Accueil Édition Abonné Et si la méritocratie était le problème et non pas la solution?

Et si la méritocratie était le problème et non pas la solution?

Entretien avec David Goodhart


Et si la méritocratie était le problème et non pas la solution?
Manifestation de personnels des Ehpad pour protester contre le plan de relance annoncé par le gouvernement, 17 septembre 2020 © GILE Michel/ SIPA 00981610_000002

 Après Les Deux Clans, le nouveau livre de l’intellectuel britannique, La Tête, la main et le coeur, dresse un bilan implacable d’un système qui survalorise les « têtes » – les surdiplômés des métropoles – aux dépens des ouvriers et des soignants. Entretien avec David Goodhart, propos recueillis par Jeremy Stubbs.


Causeur. Votre nouveau livre met en question le modèle méritocratique qui est le fondement de nos sociétés modernes, modèle nourri autant par le néolibéralisme globaliste que par la doctrine de l’égalité des chances. Qu’est-ce qui vous a conduit à attaquer une pareille vache sacrée ?

David Goodhart. La méritocratie est devenue aujourd’hui une manière de justifier des inégalités sociales criantes. Aux États-Unis, le pays de l’égalité des opportunités, du « self-made-man », du citoyen qui ne doit sa réussite qu’à lui-même, la plupart des gens pensent que leur pays est devenu moins méritocratique et qu’il y a moins de mobilité sociale. Dans les universités d’élite, il y a autant d’étudiants appartenant au 1 % des familles les plus aisées qu’aux 50 % des moins aisées. Au Royaume-Uni, l’écart n’est pas aussi flagrant, mais la tendance est similaire. Contrairement au mythe vendu très habilement par des hommes politiques de centre gauche, comme Bill Clinton ou Tony Blair, il est extrêmement difficile de créer une méritocratie authentique. Certes, il y a un degré de mobilité sociale pour des individus très talentueux, et même les personnes qui commencent la vie avec des avantages sociaux et économiques doivent travailler dur pour réussir des examens et décrocher des postes de haut niveau. Mais tant que les gens peuvent transmettre leurs avantages à leurs enfants, la méritocratie ne peut être qu’imparfaite.

Selon votre livre, « la méritocratie tend à devenir une oligarchie ».

Oui. Singapour fournit un cas type à cet égard. En 1965, cette république a quitté la Malaisie, où la répartition des richesses était basée sur l’ethnicité, afin de créer un système plus méritocratique. Il n’y avait pas, à l’époque, de grands propriétaires, la hiérarchie sociale était relativement plate. Cependant, aujourd’hui, les membres des familles les plus intelligentes, qui ont le mieux réussi sur le plan scolaire, occupent tous les postes supérieurs. Ce qui confirme ma thèse : dans la mesure où on peut léguer ses privilèges à ses descendants, que ce soit par la génétique, la culture ou les moyens financiers, la méritocratie se sclérose, les élites se perpétuent.

Où est le problème si les gens les plus intelligents occupent les postes les plus importants ?

Il ne s’agit nullement d’abandonner la sélection méritocratique pour les fonctions qui nécessitent des compétences supérieures. Je ne veux pas être opéré par un chirurgien qui ne soit pas hautement qualifié ; nous n’avons pas besoin d’ingénieurs atomiques qui n’ont que des connaissances approximatives en physique nucléaire. Mais faut-il étendre le même système de concurrence intellectuelle à la société tout entière ? Une première objection qu’on peut formuler contre un système méritocratique, c’est qu’il ne tient pas ses promesses de créer suffisamment de mobilité sociale. Une deuxième objection consiste à dire que sélectionner et récompenser les gens selon le mérite cadre mal avec une société démocratique qui considère tous ses citoyens comme égaux sur les plans moral et politique.

En France, on a depuis longtemps l’habitude de dire que « l’ascenseur social est en panne ». On a beaucoup répété ce cliché à propos du cri de détresse sociale qu’a été le mouvement des Gilets jaunes.

J’ai beaucoup de sympathie pour les Gilets jaunes qui se sentaient les victimes du snobisme des bobos. Le grand problème est que nous ne pouvons tout simplement pas remettre en marche la grande machine à créer la mobilité sociale. L’ascenseur social fonctionne le mieux quand il y a beaucoup de place aux étages supérieurs. C’est ce qui s’est passé dans les années 1960, 1970 ou 1980 : on avait besoin de cadres pour cette nouvelle économie du savoir qui se développait déjà. Il fallait que le système promeuve de nouvelles personnes pour grossir les rangs des classes professionnelles et managériales. Dans beaucoup de familles qui, jusqu’alors, étaient restées étrangères à l’enseignement supérieur, les parents étaient fiers de voir leurs enfants partir à l’université. Ils étaient dans l’« ascenseur ». Aujourd’hui, la situation a changé. Il n’y a plus assez de postes dans ces domaines très intellectuels pour accueillir tous ceux qui voudraient prendre cet ascenseur. Au Royaume-Uni, les statistiques officielles sont parlantes : entre 2000 et 2020, la part de la population appartenant aux deux catégories professionnelles supérieures n’est passée que de 35 % à 37 %.

Rassemblement de Gilets jaunes devant le consulat général de France à New York, 22 décembre 2018. © Atilgan Ozdil/ Anadolu Agency/ AFP
Rassemblement de Gilets jaunes devant le consulat général de France à New York, 22 décembre 2018. © Atilgan Ozdil/ Anadolu Agency/ AFP

Vous brossez un tableau bien sombre. Y a-t-il une solution ?

Ce qui nous a mis dans ce mauvais pétrin est notre définition du mérite et de sa récompense qui, actuellement, est associée trop étroitement aux aptitudes intellectuelles ou cognitives.  Il s’agit des capacités que je désigne dans mon livre par le mot « tête ». La réponse consiste à équilibrer le système, à donner plus de reconnaissance et de récompenses aux aptitudes de la « main » et du « cœur », celles qui sont importantes pour le travail manuel et pour les métiers du soin.

On dirait qu’il y a une mode en ce moment pour critiquer la méritocratie. Plusieurs penseurs, notamment américains, ont publié des livres allant dans ce sens[tooltips content= »Daniel Markovits, The Meritocracy Trap: How America’s Foundational Myth Feeds Inequality, Dismantles the Middle Class, and Devours the Elite, Penguin, 2019 ; Michael J. Sandel, The Tyranny of Merit: What’s become of the common good?, Allen Lane, 2020. »](1)[/tooltips]. Qu’avez-vous de différent ?

Je ne m’attaque pas seulement à la question de la méritocratie en général, mais à sa dimension cognitive, à la façon dont elle récompense surtout les aptitudes de la tête, plutôt que celles de la main et du cœur. Les causes en remontent aux années 1990 et 2000, à l’époque du « double libéralisme », un libéralisme à la fois économique et social. Les hérauts de la mondialisation ont juré que celle-ci représentait une force positive. La création d’un marché du travail mondial allait sortir de la pauvreté les plus démunis de la planète, en Chine ou en Inde, et permettre aux travailleurs des pays riches de se recycler en spécialistes qualifiés. Aux classes ouvrières, les politiciens occidentaux répétaient : « Ne vous inquiétez pas, les gars ; on s’en occupera. » En fait, ils ont abandonné ces populations, surtout aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France, moins en Allemagne ou en Scandinavie. En acceptant le libéralisme économique et en promouvant des doctrines libérales sur l’immigration et la diversité, la gauche a aliéné sa base électorale, ce qui a donné lieu aux révoltes populistes et au succès électoral de Boris Johnson dans les circonscriptions défavorisées du nord de l’Angleterre.

Mais quel est le rôle de l’éducation dans tout cela ?

C’est à cette époque que la gauche est devenue le parti de l’enseignement supérieur, fixant comme objectif l’accès de 50 % des jeunes à l’université et cherchant ses électeurs naturels parmi les diplômés. Une des conséquences est une forme d’aliénation que j’appelle le « syndrome 15/50 ». Si, quand vous quittez l’école, 15 % de vos camarades vont à l’université, tandis que vous cherchez un emploi dans votre région, ce n’est pas très grave. Mais quand 50 % y vont en vous laissant derrière, c’est une autre histoire sur le plan psychologique : vous appartenez à la catégorie de ceux qui ont échoué. Désormais, il y a une seule notion d’une vie réussie, un seul ascenseur social, définis par l’économie du savoir et les compétences cognitives. Dans le passé, il était possible de très bien réussir dans sa carrière, que ce soit dans une grande entreprise ou dans les forces armées, sans diplôme universitaire. Aujourd’hui, c’est devenu quasiment impossible. Beaucoup trop de politiques gouvernementales ont été fondées sur la prémisse totalement fausse selon laquelle la classe sociale de l’élite cognitive serait infiniment extensible. Par conséquent, c’est à la fois notre système d’éducation et l’ensemble des incitations et des récompenses que nous proposons à nos jeunes qui sont déséquilibrés. Nous sous-évaluons la main et le cœur.

À lire aussi, Pascal Tripier-Constantin : On achève bien la méritocratie

Il y a ceux que j’appelle les « Cendrillons » de l’économie, les travailleurs qui sont dévalorisés par notre méritocratie actuelle. Dans le domaine médical et du soin, les médecins sont évidemment bien récompensés et respectés, et même les infirmiers dans une certaine mesure, mais les vrais laissés-pour-compte sont les soignants dans les EHPAD, dont beaucoup ne reçoivent que le salaire minimum. Si vous demandez à un économiste pourquoi ces salariés sont si mal récompensés, il vous répondra que c’est parce que n’importe qui pourrait faire leur travail. C’est un exemple d’une fâcheuse tendance générale consistant à tout évaluer en termes cognitifs. Il est évident que n’importe qui n’est pas nécessairement capable de faire ce métier. Il suffit de passer dix minutes dans un EHPAD pour voir qu’il y a de bons soignants et des moins bons. Le vrai obstacle ici, c’est qu’il est difficile de mesurer les aptitudes du cœur. Le mérite cognitif règne en maître, parce qu’il est relativement facile à mesurer. Les gens passent un examen qui est le même pour tous, qui est noté de la même façon, et dont les résultats fournissent une hiérarchie entre les candidats, qui se traduit plus ou moins dans la hiérarchie des emplois qu’on leur attribue. Évaluer le soin avec autant de rigueur apparente serait beaucoup plus délicat.

À cela s’ajoute le fait que ce secteur est traditionnellement considéré comme un domaine féminin et souffre d’une inégalité sexiste dans les salaires. Et pourtant, c’est un secteur qui est promis à une grande expansion. Dans nos sociétés, nous avons une population de plus en plus vieillissante qui aura besoin de plus en plus d’aides-soignants, notamment pour s’occuper de maladies séniles comme celle d’Alzheimer. D’ailleurs, les femmes, ayant plus d’opportunités pour l’emploi aujourd’hui que dans le passé, sont moins enclines à choisir une carrière dans le soin, tandis que les hommes sont peu disposés à les remplacer, laissant aux immigrés la tâche de combler le manque. Quand j’ai commencé à écrire mon livre, je pensais que l’objectif consistant à répartir la reconnaissance et les récompenses de manière plus équilibrée entre la tête, la main et le cœur était utopique. Depuis, j’en suis venu à la conclusion que ce rééquilibrage nous sera imposé. Nous sommes arrivés à ce que j’appelle le « zénith de la tête », à une situation où il n’y a plus de places libres dans l’économie du savoir, mais où nos concitoyens ont grand besoin de trouver des emplois rémunérés.

L'essayiste britannique David Goodhart © D.R.
L’essayiste britannique David Goodhart © D.R.

Vous faites une distinction dans votre livre entre les récompenses matérielles et le statut social : quelle en est l’importance ?

En général, le statut social va de pair avec l’argent, mais on peut les séparer dans une certaine mesure. C’est une des leçons de la pandémie. Nous avons applaudi les médecins et les infirmiers, mais nous avons applaudi aussi toutes ces personnes, souvent des smicards, qui remplissaient les rayons dans les supermarchés, conduisaient les camions, servaient aux caisses. La plupart du temps, on ne pensait même pas à elles et soudain, nous avons découvert combien elles étaient vitales pour notre existence. Nous avons découvert qu’elles aussi méritaient notre respect. Il y a une grande ironie dans le fait qu’autrefois, pour faire peur à nos enfants et les inciter à faire plus d’efforts à l’école, nous leur disions qu’ils finiraient par travailler dans un supermarché. En fait, le supermarché est un des derniers endroits où quelqu’un pourvu de qualifications minimales peut encore faire une carrière et monter en grade. Il reste un autre préjugé dans ce domaine. Ce genre de métier manuel est mal considéré, parce qu’il ne semble pas donner lieu à une forme d’épanouissement de soi. Pour les élites, seuls les métiers permettant l’expression de talents uniques et personnels méritent reconnaissance. Commençons plutôt par donner à ces gens des perspectives de carrière et un revenu convenable permettant une vie décente.

Vous ne vous contentez pas d’expliquer comment nous en sommes arrivés là, vous faites de la prospective. Les futurologues diffusent souvent des visions anxiogènes de l’avenir où la montée des robots et de l’intelligence artificielle finit par provoquer une véritable hécatombe sur le marché du travail pour les humains devenus superflus.

Je suis plutôt optimiste. Si l’automatisation a déjà détruit beaucoup d’emplois manuels, l’intelligence artificielle sonne le glas d’un certain nombre d’emplois cognitifs. Les activités intellectuelles susceptibles d’être routinisées, certains aspects de la comptabilité, du diagnostic médical ou du travail d’un directeur de banque, seront confiées à des algorithmes. Avec l’intelligence artificielle, l’économie se focalisera sur des activités à plus forte valeur ajoutée dans les trois domaines de la tête, de la main et du cœur. Cela nous permettra de corriger l’inadéquation qui existe entre notre système d’éducation et le marché de l’emploi. Nous surproduisons des diplômés destinés à des emplois cognitifs qui n’existent déjà plus. Attention : il serait trop facile de caricaturer mon argument. Je crois qu’il restera essentiel de développer des intelligences puissantes. Que ce soit pour développer des vaccins contre les virus ou pour extraire le carbone de l’atmosphère, l’humanité a probablement plus besoin que jamais de son intelligence pour résoudre les problèmes qu’elle a créés.

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Novembre 2020 – Causeur #84

Article extrait du Magazine Causeur




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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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