Moulay-Egalité


Moulay-Egalité

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La monarchie, affirmait Jacques Bainville, a un gros défaut, c’est qu’il lui arrive parfois de ressembler à une république. Notamment lorsqu’aux alentours du souverain gravitent des cousins ou des oncles ambitieux qui maudissent les hasards de la naissance et passent leur vie à essayer de se rattraper, sans souci des dommages collatéraux que leur jalousie risque d’entraîner. C’est le syndrome de Philippe-Egalité, du nom donné en 1792 au duc d’Orléans, qui soutint la Révolution dans l’espoir qu’elle l’appellerait à remplacer son cousin Louis XVI, qui vota la mort du roi mais finit quelques mois plus tard sur l’échafaud, dévoré par le monstre qu’il avait financé à coup de millions. Toutes choses égales par ailleurs, c’est à cette figure que fait penser de nos jours le prince Moulay Hicham – le cousin germain du roi du Maroc Mohammed VI, dûment estampillé « Prince rouge » par des médias qui savent que leur public raffole de ce genre de situation, où la petite histoire se mêle à la grande.

D’autant que le parallèle avec notre duc d’Orléans ne s’arrête pas là. Comme lui, Moulay Hicham est richissime ; comme lui, il est actif, prêt à payer de sa personne ( et de sa fortune) pour avancer ses pions ; comme lui, il semble brillant, en tous cas bardé de diplômes ;  comme lui, il a réussi à se convaincre lui-même de la pertinence de ses propres théories, et à paraître sincère lorsqu’il les expose devant une presse ronronnante de plaisir. Comme le duc d’Orléans enfin, Moulay Hicham donne le sentiment d’être prisonnier d’une logique de radicalisation qui, à chaque fois que se trouve réalisée une réforme qu’il réclamait, le pousse à déclarer qu’on n’est pas allé assez loin, qu’il faut faire un pas de plus, que l’on doit poursuivre et accélérer le processus.

C’est ainsi  qu’en mai 2011, alors que le Maroc s’est dégagé du tourbillon des « printemps arabes » en mettant en chantier une nouvelle constitution, Moulay Hicham, interrogé dans L’Express, se contente de plaider pour une monarchie réformée – tout en insistant sur l’immobilisme du régime, et sa difficultés à évoluer : « L’institution monarchique est à la fois une institution d’arbitrage et le symbole de l’identité de la nation. Les populations de ces pays adhèrent majoritairement à ce concept. Mais cela pourrait bien, à terme, ne plus être le cas si ces monarchies ne prennent pas en compte l’aspiration des peuples au changement. Or elles peinent à faire face à cette urgence. » Et au journaliste qui lui demande si la réforme peut s’accomplir, le Prince répond que soit elle « tourne court, car elle ne va pas assez loin, et la contestation continuera. Soit le roi choisit d’aller au bout du processus, mais dans ce cas il risque de se voir demander des comptes (…). Parce que le pouvoir a trop attendu et que le temps presse, on risque aujourd’hui de devoir tout faire en même temps. »

À l’en croire, l’horizon semble bouché, et l’évolution peu vraisemblable. Quelques semaines plus tard, cependant, Mohammed VI présente au peuple un projet de constitution modernisée et rééquilibrée, qui à beaucoup d’égards semble correspondre aux souhaits formulés par le prince : remise en question du caractère sacré du monarque, institution d’une monarchie parlementaire dans laquelle le roi doit choisir comme premier ministre un membre du parti qui a remporté les dernières élections législatives, constitutionnalisation des libertés fondamentales, institution d’une véritable cour constitutionnelle, etc. Adoptée par référendum le 1er juillet 2011, cette constitution fonctionne depuis de façon satisfaisante.

Le prince est-il pour autant satisfait par cette constitution qui répond à ses vœux ? Non, bien entendu. Et il ne se prive pas de le faire savoir, comme en 2013, lorsqu’il fait paraître dans une revue française une uchronie politique, « L’Autre Maroc », où il décrit le royaume en 2018, au lendemain de la «  révolution de cumin ». Débarquant à l’aéroport, lui-même constate alors avec plaisir qu’il ne bénéficie plus d’aucun passe-droit : petit-fils de Mohamed V, neveu d’Hassan II, il n’est plus qu’un Marocain comme les autres, Moulay-Egalité. Quant à la monarchie, elle est devenue purement théorique : «  une démocratie couronnée d’un symbole » dans laquelle un «  roi citoyen » qui n’est plus le Chef de l’état se contente d’incarner « la volonté de vivre ensemble », tandis que «  la gestion de la cité relève des citoyens et de leurs élus ».

C’est dans le prolongement de ces positions que se situe le nouvel opus de Moulay Hicham, Journal d’un prince banni- où l’on retrouve sans surprise son plaidoyer en faveur d’une monarchie qui n’en serait plus une. La nouvelle constitution a-t-elle mis le royaume sur la bonne voie ? Pas du tout, réplique le Prince, le Maroc reste un système où « la monarchie de droit divin et le despotisme oriental (…) ont fusionné et (…) coexistent à côté d’institutions qui aspirent à la démocratie. »[1. Entretien avec Thomas Sotto, Europe 1, 9 avril 2014.]Cette constitution a tout de même changé les choses ? Absolument pas ! : « C’est un grand gâchis du point de vue des institutions ! (…) On a commencé quelque chose de timide et on s’est arrêté au milieu du gué. » Il faut aller plus loin ! Toujours plus loin ! Mais le Maroc n’a-t-il pas prouvé ses qualités en se sortant si vite de la tempête des printemps arabes ? Nullement : la seule véritable « exception », c’est la Tunisie qui, elle, « est en voie de réussir sa transition » ; quant à la stabilité marocaine, elle ne signifie rien, puisqu’ « on dit que c’est stable jusqu’au jour où il y a un problème, et ensuite on se dit qu’on n’avait pas vu quelque chose… Le régime du Chah d’Iran était très stable jusqu’en 1979. »

Le véritable intérêt du livre est  peut-être de synthétiser enfin, en toute clarté, les vues du prince (soi-disant) banni. Ce qu’il souhaite ? Une  monarchie primo-ministérielle à l’anglaisesans songer que dans un pays comme le Maroc, un tel système ressemblerait au mieux à la IVe république finissante, paralysée par le multipartisme et l’instabilité, dévorée par la concurrence des intérêts particuliers, incapable de répondre à la moindre crise un peu sérieuse et absolument inadaptée à un pays en développement… Un genre de IVème République, mais sans l’armature administrative puissante qui permit seule à la république d’Auriol et de Coty de se survivre pendant douze ans. Sans cette armature, puisque l’une des principales revendications de Moulay Hicham est précisément l’abolition du Makhzen, la structure administrative traditionnelle qui constitue la colonne vertébrale de l’Etat marocain.

Ce qu’il désire, au fond ? C’est un système dans lequel il pourrait enfin tirer son épingle du jeu. Voilà pourquoi il s’est réjoui du « printemps arabe », qui fut pour lui  « une aubaine » (sic): « enfin, je n’étais plus seul ! Enfin des millions de gens ordinaires clamaient dans la rue ce que j’avais dit et répété des années ». C’est que derrière les convictions, les ambitions ne sont jamais très loin : « si l’occasion se présentait, j’apporterai ma contribution ». À vrai dire, on s’en doutait un peu. Iznogoud, celui qui veut devenir calife à la place du calife, est un cousin arabe de Philippe-Egalité.

 

*Photo: Moulay Hicham El Alaoui, le « prince rebelle » du Maroc sur France 24.



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est né en 1964. Il est professeur de droit public à l’université Paris Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des idées et des mentalités. Après avoir travaillé sur l’utopie et l’idée de progrès (L’invention du progrès, CNRS éditions, 2010), il a publié une Histoire de la politesse (2006), une Histoire du snobisme (2008) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (élu par la rédaction du magazine Lire Meilleur livre d’histoire littéraire de l’année 2011).

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