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Nuit américaine sur le Vietnam

La « sale guerre » vue par Brian de Palma.


Nuit américaine sur le Vietnam
Casualties of War, Sean Penn, Michael J. Fox et Brian de Palma, 1989 RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA

A l’occasion de la sortie d’Outrages (Casualties of War, 1989) de Brian de Palma dans un magnifique coffret collector, avec quantité de bonus, retour sur la genèse de l’œuvre maudite du réalisateur de Scarface.


La plupart des jeunes cinéastes de la génération dorée dite du « Nouvel Hollywood » ont ressenti, à un moment donné de leur carrière, le besoin vital de se replonger dans le trauma vietnamien et de livrer leur propre lecture de ces événements qui devaient à tout jamais changer le visage des Etats-Unis. Hal Ashby (Le Retour/Coming Home, 1978), Michael Cimino (Voyage au bout de l’enfer/The Deer Hunter, 1978), Francis Ford Coppola (Apocalypse Now, 1979), Oliver Stone (Platoon, 1986), et l’on pourrait également évoquer, par ricochet un Terrence Malick qui à travers sa tardive Ligne rouge (1998) évoquant la bataille de Guadalcanal dans le Pacifique (1942) vise également à sonder les tréfonds de l’âme américaine dans l’enfer vert de la péninsule indochinoise.

Tragique fait divers

Brian de Palma, viscéralement antimilitariste et anti-impérialiste, ayant logiquement usé de tous les subterfuges (homosexualité, communisme, folie) pour éviter l’engagement au Vietnam ne pouvait se tenir à l’écart de cette dynamique artistique contestataire. C’est en octobre 1969 qu’il découvre, révulsé, dans The New Yorker un long texte saisissant intitulé « Casualties of War » (que l’on pourrait traduire par « Dommages collatéraux ») et signé du journaliste d’investigation indépendant, Daniel Lang. L’article, richement documenté, relate avec force détails le kidnapping, le viol et le meurtre (« Viet rape-slaying ») en novembre 1966 sur un laps de temps de 24 heures, d’une jeune paysanne vietnamienne, Phan Thi Mao, par une escouade de cinq GIs américains, dans la province de Binh Dinh (fait divers nommé en anglais « Incident on Hill 192 »).

Révélée quelques mois après les massacres de My Lai (mars 1968), cette nouvelle atrocité contribuera au retournement de l’opinion américaine contre l’engagement de ses propres soldats et impulsera le mouvement des marches pacifiques antimilitaristes qui allait gagner Washington puis les autres grandes villes du pays. Ce qui est frappant dans ce récit est que sur les cinq jeunes hommes composant cette escouade, le « bleu » de la troupe, un dénommé Stobby (transformé en Eriksson par Lang dans l’article afin de protéger son anonymat) ait délibérément refusé de participer à ce crime odieux en arguant les valeurs suprêmes d’honneur et de protection des populations civiles censées être véhiculées par l’armée américaine.

Portée symbolique

De Palma saisit immédiatement la portée symbolique de ce fait divers tragique et transfigure ce viol en symbole de l’agression américaine contre un pays étranger au mépris des droits des populations civiles et des libertés fondamentales. Les premières œuvres du cinéaste natif du New Jersey ne témoignent-elles pas déjà d’un souffle libertaire et antimilitariste ? Que l’on songe à Greetings (1968) dans lequel Paul et ses deux amis, Jon (Robert de Niro !) et Lloyd, passent des heures à chercher par tous les moyens à se faire réformer ou encore Hi, Mom ! (1970) avec un Robert de Niro méconnaissable en Jon Rubin, vétéran de la guerre du Viêtnam, engagé par un producteur de films pornographiques afin de filmer ses voisins de quartier dans les moments les plus intimes.

Mais les grands studios hollywoodiens, la Warner en tête, échouent à acquérir les droits d’adaptation du texte de Daniel Lang et le projet se voit mystérieusement adapté dès 1970 par un obscur cinéaste germanique, Michaël Verhoeven (rien à voir avec le néerlandais Paul) dans un étrange film noir et blanc, sec et irrespirable, intitulé O.K, qui déclenche immédiatement le scandale à la Berlinade de la même année !

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A noter que le grand Elia Kazan s’inspirera également de manière clandestine de cette affaire dans son impressionnant film uchronique indépendant, Les visiteurs, en 1972, en imaginant une suite à l’histoire officielle avec le retour des cinq boys sur le sol américain, prélude à un déclenchement de règlements de compte et pressions exercées sur le dénonciateur du crime.

Longue maturation

Il faudra finalement attendre 20 ans pour que Brian de Palma, fort du succès commercial et critique des Incorruptibles (1987), puisse enfin adapter le fameux « Casualties of War », magnifiquement aidé dans son entreprise par la PDG de l’époque de la Columbia (Dawn Steel) ainsi que par le dialoguiste hors pair, David Rabe, ancien membre des unités médicales au Vietnam. Et pour relever ce défi et se préparer à de longs et difficiles mois de tournage dans la jungle thaïlandaise (avec comme décor le site du pont de la rivière Kwaï !), de Palma décide de s’entourer d’une « dream team » internationale de techniciens et d’acteurs : Fred Caruso (Le Parrain) et Michaël Stevenson (Lawrence d’Arabie) à la production, Ennio Morricone à la musique, ainsi qu’une pléiade de jeunes acteurs aux talents exceptionnels promis à de brillantes carrières : Sean Penn, Michael J. Fox (dans le rôle de Stobby/Eriksson), John C. Reilly, John Leguizamo, Don Harvey… le tout sous les conseils avisés de Dale Dye, ancien vétéran du Vietnam.

Pour son rôle du sergent Tony Meserve, instigateur du viol, le jeune Sean Penn s’est astreint à un terrible entrainement physique et mental pendant plusieurs semaines aux Etats-Unis puis en Asie du Sud-Est. Il faut le voir méconnaissable en monstre de cruauté éructant jours et nuits des « Fucking V-C (Viêt-Cong) » en mâchant négligemment son chewing-gum et en divisant ses équipiers pour mieux asseoir son autorité et faire aboutir ses noirs desseins.

A la différence des versions de Coppola ou de Stone, de Palma ne cherche aucune jouissance esthétique, plastique ni messages troublants et ambigus. La mise en scène, sobre, précise, chirurgicale a véritablement valeur de morale profonde. Soulignons également la prestation exceptionnelle de l’actrice non professionnelle, Thuy Thu Le, dans le rôle de la pauvre paysanne vietnamienne suppliciée. Un rôle unique pour celle qui retrouvera immédiatement après le film un anonymat embarrassant, sous doute marquée à vie par ce film-uppercut dans lequel elle se prend de véritables coups assénés avec brutalité par Sean Penn et ses séides, sans l’aide d’effets spéciaux numériques…

Mise à part la réaction « héroïque » de Stobby, on pourra longuement déplorer la bêtise crasse de ces boys incultes se prenant pour « les nouveaux Gengis Khan » allant nettoyer et raser des villages et des sols sur lesquels l’herbe ne devra plus jamais repousser…

Echec commercial

Inutile de préciser que ce brûlot fut un échec commercial retentissant et que la presse américaine dans son écrasante majorité se déchaîna contre de Palma accusé de trahison et de sapement des valeurs patriotiques de son pays… 30 ans plus tard avec le très sous-estimé Redacted(2007), pourtant Lion d’Argent à La Mostra de Venise, de Palma allait magistralement récidiver en brocardant une nouvelle fois l’engagement irrationnel et criminel américain dans un pays étranger, l’Irak cette fois, à partir d’une nouvelle sombre affaire de viol et d’assassinat d’une jeune irakienne, puis de l’exécution de toute sa famille. Avec, de surcroît, une passionnante réflexion sur la profusion des flux informationnels et l’éclatement des images et des points de vue à partir d’un tragique fait divers. L’Histoire, nous dit-on, est un éternel recommencement…

A quand le prochain de Palma, à plus de 80 printemps, sur une nouvelle exploration des faces sombres de l’Amérique, reflet de nos propres angoisses et phobies également ?

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