Olivier Rey : Instruire pour reconstruire


Olivier Rey : Instruire pour reconstruire

Propos recueillis par Daoud Boughezala et Paul Piccarreta

Causeur. Najat Vallaud-Belkacem observe que le collège accentue les inégalités au lieu de les diminuer ? Peut-on lui donner tort ?

Olivier Rey. Il y a maintenant un demi-siècle que Bourdieu et Passeron ont montré, dans leur ouvrage Les Héritiers, que le système scolaire n’était pas aussi égalitaire qu’on eût aimé qu’il fût. L’école prétendait donner à chacun les mêmes chances et, en réalité, la culture générale et classique placée en son cœur donnait d’emblée un avantage à certains, un handicap à d’autres. Pour les fils et filles de bourgeois, la culture scolaire se trouvait en continuité avec la culture familiale, tandis que, pour les fils et filles d’ouvriers, il fallait, en plus des matières enseignées, apprendre à maîtriser des références et des codes sociaux étrangers. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le taux des réussites des uns fût supérieur à celui des autres. Sur ce point, le discours de Bourdieu et Passeron est parfaitement fondé. La catastrophe vient ensuite : parce que l’école n’empêchait pas une certaine reproduction sociale, on l’a rendue responsable de ce que, dans la mesure de ses moyens, elle atténuait. Même si, en effet, la culture générale et classique autour de laquelle l’école s’est constituée, les disciplines qu’elle enseignait avantageaient certains, en désavantageaient d’autres. [access capability= »lire_inedits »]

Doit-on comprendre qu’au nom de l’égalité vous soutenez la réforme du collège ?

Non, car au lieu d’être sensible aux inégalités que l’école permet de surmonter, on ne songe qu’à celles qu’elle laisse subsister ; au lieu d’être sensible aux chances, même inégales, que la culture générale et classique et l’enseignement des différentes disciplines offrent à tous, on ne voit dans cette culture et cet enseignement qu’un instrument de domination  à supprimer. De nombreuses générations ont pu voir dans cette école un lieu d’ouverture et d’émancipation. Mais, depuis quarante ans, on s’emploie à démanteler la transmission du savoir. Avec quel résultat ? Le niveau général baisse, et on prive toujours davantage les enfants des classes populaires de la culture à laquelle l’école pouvait les ouvrir et s’employait à les initier. Moins on se montre exigeant à l’école – par crainte de se monter « élitiste » –, plus on donne de l’importance au milieu social – plus on permet, par exemple, au « suivi » extrascolaire et aux diverses stratégies des nantis de suppléer à l’absence de talent de leurs enfants.

En ce cas, pourquoi vous opposer aux tentatives de démocratisation de l’accès aux classes bilingues et au latin-grec ?

Il ne s’agit pas de démocratiser, mais de supprimer. Il se trouve qu’après quatre décennies de réformes de ce genre, la proportion d’étudiants d’origine populaire dans les grandes écoles françaises a chuté de moitié et, d’une manière générale, la reproduction sociale a considérablement augmenté. Normalement, toute personne un tant soit peu attachée à l’idée d’égalité des chances devrait en tirer la conclusion que la voie suivie n’est pas la bonne. Mais non : les gouvernements successifs tirent argument de la dégradation de la situation pour renforcer les mesures qui dégradent la situation. La réforme du collège proposée aujourd’hui est une étape supplémentaire, et caricaturale, de ce processus démoniaque. Disant cela, j’ai conscience d’entrer, aux yeux de Mme Vallaud-Belkacem, dans la catégorie des pseudo-intellectuels. Plus exactement, étant trop obscur pour mériter ce titre, disons que je suis un pseudo-intellectuel de Ligue 2, menacé de relégation en National.

Dans votre dernier livre, Une question de taille (Stock, 2014), vous faites un pas de côté par rapport aux défenseurs de l’école républicaine et remettez carrément en cause le principe d’Éducation nationale. Pour quelles raisons ?

Lors de la Révolution française, les tenants de l’Instruction publique, comme Condorcet, se sont opposés aux partisans de l’Éducation nationale, comme Lepeletier ou Rabaut Saint-Étienne. Pour Condorcet, la puissance publique devait se contenter d’instruire, afin de respecter l’indépendance des opinions et de ne pas empiéter sur les droits et devoirs des familles. Il eut la tête coupée, mais, au sortir de l’épisode révolutionnaire, ce fut l’Instruction publique qui s’imposa.

Ce n’est qu’en 1932, sous le gouvernement d’Édouard Herriot, que cette dernière céda la place à l’Éducation nationale, qui règne depuis. Indépendamment des circonstances particulières qui l’ont suscité, ce changement de dénomination appelle et entérine une évolution de fond des sociétés modernes : la délégation éducative, qui conduit les familles, et les adultes en général, à s’en remettre de façon toujours plus prononcée à un service spécialisé, les établissements scolaires, pour l’éducation des enfants. Cette évolution continue tient pour partie au fait que nos sociétés dépendent de plus en plus, dans leurs structures, de savoirs systématiques qui demandent à être appris de façon systématique (encore faudrait-il que l’école demeure fidèle à cette mission). Elle a aussi des raisons économiques : dans un monde qui divise le travail à l’extrême afin d’augmenter la productivité, il est dans la logique des choses que des spécialistes désignés s’occupent des enfants pendant que tout un chacun accomplit sa tâche. Elle répond également à des motifs politiques : l’école comme creuset d’une culture commune, dans un monde qui s’est délié de la tradition (mais la culture de masse est devenue bien plus efficace qu’elle sur ce terrain), et comme lieu d’ouverture des possibles à chaque nouveau citoyen, indépendamment de ses origines.

Donc vous ne renoncez pas à la promesse d’émancipation qu’est l’école républicaine, particulièrement pour les plus modestes…

Mais cette promesse est de moins en moins bien tenue, en raison même des réformes censées permettre son accomplissement. Par ailleurs, la délégation éducative, qui est allée trop loin, produit des effets délétères. Par paresse, facilité, découragement, ou simplement parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, les parents, les

familles, les adultes renoncent à éduquer les enfants et les jeunes, laissant ce soin au Léviathan scolaire qui prétend si bien s’en charger. L’école se retrouve alors seule et se révèle structurellement incapable d’assumer la tâche exorbitante qu’elle s’est arrogée. Aussi gigantesque soit l’institution, elle est débordée. Autrefois, l’école s’attachait à instruire des êtres que leurs parents et la société en général étaient chargés d’éduquer. Désormais en situation de monopole, elle doit tout faire. Et elle n’y arrive pas. Elle y arrive d’autant moins que, de plus en plus souvent, en cas de conflit, elle se heurte à la résistance des parents eux-mêmes, qui prennent le parti de leurs enfants contre une institution accusée d’être traumatisante. Il est permis d’y voir un effet pervers de l’inflation scolaire, une vengeance des parents contre un système qui les a dépossédés de leurs propres compétences éducatives.

Si vous rejetez à la fois l’égalitarisme niveleur de la ministre et l’Éducation nationale stricto sensu, quel modèle alternatif recommandez-vous ? L’école libre et autogérée ?

Au point où nous en sommes, il me semble que l’école ne pourrait retrouver une certaine vigueur qu’en acceptant, au préalable, de se contenter d’un rôle limité : instruire. Car c’est sa prétention à être la grande éducatrice qui lui ôte désormais toute possibilité de se démarquer du monde tel qu’il va. L’école ne saurait à la fois constituer une zone à part, protégeant les jeunes d’une société entièrement livrée à l’économie et à la consommation, et élargir toujours davantage son emprise, ce qui finit fatalement par la mettre en phase avec ce qu’elle prétendait tenir à distance. Il faudrait délivrer la société de l’intoxication scolaire pour que l’école puisse redevenir elle-même.[/access]

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*Photo : Hannah.

Juin 2015 #25

Article extrait du Magazine Causeur



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