe-Grillet ou Christine Angot nous semble hautement improbable, pour ne pas dire franchement angoissante.
Nous serons donc reconnaissants à Olivier Bailly de rappeler à notre souvenir, dans Monsieur Bob, une biographie empathique, élégante et canaille comme un vin de Loire encore un peu jeune, l’excellent Robert Giraud qui n’aura pas vu le XXIe siècle et qui aura bien fait : il y a de moins en moins de bistrots dans les quartiers rénovés de nos villes désertées par la vie. Ce n’est pas dans une agence immobilière pour tristes vainqueurs de l’économie de marché, dans la boutique de nippes de luxe pour sa femme déjà adultère ou dans les banques où le crédit s’épuise de lui-même dans la fin annoncée de la valeur d’échange que les rencontres entre vivants se font. Et ce n’est pas un hasard s’il deviendra bientôt aussi difficile de trouver à Paris un bistrot qu’un honnête homme dans un ministère d’ouverture : les troupes de la Séparation quadrillent désormais le territoire avec l’arrogance définitive des vainqueurs abstèmes.
Oui, il est décidément heureux que Robert Giraud soit désormais pour toujours à errer dans l’éternité parallèle des zincs de l’après-guerre aux noms qui chantent comme celui de nos lointains comptoirs indiens. Ce n’était pas Pondichéry, Karikal, Yanaon, Mahé et Chandernagor. Non, c’était plutôt le « Bar Bac », « Moineau », « Fraysse » ou « Les quatre sergents de la Rochelle ». Zincs de la rue Mouffetard, des Halles ou de Saint-Germain des Prés, on y croisait Blondin et Debord, déjà nommés, Doisneau et Prévert, Boudard et Hardellet, Vidalie et Fallet au milieu des passagers de la nuit, clochards, demi-sels et Venus de barrière. Autant dire ce qu’il y avait de plus fréquentable dans la littérature de l’après-guerre, celle des vrais francs-tireurs où comme le raconte Pierre Chaumeil cité par Bailly, le royaliste et le communiste trinquaient autour du jaja à la qualité incertaine de la France du ravitaillement.
C’était en 1946, à Paris. Autant dire en Atlantide. Les larmes nous en monteraient aux yeux comme lorsque Toulet évoque un Jurançon 93 bu sous les tonnelles du monde d’avant.
Heureusement, comme un Platon naufragé et joyeux, il y eut Robert Giraud pour témoigner que tout cela a vraiment existé. Un peu journaliste, un peu poète et très noctambule, Giraud a laissé quelques joyaux pour ceux qui aiment ces deux passions tellement françaises qui se confondent si souvent : le vin et l’argot[1. Signalons la réédition du Vin des rues, le chef d’œuvre de Giraud, qui accompagne la sortie de cette biographie.]. Olivier Bailly, reporter sensible, sait provoquer chez le lecteur une nostalgie aussi exquise que les douleurs du même nom. Il ressuscite par la même occasion ce continent disparu en trempant sa madeleine dans un verre de beaujolpif. On découvre grâce à lui comment Giraud, ce Rimbaud des comptoirs, né dans le Limousin, copain de lycée de Roland Dumas, libéré in extremis des prisons de la Gestapo par les maquisards de Guingouin, monta à Paris pour ne plus vivre que dans la lumière incertaine des bars où il pratiquait l’ivresse, l’amitié ou la solitude dans des proportions variables selon son humeur fantasque de feu follet.
Comme le disait si justement André Salmon, cité par Bailly : « Robert Giraud ne nous assomme pas de messages. Sévère à son personnage multiplié de notre éther, il est trop occupé de la mesure, de cadence, de puissances réconciliées de l’ombre et de la lumière des mots. C’est un artiste. »
Il nous manquera, quand il s’agira de boire le dernier verre avant la guerre.
C’est celui qui dit qui y est !
Le gouvernement en conclave sur l’Emprunt tout un aprèm, le FN qui frôle les 40 % à Hénin Beaumont, des émeutes urbaines à Mantes : pour une fois, il y avait autre chose que du sport et des accidents de la route dans l’actu dominicale. Ce qui n’a pas empêché iTélé de consacrer la plus grande partie de ses JT du soir à… Michael Jackson, avec un reportage devant sa maison, un autre devant son étoile à Hollywood, transformée en semi-mausolée, et pis un autre à la Tour Eiffel où se sont rassemblés les fans parisiens du roitelet de la pop. Cerise sur le gâteau, un commentaire acerbe sur les médias US, accusés, fallait-y penser, d’en faire un peu trop avec Michael Jackson…
Frédéric Mitterrand a-t-il bien enterré Bambi ?
« Nous avons tous un Michael Jackson en nous » : la mort de Michael Jackson, qui lui a donné l’occasion de son premier communiqué officiel, inaugure le mandat de Frédéric Mitterrand au ministère de la Culture en même temps qu’elle en donne le ton.
Plus encore que dans les grands desseins ou les projets prestigieux (qui devraient se faire rares en ces temps de vaches maigres, qui ne relèvent même pas de ce « cow art » qui avait essaimé il y a trois ans sur les trottoirs de Paris), plus sûrement que dans la gestion de dossiers aussi riches en épines que pauvres en paillettes (Hadopi, chronologie des médias, sans parler des intermittents du talent, qui n’ont plus fait parler d’eux depuis trop longtemps), le neveu de Tonton ne devrait pas manquer d’exceller dans la célébration lyrique, larme toujours au coin de la voix et paupière vibrante d’empathie glamour, des grands de ce monde, à l’occasion de leur disparition ou de leur passage rue de Valois pour s’y voir épingler une quelconque rosette lors de l’étape parisienne de leur dernière tournée de promotion. Le tout dans ce style inimitable qui fit les belles heures de « Etoiles et toiles » ou de « Destins », à mi chemin des Belles histoires de l’oncle Paul et de la rubrique people de Têtu : « En rejoignant les mythes fracassés dont la culture américaine est prodigue tels Marylin Monroe, James Dean ou Elvis Presley, il emporte avec lui le rêve impossible de l’adolescence perpétuelle », écrit-il ainsi de Michael Jackson.
À moins que, décidé à se faire un prénom en politique, Frédéric Mitterrand, enterrant avec Bambi « le rêve impossible de l’adolescence perpétuelle », ne se révèle le ministre de la Culture que l’on n’attendait plus : celui des révisions déchirantes, qui mettrait fin à des décennies de clientélisme somptuaire, cessant d’acheter la paix culturelle à coups de subventions à des spectacles fantômes et invisibles, de célébrations de l’art contemporien, de nominations d’artistes au pouvoir de nuisance inversement proportionnel à leur génie, pour s’atteler à un grand dessein aussi peu glamour qu’historique : être celui qui sauvera le patrimoine français de la ruine et de l’abandon qui le guettent chaque jour davantage. On peut toujours rêver.
Mitterrand, la farce tranquille
Tout ceux qui ont minimisé l’ampleur du remaniement de mardi dernier en seront pour leurs frais. L’équipe Fillon IV ne passera pas inaperçue. De tous les Français, il est encore trop tôt pour le dire. En revanche, c’est une bénédiction pour ceux d’entre eux qui écoutent Europe1 le matin : l’imitation du nouveau ministre de la Culture par Nicolas Canteloup vaut à elle seule qu’on se réveille dès 8 h 30. C’est hilarant, percutant et jamais cruel. Personne jusque-là n’avait jamais si bien caricaturé le style inimitable de Frédéric Mitterrand, à l’exception, bien sûr, de Frédéric Mitterrand lui-même…
Thriller à domicile
J’étais encore plongée dans un demi-sommeil, le drap remonté jusqu’au nez, l’esprit vide de toute pensée, calme et sereine. Willy à mes côtés ronflait. Et ses ronflements, tambour-major du matin, scandaient mon combat contre l’irrésistible instinct du travailleur, celui qui vous expulse de votre lit et vous entraîne aux toilettes, à la salle de bains, au placard de la cuisine, dont vous sortez un bol sans en avoir envie. Je hais les matins, qui sentent le savon et le café frais.
Je luttais à armes inégales. Ne pas céder. Ne pas entrouvrir une seule paupière. Ne pas se rendormir non plus : c’est généralement là que le réveil, sournois, vous guette. J’en étais là de mes méditations que mes pensées furent happées, toutes entières, par le bruit étourdissant de la radio. On y diffusait des chansons en boucle. Chose horrible pour une radio allemande, ce n’était ni Anton aus Tirol, ni son homologue non moins séduisant, Julio Iglesias, mais un chanteur que j’eus grand-peine à reconnaître.
Willy m’y aida. Il se tenait debout, au milieu de la chambre, et il dansait. Il avait l’air ravi. Il me regardait sans rien dire, portant de temps à autre sa main vers son entrejambe et poussant de petits cris aigus. Il mimait maintenant un moonwalk et, ma foi, il ne se débrouillait pas si mal pour un Michael Jackson de quatre-vingt-quinze kilos.
Lorsque la chanson s’interrompit et que l’animateur de la SWR fit appel à ses plus larmoyants trémolos pour lancer : « Der King of Pop ist tot. Michael Jackson starb im Alter von fünfzig Jahren in Los Angeles… », ce fut comme l’apocalypse. Un grand « vlam », suivi d’un cri de douleur : mon moonwalker de mari était étendu de tout son long.
Comme il ne se relevait pas, que ses râles devenaient de plus en plus rauques et qu’il ne répondait pas aux questions inquiètes que je lui lançais – « Bon, Willy, quand t’auras fini de faire le con, tu pourras aller me préparer un café » –, je résolus à me lever.
Le spectacle était effroyable. Sa tête avait buté contre le rebord de la commode et une mare de sang se dessinait autour. Il respirait, il n’était pas mort. Du moins, pas encore. Bonne poire, plutôt que de me ruer vers le dressing pour voir si j’avais quelque chose de noir à me mettre, j’appelai le 112.
– Oui, Monsieur, mon mari ne bouge plus… La tête ouverte, c’est ça…. Il y a du sang qu’on pourrait faire du boudin pour une famille nombreuse… Oui, je pense qu’il va assez mal, sinon je ne vous appellerais pas… Heureusement que c’est du parquet, on pourra ravoir les taches…
Quelques minutes plus tard, une demi-douzaine de pompiers, même pas beaux, pas musclés, un peu bedonnants, enfilaient Willy dans l’ambulance des secours. C’est entre la maison et la clinique qu’il se réveilla : « LaToya, souffla-t-il, LaToya, où est Bubbles ?… » Puis, il s’évanouit à nouveau.
Dans son bureau, le docteur Bannasch me rassura :
– Votre époux n’a que de légères contusions. Le scanner n’a révélé aucun traumatisme interne. Il n’y a qu’à le recoudre. Heureusement que vous êtes tombés chez nous, l’ambulance vous aurait conduits ailleurs que dans la meilleure clinique de chirurgie réparatrice du Bade-Wurtemberg, mes sagouins de confrères auraient fait à votre mari une cicatrice immonde. Tandis que là, d’ici trois jours, on ne verra plus rien.
– Oui, oui, mais ça n’entraîne pas de surcoûts ? Parce que si votre intervention n’est pas prise en charge par notre mutuelle, je ne vous dis qu’une chose, docteur : vous pouvez le découdre et lui bricoler une bonne grosse cicatrice bien remboursée.
– Non. Ne vous inquiétez pas… De toute façon, le métier est foutu.
– Vous prêchez une convaincue : j’ai toujours dit que la chirurgie esthétique…
– …réparatrice ! Ne nous enfoncez pas plus bas que terre ! Moi, Madame, je suis un homme à bout : oh, bien sûr, il en restera bien, des grosses à liposucer. Une tonne de cellulite, une Porsche neuve. Mais, avec la mort de Michael, plus rien d’artistique à rêver ni à espérer. La mort, quoi !
Il chialait comme un gosse, quand il entreprit de faire trois pas de moonwalk. Sa nuque buta contre une armoire. Malgré le sang qui sourdait de son crâne à gros bouillons, il trouva la force de hurler de douleur avant de s’écrouler. Je refermai pudiquement la porte du bureau derrière moi.
J’attendis une heure, dans la chambre de Willy, qu’on me le remonte du bloc. N’y tenant plus, j’allai trouver l’infirmière de l’étage, qui me dit : votre mari est dans sa chambre depuis plus d’une heure. Quand elle vint constater avec moi que la pièce était vide de tout convalescent, elle sonna l’alerte.
Il nous fallut trois heures pour remettre la main sur Willy. Le gros pansement qu’il avait noué autour de la tête lui donnait des allures de pacha. Il trônait au milieu de cinq ou six petits leucémiques, leur racontant des histoires de fées et de lutins volants. La scène était touchante. Il maugréa un peu quand on le fit sortir du service de pédiatrie pour le raccompagner à sa chambre. Mais il se laissa faire.
La clinique ne voulut prêter aucun crédit aux plaintes des parents des petits cancéreux. Une fille de salle moustachue vint simplement nous dire que Willy était guéri et qu’on ne le garderait pas plus longtemps en observation.
Je l’ai ramené à la maison. Il reste assis toute la journée, prostré dans un coin. Parfois, il se lève. Il porte alors ostensiblement une main à son entrejambe et pousse de petits cris suraigus. J’ai peur.
Xavier Darcos n’en a pas fini avec les études
Un honorable commentateur de Causeur, au cours d’un fil, a bien voulu attirer notre attention sur la situation sociale désastreuse des salariés du notariat depuis le début de la crise. Il semblerait, en effet, que la situation soit des plus critiques dans les études : entre novembre et juin 2008, la CGT-notariat nous apprend que plus de 2 000 suppressions de poste, dont 700 licenciements secs, ont eu lieu dans un secteur qui compte environ 49 000 salariés actifs. La CGT-notariat met en cause notamment une politique opportuniste de dégraissage utilisant pour prétexte la baisse des transactions dans le domaine immobilier. Espérons que le tout nouveau ministre du Travail, monsieur Xavier Darcos, saura, dans cette affaire, tirer les choses au clerc.
Sarkozy, remanieur universel
L’hyperractivité du président de la République ne semble pas absorber la totalité de son énergie vitale. Ainsi, il ne lui suffit pas d’assumer seul la tâche délicate de nommer, déplacer ou congédier les membres du gouvernement français. Il s’est trouvé une activité complémentaire et, espérons-le pour lui, convenablement rémunérée de consultant international en remaniement. La télévision israélienne rapporte en effet que, lors de son récent entretien à l’Elysée avec Benyamin Nétanyahou, Nicolas Sarkozy a fortement incité son interlocuteur à virer le ministre des affaires étrangères, Avigdor Lieberman, pour le remplacer par Tzipi Livni. L’intéressé a moyennement apprécié et l’a fait savoir dans un communiqué furibard de son ministère. Sarkozy devrait se méfier : l’ex-Moldave Lieberman a beau être surnommé Yvette par ses amis, ce n’est pas une gonzesse. On lui connait quelques relations anciennes et étroites dans les quartiers chauds de Kiev, Chisinau ou Odessa, qui n’hésitent devant rien pour laver l’honneur bafoué de leurs vieux amis.
Tous les morts ne sont pas égaux en droit
On pense parfois des trucs incongrus dont on a vaguement honte. J’ai appris par le journal de 5 heures de France Inter la catastrophe de l’Airbus comorien. À travers le voile du sommeil finissant, j’ai entendu les mots : « 142 passagers », « Airbus A 310 », « revenaient de Paris aux Comores ». Le temps que je mette des images sur les mots, on était passé à autre chose. Une drôle d’idée m’a alors traversé l’esprit. « Dans trois jours, le CRAN va râler et dire qu’il y a eu deux poids deux mesures et qu’on s’en fout parce que c’est rien que des noirs. » Et une idée encore plus curieuse a suivi : « Le pire, c’est qu’il y aura un fond de vérité. » Attention, j’ai dit un fond. À l’évidence, ces Comoriens n’auront pas le droit au matraquage compassionnel des Franco-Brésiliens. Pas parce qu’ils sont noirs. Parce qu’ils sont Comoriens. Parce qu’ils sont loin. Parce que, selon toutes probabilités, vous connaissez des gens qui vont passer leurs vacances à Rio, pas des passagers en partance pour Moroni.
Il faut dire que j’ai un passif avec ce genre d’affaire depuis une émission consacrée à l’information compassionnelle. En raison des hasards de l’actu qui ne fait pas dans la justice ethnique, il se trouva que les victimes des grandes catastrophes du moment – le cyclone Katrina, l’accident d’un avion dont les passagers étaient majoritairement antillais – étaient, dans une forte proportion, noires. Avec mes invités, j’ironisai, pas sur les victimes évidemment, mais sur le déferlement médiatique grotesque (je me souviens d’une présentatrice lançant d’une voix enjouée : « Et j’aurai le plaisir de vous retrouver demain en direct de la Martinique pour la grande cérémonie de deuil. »). Moyennant quoi quelques bons esprits décrétèrent sur leurs estimables sites que nous étions une bande de fieffés racistes « qui se moquaient des victimes parce qu’elles étaient noires ». J’eus le droit sur je ne sais plus où à une photo barrée de la mention « négrophobe » (je n’invente rien), diverses groupuscules me menacèrent de papier bleu et on en resta là.
Bien entendu, l’émission ne reflétait nullement une quelconque insensibilité mais au contraire une sensibilité très vive à la sottise informationnelle. J’aurais pu refaire la même cinq ans plus tard après le crash du Rio-Paris, et entre les deux, sur des dizaines d’événements à haute teneur lacrymale qui se sont succédés sur nos écrans. Justement, ce matin pour en revenir aux malheureuses victimes comoriennes, il y avait quelque chose qui manquait, pas qui me manquait, qui manquait au paysage. La musique sonnait bizarre : pas de sanglots dans la voix, ni d’air endeuillé : de l’info sobre, un brin froide peut-être, mais propre. Et ça a continué. Les journaux radio et télé ont annoncé ce qu’il y avait à annoncer – en particulier cette réjouissante nouvelle du repêchage de survivants. On a interrogé quelques proches de victimes qui ont confié leur tristesse, donné le numéro de la « cellule de crise » faute de cellule d’aide psychologique à se mettre sous la dent. Ceux qui sont aux manettes de la fabrique de l’info n’ont pas jugé urgent de placer toute la France en thérapie préventive, les journalistes ne se sont pas sentis tenus de parler du drame comme s’ils venaient d’y perdre leur grand-mère. Ils ont fait leur boulot, sans jouer la comédie habituelle de l’identification qui permet au transfert médiatique d’opérer : le journaliste fait mine de souffrir comme s’il vivait ce qu’il raconte, pour que le téléspectateur-auditeur ait à son tour l’impression que c’est de son malheur qu’on parle. Tout le monde y croit sans y croire, c’est la magie des médias.
Perso, je préfère le genre retenu au festival de l’émotion. L’exhibition de l’affliction me parait indécente et mensongère plutôt que respectueuse des victimes. Quand on se montre en train de pleurer sur d’autres, c’est évidemment sur soi-même qu’on invite à pleurer. Qui, après quelques jours, peut prétendre avoir seulement une pensée pour les victimes d’un crash, hormis ceux pour lesquels ces victimes étaient des personnes concrètes ? Parfois, on fait semblant, on travaille tous du deuil ensemble. Et parfois non.
D’accord, mais alors quelles fois ? Pourquoi, me dira-t-on, tant de larmes pour les uns et tant de retenue pour les autres ? Peut-être est-ce un procès d’intention, j’ai un passif, je vous dis, mais j’ai dans l’idée que certains vont nous expliquer que c’est du racisme et que la mort de noirs, ça nous fait pas pleurer autant que la mort de blancs. Et tant mieux si je me trompe et que personne ne dit ça[1. Pour l’instant, le CRAN a fait beaucoup mieux : il a demandé au gouvernement de se saisir de la question des « compagnies poubelles », dont le rapport avec la raison sociale du CRAN n’est pas visible à l’œil nu.].
D’accord, mais si ce n’est pas du racisme, c’est quoi ? Il est légitime de se demander pourquoi certaines victimes sont émotionnellement plus bankables que d’autres. Si nos aimés présentateurs matutinaux ne nous ont pas infligé leur compassion bruyante et larmoyante, ce n’est pas parce qu’ils sont sans cœur, c’est parce qu’ils comprennent implicitement qu’à la bourse de l’émotion, ces morts-là ne feront pas monter les cours ni courir les annonceurs. C’est ce qu’on appelle la vérité des prix.
Je vous sens vous énerver – si vous n’avez pas décroché. Alors quoi ? Pourquoi ? Pourquoi si peu d’universalisme dans notre compassion ? Quand il n’était pas encore le patriarche de la politique française que les journalistes vont visiter comme un monument, Le Pen faisait scandale en disant : « Ma sœur, avant ma cousine, ma cousine avant ma voisine, ma voisine avant je ne sais trop qui. » Si on lui enlève le contenu ethnique que lui donnait Le Pen, cette règle gouverne peu ou prou nos existences sociales. Pour dire à peu près la même chose, les médias utilisent le terme beaucoup plus convenable de « proximité ». Pour que le transfert fonctionne, il faut que les victimes nous ressemblent, en tout cas qu’elles nous soient proches. Et nous avons beau être citoyens du monde, certaines nous sont plus proches que d’autres. Tous les hommes sont frères, peut-être, mais pas tous au premier degré. Si des Français sont retenus en otage en Irak, les médias supposent que cela vous fera un petit quelque chose de plus que si ce sont des Anglais ou des Chinois (c’est d’ailleurs pour ça qu’ils vous en informent : vous connaîtrez leur village, parfois leur visage ou quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît la concierge de leur mère). Cela dit, la géographie de l’émotion ne recoupe pas exactement les frontières nationales. Notre compassion n’est pas plus affaire de passeport qu’elle n’est question de peau. Si j’avais entendu qu’un avion s’était écrasé entre Paris et Alger, des visages, des noms, des voix me seraient venus à l’esprit, j’aurais pu m’imaginer ayant moi-même pris ce vol ou ayant un ami parmi les victimes. Chacun a son étranger, donc ses étrangers proches.
Parmi les passagers du Paris-Moroni, me dira-t-on, beaucoup vivaient en France, certains étaient français. Sans doute l’absence de bla-bla dégoulinant témoigne-t-elle de leur relégation hors de l’espace public c’est-à-dire médiatique, de leur situation d’exilés intérieurs. Peut-être leurs proches, ceux qui pleurent une conversation interrompue, trouveront-ils un peu d’apaisement dans le fait que leur douleur n’est pas un spectacle. Les fans désespérés et les familles endeuillées ne me feront pas changer d’avis : on pleure mieux seul.
2 + 2 = 5
Qui osera prétendre après ça que l’actuel président de la République n’a que mépris pour la littérature, fors Marc Lévy ? Non seulement Nicolas Sarkozy lit, mais il comprend ce qu’il lit chez les plus grands auteurs du XXe siècle, et plus spécialement dans le Top Ten des chéris de Causeur. Parce qu’entre nous, un mec qui, face au chômage, recule l’âge de la retraite et combat le déficit public en lançant un emprunt ne peut qu’avoir parfaitement assimilé la leçon de George Orwell : « L’ignorance, c’est la force ! »
De Perpignan à Hénin-Beaumont
Bien que s’étant déroulées à mille kilomètres de distance, les deux élections municipales partielles de Perpignan et de Hénin-Beaumont sont révélatrices du poids du clientélisme dans les mœurs politiques françaises, au moins au niveau local. À Perpignan, le maire sortant, Jean-Paul Alduy, invalidé après le scandale des bulletins dans les chaussettes d’un de ses sbires lors des municipales de 2008, fait un triomphe avec plus de 53 % des voix au deuxième tour. À Hénin-Beaumont, dans le Nord, le FN avec Marine Le Pen arrive largement en tête du premier tour, avec près de 40 % des voix, et a de bonnes chances de l’emporter au second. À première vue, on pourrait en conclure qu’à Perpignan les électeurs ont sanctionné les mauvais perdants, comme c’est souvent le cas dans de telles circonstances, et qu’à Hénin-Beaumont, le Front National bénéficie de l’effet « tous pourris » après la mise en examen et l’incarcération du maire PS Gérard Dalongeville.
Comme toujours, c’est plus compliqué : les deux résultats peuvent aussi être mis sur le compte de la permanence du clientélisme comme élément structurant du comportement politique des électeurs de ces deux villes. À Perpignan, les malheurs de Jean-Paul Alduy, dont la presse nationale a fait ses gorges chaudes, ont eu l’effet inverse de celui escompté par les moralisateurs autoproclamés de la vie politique française : cela a soudé les Perpignanais autour de leur maire attaqué par « ceux de Paris ». Le récent suicide en prison du maire d’une commune voisine, Saint-Cyprien, accusé de malversations dans le cadre de la gestion municipale a conforté le sentiment, dans le bon peuple catalan, que des édiles appréciés de la population étaient en butte à une persécution judiciaire et médiatique exercée par une bureaucratie sans âme ou des journalistes sans foi ni loi.
Jean-Paul Alduy, 67 ans, est un parfait exemple de ces rejetons de dynasties locales qui impriment leur marque à la vie politique de quelques villes de France, comme les Baudis à Toulouse ou, jadis, les Médecin à Nice. Il est fils de Paul Alduy, ancien directeur de cabinet de Guy Mollet, maire, puis député de Perpignan de 1959 à 1992, et c’est tout naturellement qu’il lui succèdera après une crise et la dissolution du Conseil municipal en 1993. L’opportunisme, le népotisme, le clientélisme se pratiquent dans la famille comme l’équitation chez les Windsor : Paul Alduy quitte la SFIO en 1972 pour rejoindre les démocrates sociaux (ancêtre du MODEM) et Jean-Paul Alduy, d’abord élu sous l’étiquette UDF, passera à l’UMP en 2002. On peut supposer que son fils, qui devrait, en bonne logique, récupérer la mairie de Perpignan en 2014, recommencera le cycle en se présentant sous les couleurs du PS…
Décédé en 2002, Paul Alduy avait été sévèrement condamné en 1997 et privé pour cinq ans de ses droits civiques pour avoir fait bénéficier son épouse d’un emploi fictif au centre communal d’action sociale de Perpignan. La présence d’une forte communauté de gitans sédentarisés au centre-ville a alimenté les rumeurs, toujours démenties avec la plus grande énergie par les intéressés, de l’achat de « blocs de voix » dans ce secteur par les Alduy père et fils. Ces pratiques avaient fait l’objet d’un livre écrit par une journaliste du New York Times, Fernanda Eberstadt, Le chant des gitans, dont l’édition française, parue en 2007 chez Albin Michel, fut fortement édulcorée sous la pression de Jean-Paul Alduy.
À part ça, Jean-Paul Alduy est un homme brillant, polytechnicien sorti dans la botte, et son épouse, Dominique, ancienne directrice générale de France 3 et ancienne administratrice générale du Monde sous Jean-Marie Colombani, est une femme charmante, cultivée et compétente.
Mais voilà, dès lors que des traditions ancestrales, remontant à l’époque romaine, sont encore ancrées dans les mentalités de cette France occitane, on n’échappe pas à la fatalité clientéliste.
Il n’y a pas qu’au sud de la Loire que ces pratiques se perpétuent : moins familiales, mais plus claniques et proto-mafieuses, elles peuvent s’observer dans les pays de langue d’oïl et notamment chez les Chtis, où la domination politique de la SFIO puis du PS a transformé un système de solidarité mutuelle, mis en place au XIXe siècle pour faire face aux aléas de la vie et aux vilénies patronales, en une machine politique et électorale. Le pouvoir local distribue emplois municipaux, logements et autres sucres d’orge pour asseoir sa domination et garantir aux élus qu’ils seront reconduits par ceux qui en ont bénéficié et par ceux qui espèrent que ce sera bientôt leur tour. Ce qui est arrivé à Gérard Dalongeville à Hénin-Beaumont est à mettre sur le compte de l’hubris qui s’empare de ceux qui croient qu’ils peuvent tirer infiniment sur la corde sans que la sanction judiciaire ou politique vienne les frapper. Il n’est pas certain que Dalongeville, s’il avait pu se représenter dimanche devant ses électeurs, n’eût pas été réélu, comme, par exemple, Patrick Balkany, qui récupéra facilement son siège de maire de Levallois après avoir purgé sa peine d’inéligibilité pour diverses malversations dans le cadre de ses fonctions. C’est la révolte des « clients » privés de leur dispensateur habituel d’avantages et de passe-droits qui s’est traduite, à Hénin-Beaumont, par le vote massif en faveur du Front national.
Si l’on veut se faire une petite idée de l’évolution possible de ce système lorsqu’il n’est pas, de temps en temps, tempéré par une intervention administrative, judiciaire ou médiatique, il suffit de passer la frontière belge toute proche et d’observer le fonctionnement et les mœurs du PS wallon, qui domine la région depuis plus d’un demi-siècle. Il n’est pas possible d’obtenir le moindre emploi public sans être « encarté » au PS, qui, grand prince, en laisse quelques-uns aux affidés d’autres formations politiques avec lesquelles il fait tour à tour alliance. Dans les années 1980, les luttes internes pour le pouvoir au sein du PS de Liège ont provoqué l’assassinat d’André Cools, le boss politique de la région, par des tueurs recrutés par des Siciliens en Tunisie. L’accumulation de scandales frappant des dirigeants du PS en Wallonie n’a eu qu’un effet mineur sur ses résultats électoraux de juin 2009. S’il perd 4 %, il demeure, avec 32 % des voix, le premier parti de Wallonie et le maître d’œuvre de toute coalition de gouvernement.
En réalité, le clientélisme est à la démocratie ce que le gui est au chêne : à dose normale, il n’empêche pas l’arbre de prospérer et présente même un avantage décoratif, mais il risque de l’étouffer s’il devient par trop envahissant.
C’est un dommage collatéral de la décentralisation et des pouvoirs accrus délégués par l’Etat aux collectivités locales, dont les élus sont, c’est humain, tentés d’assurer leur position par des distributions ciblées de petits et gros cadeaux. Dans le vocabulaire crypté de ce petit monde, cela s’appelle les « crédits cantonalisés », attribués par le Conseil général à tous ses membres pour qu’ils puissent jouer les pères Noël dans les communes de leur canton, arrosant ici un maire, là une association, en fonction des retombées électorales possibles. Dans ma Haute-Savoie, on appelle cela la « boîte à sucre ».
Alors quel remède, à supposer qu’il en faille un ? La réduction du « millefeuilles » des collectivités territoriales proposée par la commission Balladur est un pas dans le bon sens, car en diminuant d’un tiers le nombre des élus locaux, elle tarit la source clientéliste dans la même proportion. Mais cela ne suffira pas. Une conversion de la fille aînée de l’Eglise au protestantisme serait certes plus efficace, car le clientélisme est rarissime en terre luthérienne, mais cela semble hors de portée, du moins dans l’immédiat.
Photo de Une, Procession de la « Sanch » à Perpignan, Midnight Digital, flickr.
Boire avec Bob
Ne nous mentons pas. Au bout du compte, les écrivains se divisent en deux catégories, ceux avec qui on aurait aimé boire et les autres. L’idée de dérives au long cours avec Li Po, Rabelais, Saint-Amand, Apollinaire, Toulet, Perret, Blondin, Mailer, ADG est un bonheur. Esclaves cardiaques des étoiles, à la recherche de cette « paix magnifique et terrible, ce vrai goût du passage du temps » dont parle Guy Debord dans Panégyrique, l’écrivain buveur (et parfois davantage buveur qu’écrivain mais qu’importe) renouvelle sur les plages homériques de Ios, dans les tapis franc du vieux pays de Villon ou au bar du Ritz libéré par Hemingway le geste ancestral des Grecs anciens participant au cérémonies dionysiaques : il vide les cratères emplis des vins lourds de Lesbos pour voir enfin l’œil peint au fond, dont il ne sait plus si c’est le sien ou celui du Dieu deux fois né.
Il est aussi le compagnon irremplaçable, celui des confidences soyeuses comme le souvenir, celui des soirs possibles et des matins difficiles quand l’aube d’été rend fous les oiseaux dans les arbres et qu’il va falloir rentrer, après the last for the road. En revanche, allez savoir pourquoi, l’idée de boire avec Calvin, Georges Bataille, Jean-Paul Sartre, Alain Robbe-Grillet ou Christine Angot nous semble hautement improbable, pour ne pas dire franchement angoissante.
Nous serons donc reconnaissants à Olivier Bailly de rappeler à notre souvenir, dans Monsieur Bob, une biographie empathique, élégante et canaille comme un vin de Loire encore un peu jeune, l’excellent Robert Giraud qui n’aura pas vu le XXIe siècle et qui aura bien fait : il y a de moins en moins de bistrots dans les quartiers rénovés de nos villes désertées par la vie. Ce n’est pas dans une agence immobilière pour tristes vainqueurs de l’économie de marché, dans la boutique de nippes de luxe pour sa femme déjà adultère ou dans les banques où le crédit s’épuise de lui-même dans la fin annoncée de la valeur d’échange que les rencontres entre vivants se font. Et ce n’est pas un hasard s’il deviendra bientôt aussi difficile de trouver à Paris un bistrot qu’un honnête homme dans un ministère d’ouverture : les troupes de la Séparation quadrillent désormais le territoire avec l’arrogance définitive des vainqueurs abstèmes.
Oui, il est décidément heureux que Robert Giraud soit désormais pour toujours à errer dans l’éternité parallèle des zincs de l’après-guerre aux noms qui chantent comme celui de nos lointains comptoirs indiens. Ce n’était pas Pondichéry, Karikal, Yanaon, Mahé et Chandernagor. Non, c’était plutôt le « Bar Bac », « Moineau », « Fraysse » ou « Les quatre sergents de la Rochelle ». Zincs de la rue Mouffetard, des Halles ou de Saint-Germain des Prés, on y croisait Blondin et Debord, déjà nommés, Doisneau et Prévert, Boudard et Hardellet, Vidalie et Fallet au milieu des passagers de la nuit, clochards, demi-sels et Venus de barrière. Autant dire ce qu’il y avait de plus fréquentable dans la littérature de l’après-guerre, celle des vrais francs-tireurs où comme le raconte Pierre Chaumeil cité par Bailly, le royaliste et le communiste trinquaient autour du jaja à la qualité incertaine de la France du ravitaillement.
C’était en 1946, à Paris. Autant dire en Atlantide. Les larmes nous en monteraient aux yeux comme lorsque Toulet évoque un Jurançon 93 bu sous les tonnelles du monde d’avant.
Heureusement, comme un Platon naufragé et joyeux, il y eut Robert Giraud pour témoigner que tout cela a vraiment existé. Un peu journaliste, un peu poète et très noctambule, Giraud a laissé quelques joyaux pour ceux qui aiment ces deux passions tellement françaises qui se confondent si souvent : le vin et l’argot[1. Signalons la réédition du Vin des rues, le chef d’œuvre de Giraud, qui accompagne la sortie de cette biographie.]. Olivier Bailly, reporter sensible, sait provoquer chez le lecteur une nostalgie aussi exquise que les douleurs du même nom. Il ressuscite par la même occasion ce continent disparu en trempant sa madeleine dans un verre de beaujolpif. On découvre grâce à lui comment Giraud, ce Rimbaud des comptoirs, né dans le Limousin, copain de lycée de Roland Dumas, libéré in extremis des prisons de la Gestapo par les maquisards de Guingouin, monta à Paris pour ne plus vivre que dans la lumière incertaine des bars où il pratiquait l’ivresse, l’amitié ou la solitude dans des proportions variables selon son humeur fantasque de feu follet.
Comme le disait si justement André Salmon, cité par Bailly : « Robert Giraud ne nous assomme pas de messages. Sévère à son personnage multiplié de notre éther, il est trop occupé de la mesure, de cadence, de puissances réconciliées de l’ombre et de la lumière des mots. C’est un artiste. »
Il nous manquera, quand il s’agira de boire le dernier verre avant la guerre.
C’est celui qui dit qui y est !
Le gouvernement en conclave sur l’Emprunt tout un aprèm, le FN qui frôle les 40 % à Hénin Beaumont, des émeutes urbaines à Mantes : pour une fois, il y avait autre chose que du sport et des accidents de la route dans l’actu dominicale. Ce qui n’a pas empêché iTélé de consacrer la plus grande partie de ses JT du soir à… Michael Jackson, avec un reportage devant sa maison, un autre devant son étoile à Hollywood, transformée en semi-mausolée, et pis un autre à la Tour Eiffel où se sont rassemblés les fans parisiens du roitelet de la pop. Cerise sur le gâteau, un commentaire acerbe sur les médias US, accusés, fallait-y penser, d’en faire un peu trop avec Michael Jackson…
Frédéric Mitterrand a-t-il bien enterré Bambi ?
« Nous avons tous un Michael Jackson en nous » : la mort de Michael Jackson, qui lui a donné l’occasion de son premier communiqué officiel, inaugure le mandat de Frédéric Mitterrand au ministère de la Culture en même temps qu’elle en donne le ton.
Plus encore que dans les grands desseins ou les projets prestigieux (qui devraient se faire rares en ces temps de vaches maigres, qui ne relèvent même pas de ce « cow art » qui avait essaimé il y a trois ans sur les trottoirs de Paris), plus sûrement que dans la gestion de dossiers aussi riches en épines que pauvres en paillettes (Hadopi, chronologie des médias, sans parler des intermittents du talent, qui n’ont plus fait parler d’eux depuis trop longtemps), le neveu de Tonton ne devrait pas manquer d’exceller dans la célébration lyrique, larme toujours au coin de la voix et paupière vibrante d’empathie glamour, des grands de ce monde, à l’occasion de leur disparition ou de leur passage rue de Valois pour s’y voir épingler une quelconque rosette lors de l’étape parisienne de leur dernière tournée de promotion. Le tout dans ce style inimitable qui fit les belles heures de « Etoiles et toiles » ou de « Destins », à mi chemin des Belles histoires de l’oncle Paul et de la rubrique people de Têtu : « En rejoignant les mythes fracassés dont la culture américaine est prodigue tels Marylin Monroe, James Dean ou Elvis Presley, il emporte avec lui le rêve impossible de l’adolescence perpétuelle », écrit-il ainsi de Michael Jackson.
À moins que, décidé à se faire un prénom en politique, Frédéric Mitterrand, enterrant avec Bambi « le rêve impossible de l’adolescence perpétuelle », ne se révèle le ministre de la Culture que l’on n’attendait plus : celui des révisions déchirantes, qui mettrait fin à des décennies de clientélisme somptuaire, cessant d’acheter la paix culturelle à coups de subventions à des spectacles fantômes et invisibles, de célébrations de l’art contemporien, de nominations d’artistes au pouvoir de nuisance inversement proportionnel à leur génie, pour s’atteler à un grand dessein aussi peu glamour qu’historique : être celui qui sauvera le patrimoine français de la ruine et de l’abandon qui le guettent chaque jour davantage. On peut toujours rêver.
Mitterrand, la farce tranquille
Tout ceux qui ont minimisé l’ampleur du remaniement de mardi dernier en seront pour leurs frais. L’équipe Fillon IV ne passera pas inaperçue. De tous les Français, il est encore trop tôt pour le dire. En revanche, c’est une bénédiction pour ceux d’entre eux qui écoutent Europe1 le matin : l’imitation du nouveau ministre de la Culture par Nicolas Canteloup vaut à elle seule qu’on se réveille dès 8 h 30. C’est hilarant, percutant et jamais cruel. Personne jusque-là n’avait jamais si bien caricaturé le style inimitable de Frédéric Mitterrand, à l’exception, bien sûr, de Frédéric Mitterrand lui-même…
Thriller à domicile
J’étais encore plongée dans un demi-sommeil, le drap remonté jusqu’au nez, l’esprit vide de toute pensée, calme et sereine. Willy à mes côtés ronflait. Et ses ronflements, tambour-major du matin, scandaient mon combat contre l’irrésistible instinct du travailleur, celui qui vous expulse de votre lit et vous entraîne aux toilettes, à la salle de bains, au placard de la cuisine, dont vous sortez un bol sans en avoir envie. Je hais les matins, qui sentent le savon et le café frais.
Je luttais à armes inégales. Ne pas céder. Ne pas entrouvrir une seule paupière. Ne pas se rendormir non plus : c’est généralement là que le réveil, sournois, vous guette. J’en étais là de mes méditations que mes pensées furent happées, toutes entières, par le bruit étourdissant de la radio. On y diffusait des chansons en boucle. Chose horrible pour une radio allemande, ce n’était ni Anton aus Tirol, ni son homologue non moins séduisant, Julio Iglesias, mais un chanteur que j’eus grand-peine à reconnaître.
Willy m’y aida. Il se tenait debout, au milieu de la chambre, et il dansait. Il avait l’air ravi. Il me regardait sans rien dire, portant de temps à autre sa main vers son entrejambe et poussant de petits cris aigus. Il mimait maintenant un moonwalk et, ma foi, il ne se débrouillait pas si mal pour un Michael Jackson de quatre-vingt-quinze kilos.
Lorsque la chanson s’interrompit et que l’animateur de la SWR fit appel à ses plus larmoyants trémolos pour lancer : « Der King of Pop ist tot. Michael Jackson starb im Alter von fünfzig Jahren in Los Angeles… », ce fut comme l’apocalypse. Un grand « vlam », suivi d’un cri de douleur : mon moonwalker de mari était étendu de tout son long.
Comme il ne se relevait pas, que ses râles devenaient de plus en plus rauques et qu’il ne répondait pas aux questions inquiètes que je lui lançais – « Bon, Willy, quand t’auras fini de faire le con, tu pourras aller me préparer un café » –, je résolus à me lever.
Le spectacle était effroyable. Sa tête avait buté contre le rebord de la commode et une mare de sang se dessinait autour. Il respirait, il n’était pas mort. Du moins, pas encore. Bonne poire, plutôt que de me ruer vers le dressing pour voir si j’avais quelque chose de noir à me mettre, j’appelai le 112.
– Oui, Monsieur, mon mari ne bouge plus… La tête ouverte, c’est ça…. Il y a du sang qu’on pourrait faire du boudin pour une famille nombreuse… Oui, je pense qu’il va assez mal, sinon je ne vous appellerais pas… Heureusement que c’est du parquet, on pourra ravoir les taches…
Quelques minutes plus tard, une demi-douzaine de pompiers, même pas beaux, pas musclés, un peu bedonnants, enfilaient Willy dans l’ambulance des secours. C’est entre la maison et la clinique qu’il se réveilla : « LaToya, souffla-t-il, LaToya, où est Bubbles ?… » Puis, il s’évanouit à nouveau.
Dans son bureau, le docteur Bannasch me rassura :
– Votre époux n’a que de légères contusions. Le scanner n’a révélé aucun traumatisme interne. Il n’y a qu’à le recoudre. Heureusement que vous êtes tombés chez nous, l’ambulance vous aurait conduits ailleurs que dans la meilleure clinique de chirurgie réparatrice du Bade-Wurtemberg, mes sagouins de confrères auraient fait à votre mari une cicatrice immonde. Tandis que là, d’ici trois jours, on ne verra plus rien.
– Oui, oui, mais ça n’entraîne pas de surcoûts ? Parce que si votre intervention n’est pas prise en charge par notre mutuelle, je ne vous dis qu’une chose, docteur : vous pouvez le découdre et lui bricoler une bonne grosse cicatrice bien remboursée.
– Non. Ne vous inquiétez pas… De toute façon, le métier est foutu.
– Vous prêchez une convaincue : j’ai toujours dit que la chirurgie esthétique…
– …réparatrice ! Ne nous enfoncez pas plus bas que terre ! Moi, Madame, je suis un homme à bout : oh, bien sûr, il en restera bien, des grosses à liposucer. Une tonne de cellulite, une Porsche neuve. Mais, avec la mort de Michael, plus rien d’artistique à rêver ni à espérer. La mort, quoi !
Il chialait comme un gosse, quand il entreprit de faire trois pas de moonwalk. Sa nuque buta contre une armoire. Malgré le sang qui sourdait de son crâne à gros bouillons, il trouva la force de hurler de douleur avant de s’écrouler. Je refermai pudiquement la porte du bureau derrière moi.
J’attendis une heure, dans la chambre de Willy, qu’on me le remonte du bloc. N’y tenant plus, j’allai trouver l’infirmière de l’étage, qui me dit : votre mari est dans sa chambre depuis plus d’une heure. Quand elle vint constater avec moi que la pièce était vide de tout convalescent, elle sonna l’alerte.
Il nous fallut trois heures pour remettre la main sur Willy. Le gros pansement qu’il avait noué autour de la tête lui donnait des allures de pacha. Il trônait au milieu de cinq ou six petits leucémiques, leur racontant des histoires de fées et de lutins volants. La scène était touchante. Il maugréa un peu quand on le fit sortir du service de pédiatrie pour le raccompagner à sa chambre. Mais il se laissa faire.
La clinique ne voulut prêter aucun crédit aux plaintes des parents des petits cancéreux. Une fille de salle moustachue vint simplement nous dire que Willy était guéri et qu’on ne le garderait pas plus longtemps en observation.
Je l’ai ramené à la maison. Il reste assis toute la journée, prostré dans un coin. Parfois, il se lève. Il porte alors ostensiblement une main à son entrejambe et pousse de petits cris suraigus. J’ai peur.
Xavier Darcos n’en a pas fini avec les études
Un honorable commentateur de Causeur, au cours d’un fil, a bien voulu attirer notre attention sur la situation sociale désastreuse des salariés du notariat depuis le début de la crise. Il semblerait, en effet, que la situation soit des plus critiques dans les études : entre novembre et juin 2008, la CGT-notariat nous apprend que plus de 2 000 suppressions de poste, dont 700 licenciements secs, ont eu lieu dans un secteur qui compte environ 49 000 salariés actifs. La CGT-notariat met en cause notamment une politique opportuniste de dégraissage utilisant pour prétexte la baisse des transactions dans le domaine immobilier. Espérons que le tout nouveau ministre du Travail, monsieur Xavier Darcos, saura, dans cette affaire, tirer les choses au clerc.

