Notre cause commune

La tradition judéo-chrétienne est une référence forte aux États-Unis


Notre cause commune
Mike Johnson à Jérusalem, le 3 août 2025. Western Wall Heritage Foundation

De Renan à Kirk en passant par Orwell, les penseurs qui se sont référés à des valeurs « judéo-chrétiennes » sont légion dans l’histoire occidentale et singulièrement anglo-saxonne. Contrairement à ce qu’affirme la doxa islamo-gauchiste, ce concept ancien n’a pas été forgé pour s’opposer aux musulmans.


Début août, Mike Johnson le président de la Chambre des représentants, de religion baptiste, fait une visite privée en Israël. Ignorant les églises chrétiennes à Jérusalem, il se rend dans les colonies de Cisjordanie où il déclare : « Les montagnes de Judée et de Samarie appartiennent de droit au peuple d’Israël. » Au-delà de la solidarité américaine avec les Israéliens, il montre ainsi sa fidélité à une lecture littérale de la Bible, livre qui résumerait toute sa vision du monde. Il lui arrive même de parler des États-Unis comme d’une « république biblique ». En mai, quand le secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, scandalise la plupart des médias en organisant une séance de prière au Pentagone, Johnson le défend en affirmant sur X que leur pays « est fondé sur des principes et une éthique judéo-chrétiens ». Les mêmes références se retrouvaient chez l’influenceur Charlie Kirk, apparenté à la mouvance pentecôtiste. Kirk s’est souvent présenté comme un ami de l’État juif et a légué à la postérité un livre, à paraître en décembre, exhortant le monde à honorer le shabbat, ce qu’il a prétendu faire lui-même en fermant son smartphone du vendredi soir au samedi soir. Pour ces deux protestants, il ne s’agit plus de convertir les israélites, comme dans les siècles passés, mais de forger une alliance entre conservateurs chrétiens et juifs. Et leurs efforts sont récompensés. Après l’assassinat de Kirk, Benyamin Netanyahou a posté un éloge dithyrambique de ce dernier en tant que défenseur de la civilisation « judéo-chrétienne ».

Cette invocation d’une tradition bicéphale dépasse le contexte des relations Israël-États-Unis. Depuis dix ans, la nécessité de défendre les « valeurs judéo-chrétiennes » est régulièrement soulignée par des politiques de droite, de Nigel Farage à Bruno Retailleau, en passant par Christian Estrosi, Marion Maréchal, Ted Cruz, Donald Trump ou Éric Ciotti. Du côté juif, on trouve Sarah Knafo ou l’activiste américain Dennis Prager. L’orientation conservatrice de toutes ces figures a incité les commentateurs de gauche à proclamer que la tradition judéo-chrétienne était un mythe inventé récemment pour créer un front commun destiné à exclure les musulmans, un cri de ralliement islamophobe dans le choc des civilisations. Certes le terme ne désigne pas quelque rapprochement entre le christianisme et le judaïsme, mais il représente un phénomène réel, bien que nébuleux et protéiforme, composé de l’influence continue et multiple du judaïsme ancien sur le christianisme et des contributions des communautés juives à la vie politique et civique dans les sociétés occidentales. Plus culturel que théologique, il a reçu ses lettres de noblesse quand il a été mobilisé en France et surtout aux États-Unis pour combattre le fascisme et le communisme.

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L’échec de Marcion

Le premier usage connu du terme « judéo-chrétien » se trouve en 1821 sous la plume de l’Irlandais Alexander McCaul, missionnaire protestant et hébraïste. Huit ans plus tard, il revient sous celle du juif allemand converti au catholicisme, Joseph Wolff. Les deux hommes l’utilisent dans le contexte de leurs efforts pour convertir les juifs selon une logique « supercessioniste » qui veut que la révélation chrétienne ait remplacé celle du judaïsme. En 1831, le théologien protestant allemand Ferdinand Christian Baur adopte le terme « judéo-christianisme » pour désigner un christianisme primitif antérieur à la séparation avec le judaïsme. Dans tous ces cas, il s’agit de parler des origines juives de la religion chrétienne, et ces origines sont réelles. Car il est indéniable que Jésus lui-même était juif et que le christianisme primitifregroupait un certain nombre de sectes juives. La rupture avec le judaïsme, consolidé au ive siècle, est inévitable : pour les juifs, Jésus n’est pas le messie et pour les chrétiens, les juifs sont le peuple déicide. Pourtant le christianisme s’est montré incapable de couper les ponts, comme le révèle le rejet à Rome, au iie siècle, de l’hérésie de Marcion. Ce dernier prétend que le Dieu des juifs n’est pas le même que celui des Évangiles et que la Bible ne peut donc pas inclure les textes de l’Ancien Testament. Après l’échec du marcionisme, tout effort des chrétiens pour approfondir le sens et l’histoire de leur religion les obligera à scruter ses origines juives et les textes juifs. 

Une étape importante dans ce travail d’autocompréhension intervient à la Renaissance quand les humanistes européens découvrent la langue hébraïque qui leur permet de lire l’Ancien Testament dans le texte d’origine. Mais c’est le mouvement de la Réforme qui change tout. Car les protestants, voulant revenir aux origines du christianisme qu’ils considèrent comme obscurcies par des siècles de pratiques ecclésiastiques dévoyées, mettent l’accent sur la lecture des textes bibliques dont ils cherchent les versions les plus authentiques, afin de les traduire. C’est ainsi que cette sélection de textes juifs qu’on appelle l’Ancien Testament – les sélections protestante et catholique sont différentes – acquiert une importance inédite, d’autant que l’Ancien est plus volumineux que le Nouveau Testament. En 1607, l’université de Cambridge embauche son premier rabbin pour enseigner l’hébreu. Ses élèves vont participer à la traduction de la Bible du roi Jacques, parue en 1611, livre de référence dans le monde anglophone. De la Grande-Bretagne à l’Amérique, les pratiques religieuses, la théologie, la culture, les prénoms et jusqu’aux rituels de la Franc-maçonnerie écossaise et anglaise seront imprégnés par la partie la plus juive de la Bible. La politique aussi subit une influence vétérotestamentaire : aux xvie et xviie siècles, penseurs catholiques et protestants s’inspirent de l’Ancien Testament pour définir un État idéal conforme à la volonté divine sans avoir besoin du droit divin des monarques. La république anglaise du régicide puritain Oliver Cromwell en est une application concrète, tout comme la république des indépendantistes américains de 1776 – qui façonne encore la vision d’un Mike Johnson.

Juifs et chrétiens contre l’obscurantisme

Certes, la tradition qui se crée ainsi est à sens unique, puisque le judaïsme est exploité sans rien donner en retour et sans que cette exploitation affaiblisse les préjugés antijuifs. D’ailleurs, le regard chrétien reste focalisé sur la période la plus ancienne du judaïsme, sans s’intéresser à ses développements ultérieurs. Mais les chrétiens assument une forme de continuité qui, au fur et à mesure que l’acceptation des juifs progresse péniblement dans les sociétés occidentales, permet de parler d’une contribution juive à une éthique commune. Quand en 1883, l’apostat catholique Renan s’adresse à la Société des études juives, il loue le rôle essentiel joué dans le progrès moral de l’homme par le judaïsme, qualifié de « religion pure et […] définitive de l’humanité ». Et ce rôle n’est pas terminé, car cette religion continuera à servir « la vraie cause, la cause du libéralisme ». Le judaïsme est ainsi récupéré, avec le christianisme, comme un des fondements d’une éthique universelle d’ordre républicain. Cette idée d’un apport du judaïsme à la société démocratique moderne est renforcée par la participation des juifs à la vie de la nation. Au cours de la guerre de 14-18, leur patriotisme convainc même l’ancien antidreyfusard Barrès d’inclure le judaïsme parmi « les diverses familles spirituelles de la France ». Dans les années 1930 en France, le terme de « judéo-chrétien » est utilisé explicitement dans des appels à créer une alliance interreligieuse pour faire face à la menace montante du fascisme. En 1941, George Orwell écrit que l’objectif d’Hitler est de détruire « l’idée judéo-chrétienne de l’égalité ». Mais c’est outre-Atlantique, dans cette Amérique protestante qui devient le fer de lance du combat contre la barbarie, que la tradition judéo-chrétienne est mobilisée de manière soutenue. 

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Dans une émission radiophonique de 1936, le président Roosevelt appelle protestants, catholiques et juifs à « faire cause commune » contre l’irréligion, autrement dit le nazisme. Il promeut les activités de la National Conference of Jews and Christians, une association créée en 1927 pour lutter contre l’antisémitisme et l’anticatholicisme. Lorsque la guerre commence, les autorités prennent soin d’embaucher des aumôniers militaires en proportion du nombre des protestants, catholiques et juifs engagés dans les forces armées. Le symbole suprême de cette solidarité interreligieuse est la mort de quatre d’entre eux – deux protestants, un catholique et un rabbin – lors du torpillage du SS Dorchester par les Allemands en 1943. Ayant donné leur gilet de sauvetage à d’autres marins, ils ont coulé avec le navire, récitant leurs prières en anglais, latin et hébreu.

À partir de 1945, la même alliance est exploitée dans la lutte de la démocratie contre le communisme athée. En 1952, le président élu Eisenhower déclare qu’un système démocratique doit être fondé sur un article de foi comme, aux États-Unis, « le concept judéo-chrétien » qui affirme que tous les hommes sont égaux. Trois ans plus tard, Will Herberg, un ancien communiste devenu théologien juif et penseur conservateur, publie un livre remarqué sous le titre Protestant – Catholic – Jew. Il y soutient que les États-Unis sont devenus une nation à trois religions et que ce pluralisme religieux comble un vide creusé par le sécularisme moderne. Le résultat est « la plus haute expression de la coexistence et de la coopération religieuses dans le cadre de la compréhension américaine de la religion », cette compréhension impliquant à la fois la séparation de l’Église et de l’État, et une grande tolérance de la religion dans la vie publique. Selon Herberg, dans les sociétés marxistes, non seulement l’État est sans religion, mais il n’y pas de valeurs religieuses pour renforcer les virtus civiques. En Amérique, l’influence positive de la tradition judéo-chrétienne oblige les élus à expliquer publiquement comment leurs convictions religieuses guident leurs actions.

Exclure ou inclure ? 

Si la tradition judéo-chrétienne est devenue une référence forte aux États-Unis, elle devient de plus en plus l’apanage de la droite, plus favorable à la religion, de sorte que les autres camps y ont renoncé. Obama, qui n’a jamais caché sa foi chrétienne, a attiré l’ire des conservateurs en 2009 quand il a annoncé, en Turquie, que les Américains ne se considéraient pas comme une nation chrétienne, juive ou musulmane. En l’absence d’ennemi fasciste ou communiste, la droite mobilise surtout le judéo-christianisme – comme Johnson ou Kirk – pour combattre les prétendus excès de la libération des mœurs ainsi que l’ensemble d’idéologies qu’on appelle le wokisme. Après le 11-Septembre, la référence judéo-chrétienne a été évoquée par certains dans le contexte de la lutte contre l’islamisme, mais les Américains ont besoin de garder de bonnes relations avec les pays arabes. Aux États-Unis, elle ne sert pas vraiment à exclure les musulmans qui y sont très minoritaires. 87 % des membres du Congrès sont chrétiens. Il y a 32 juifs, mais seulement quatre musulmans et autant d’hindous. 

En Europe, les références à la tradition judéo-chrétienne ont été moins fréquentes. En 2003 et 2007, des tentatives pour faire inscrire les racines judéo-chrétiennes dans des traités de l’UE ont échoué. Margaret Thatcher a fait l’éloge du judéo-christianisme mais en 1998, après avoir quitté le pouvoir. Le chancelier Helmut Kohl en a parlé en 1990, avant la réunification allemande, et Angela Merkel en 2010. Autrefois, évoquer le judéo-christianisme était permis outre-Rhin pour expier la culpabilité de l’époque nazie, mais actuellement l’AfD s’est approprié la référence. 

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Aujourd’hui, le judéo-christianisme se réduit-il à un alibi pour des populistes antimusulmans ? Depuis un siècle, il est cité au nom de combats divers : contre les despotismes, contre les prétendus excès de l’irreligion, contre les folies wokistes. Si les politiques de droite l’invoquent de nouveau, ce n’est pas contre l’islam en tant que tel, mais ses formes les plus extrêmes, les moins compatibles avec une société démocratique et tolérante. Nos concitoyens musulmans peuvent toujours embrasser ces valeurs sous la houlette élargie d’une tradition abrahamique. 




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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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