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« En Iran, la peur a changé de camp: le régime des mollahs a peur de tomber »

Entretien avec Massoumeh Raouf


« En Iran, la peur a changé de camp: le régime des mollahs a peur de tomber »
Massoumeh Raouf au Salon du livre de la Couture (62), 2022 D.R.

Entretien avec Massoumeh Raouf, ancienne journaliste iranienne, ancienne prisonnière politique et auteur de Évasion de la prison d’Iran (Balland, 2022)


Causeur. Trois cinéastes viennent d’être arrêtés en Iran, notamment Jafar Panahi, que l’on connaît ici pour « Taxi Téhéran ». Ces arrestations font suite à des manifestations pour dénoncer la mort de 43 personnes dans l’effondrement d’un immeuble. Que cherche à prouver le régime ? 

Massoumeh Raouf. C’est la partie émergée de l’iceberg. Actuellement, il y a beaucoup de manifestations en Iran. On y entend des slogans tels que « A bas le dictateur ! », « Que les mollahs aillent au diable !», « Notre ennemi est ici-même, ils mentent quand ils disent que c’est l’Amérique !» ou encore, « Mollahs dégagez ! ». Les manifestants dénoncent la corruption du régime et le mépris des propriétaires du bâtiment pour les protocoles de sécurité. Depuis un an, la répression s’est durcie, il y a beaucoup d’arrestations dont les médias français ne parlent pas. Les exécutions ont augmenté, des mères d’opposants tués dans les manifestations de novembre 2019 ont été arrêtées. L’une d’entre elles, Mahboubeh Ramezani, a notamment été condamnée à 100 coups de fouets, seulement pour avoir demandé pourquoi son fils avait été tué de cinq balles lors d’une manifestation ! Pour les mollahs, demander la justice est un crime.

Il y a un an, Ebrahim Raïssi est arrivé au pouvoir. Juge de la charia à l’époque de l’ayatollah Khomeini, il est l’un des responsables du massacre de l’été 1988, qui a fait 30 000 victimes, dont mon frère cadet. Quand il est devenu président, Amnesty International a d’ailleurs demandé à ce qu’il soit traduit en justice pour crimes contre l’humanité. Si le guide suprême l’a mis au pouvoir, c’est pour intimider les gens, pour renforcer la répression, pour éviter une éventuelle chute de régime, que celui-ci craint. Seulement outre être sanguinaire, ce régime est aussi incapable de diriger le pays. L’Iran enchaîne les catastrophes. Tandis que des rivières sont asséchées et polluées, les règles basiques d’entretien des bâtiments ne sont même pas respectées par le pouvoir. Sur le plan extérieur, l’Occident pensait arriver à un accord sur le nucléaire avec le régime des mollahs mais le guide suprême a changé d’avis. En nommant Ebrahim Raïssi, il était donc sûr d’avoir quelqu’un qui soit à 100% sur sa ligne. 

Le vendredi 27 mai le vice-président iranien Mohammad Mokhber (deuxième homme en partant de la droite) s’est rendu dans la ville d’Abadan où un immeuble s’est effondré, le lundi 23 mai, provoquant la mort d’une trentaine de personnes © /AP/SIPA

Le régime des mollahs aurait-il vraiment peur de tomber, selon vous ? 

Tout à fait. Les manifestations de décembre 2017 et novembre 2019 ont provoqué une onde de choc dans les hautes sphères du pouvoir iranien. Actuellement, il n’y a pas un jour sans que les médias ne parlent de la menace des réseaux sociaux. Le guide suprême a dit lui-même, dans un discours retransmis à la télévision iranienne, que s’il cédait à une petite partie des revendications des manifestants, ça risquerait d’être la fin. Il n’a pas oublié la mauvaise expérience du dernier Chah d’Iran. Quand celui-ci a accepté de céder à certaines revendications, il s’est dit qu’il avait fait une erreur et a commencé à reculer. Au lieu de continuer le bain de sang entamé, il l’a stoppé et a quitté l’Iran, avec le soutien de Jimmy Carter, alors président des États-Unis. 

À l’époque, les Iraniens ne pensaient pas que le régime du Chah serait balayé. Le guide suprême estime donc qu’il ne doit pas céder d’un iota devant les revendications du peuple. Mais il est dans une impasse car il n’arrive à trouver de compromis ni avec les Occidentaux, ni à l’intérieur du pays. Les Iraniens ne supportent plus la barbarie de ce régime, ils voient bien que ça ne peut pas continuer comme ça et que le guide suprême ne propose aucune solution. 

Quand vous parlez de barbarie, parlez-vous de la répression ou de la vie quotidienne ? La situation économique a l’air très mauvaise… 

Je parle de tous les plans : économique, culturel ou politique. Dans tous les domaines, la guerre est totale entre le peuple iranien et le régime. L’inflation et le chômage sont très élevés. Autour des dirigeants, il y a une minorité d’ultra-riches et dans le même temps, la grande majorité des Iraniens vit sous le seuil de pauvreté. S’il y a autant de gens dans la rue, c’est parce que beaucoup n’ont rien à perdre. Ces derniers mois, il n’y a pas eu un jour sans une manifestation contre la vie chère ! Cela ne concerne pas seulement les ouvriers, mais toutes les couches de la population. Désormais, outre la répression politique, le régime a intensifié la répression à l’égard des femmes. À l’endroit du hijab, elle s’est durcie. Des milliers de femmes qui ne veulent pas porter le voile ont été arrêtées, ces derniers mois, pour délit de « voilement incorrect ». 

Cette répression franchit aussi les frontière iraniennes. En 2018, le Conseil national de la résistance iranienne a fait un rassemblement à Villepinte. Le soir, nous avons appris que quatre terroristes avaient été arrêtés. L’un d’entre eux était un diplomate de l’ambassade d’Iran à Vienne. Il avait donné une bombe aux trois autres pour la faire exploser dans ce rassemblement. Si cet attentat s’était produit, il y aurait eu des centaines de victimes. Le diplomate a été jugé en Belgique puis condamné à 20 ans de prison, mais le régime des mollahs fait pression sur la Belgique pour le faire libérer. Comme toujours, il impose son chantage aux pays occidentaux et il ne faut pas céder. 

A relire, Massoumeh Raouf: La Belgique ne doit pas céder au chantage de l’Iran

Dans votre dernier livre, vous racontez votre évasion d’une prison de Racht, dans le nord de l’Iran. Alors qu’on imagine une forteresse très bien gardée, vous parvenez à vous en échapper sans une goutte de sang. Vous jouez à cache-cache avec des gardiens, certes, mais cela se fait assez doucement. À vous entendre, la répression s’est fortement accrue. Une telle évasion serait-elle encore possible ? 

Je ne crois pas, la sécurité s’est renforcée, mais à cette époque-là, ce n’était pas facile non plus. Il y avait quand même un mur de quatre mètres à franchir et tout le quartier était militarisé. Quand nous avons fait cette tentative, ça n’avait rien d’une partie de cache-cache, nous n’étions pas sûres du tout d’en sortir vivantes !

Et pourquoi avoir attendu 40 ans pour en parler ? 

Le livre vient de paraitre, mais je n’ai pas attendu 40 ans pour en parler. Mes souvenirs de prison avaient déjà été écrits et publiés en persan dans un autre livre. C’est en me rendant à des salons du livre pour présenter mon livre de bande-dessinée Un petit prince au pays des mollahs, publié à l’occasion des 30 ans du massacre de l’été 1988, que des lecteurs m’ont suggéré de raconter cette histoire en français. 

Vous y relatez longuement votre parcours au sein de l’opposition jusqu’à votre emprisonnement. À cette époque, le régime des mollahs était-il populaire ? 

Pendant les premières années, oui, car Khomeini est arrivé au pouvoir en surfant sur la vague de la révolution anti-monarchie. Mais dès que la chape de plomb s’est refermée, les Iraniens étaient très choqués. La peur de la répression était très grande, il a fallu beaucoup de temps pour que les gens osent l’affronter. Maintenant, c’est très différent, beaucoup de gens n’ont rien à perdre donc la nouvelle génération d’Iraniens est dans la rue. À l’époque, les réseaux sociaux n’existaient pas. Maintenant, malgré la répression, le pouvoir ne parvient pas à les contrôler et ne réussit donc pas à installer la censure absolue qui existait il y a 40 ans. Je pense que maintenant, la peur a changé de camp : le régime des mollahs a peur de tomber. 

Certes, mais il tient jusqu’à présent. A-t-il des soutiens dans la population ? 

Il existe une petite minorité de la population, les « mercenaires du régime » qui collabore avec lui. Mais les propres enfants de ces soutiens ne sont pas avec eux, ils considèrent que leurs parents sont des hypocrites. Les soutiens du régime sont de plus en plus vus comme des opportunistes, qui profitent du régime plus pour des raisons matérielles que par une véritable adhésion. Le pouvoir a perdu sa base populaire. 

D’accord mais il y a 12 ans, il y a eu un soulèvement populaire assez important. En France, la presse a nommé cette révolte « le printemps de Téhéran ». Les romantiques que nous sommes avons presque cru à la fin des mollahs et pourtant, ils sont encore là… 

En 2009, le guide suprême a voulu jouer avec différentes factions du régime. Il y avait une faction prétendument modérée et une faction conservatrice. Jouer avec ces deux factions permettait au guide suprême de perpétuer son pouvoir. Mais il y avait là une brèche, dans laquelle le peuple s’est engouffré. Les Iraniens sont descendus dans la rue pacifiquement pour exprimer leur opposition. Ne supportant pas ce petit vent de révolution, le guide suprême l’a réprimé dans le sang. 

En novembre 2019, les Iraniens sont descendus dans la rue pour dire que cette fois, il ne pouvait plus jouer sur la division entre les deux factions car ils avaient bien compris que ces deux factions du régime sont les mêmes. Cela est très important car pendant des années, le régime a fait de la fumée pour donner de faux espoirs de réformes aux Iraniens. 

J’insiste. Ce régime est là depuis plus de 40 ans maintenant. Pourquoi ne tombe-t-il pas ? 

C’est une bonne question. Dans l’Histoire, toutes les dictatures font mine d’être stables jusqu’au dernier jour. Si les mollahs sont toujours au pouvoir, c’est à cause de leur cruauté et de leur effusion de sang sans aucune restriction. Encore récemment, le mollah Hossein Ali Nayeri a déclaré que si Khomeini  n’avait pas ordonné le massacre de 1988, le régime n’aurait sans doute pas survécu. Actuellement, le régime est pourri de l’intérieur, on attend qu’il tombe, on ne pense pas qu’il sera éternel. Les signaux de sa chute, chaque jour, sont de plus en plus forts. 

Ce n’est pas seulement moi ou l’opposition qui le dit, mais les responsables du régime eux-mêmes. Dans les médias officiels iraniens, des mises en garde du régime face à sa propre survie sortent régulièrement. Elles disent qu’il faut faire attention, que les gens en ont ras-le-bol, que le pouvoir risque d’être renversé, que ça risque d’être sans précédent. D’ailleurs, le guide suprême s’est publiquement inquiété que l’opposition attire autant de jeunes sur internet. C’est pour cela qu’il ne souhaite pas céder à la moindre revendication du peuple, comme nous l’avons évoqué précédemment. 

Y a-t-il une alternative au régime islamique, et l’opposition est-elle unie ? 

Il y a une alternative crédible, oui, le Conseil National de la résistance iranienne. Il est composé de différents courants politiques tels que les « Moudjahidin du peuple » ou les nationalistes ; il est représentatif des différentes composantes religieuses d’Iran mais aussi ethniques, puisque des Kurdes ou des Azari en font partie. Cette organisation est basée en partie en France, sous la houlette de Maryam Radjavi. Il y une autre opposition, qui est héritière du régime du Chah, et dont elle se revendique ; mais qui n’a aucun poids politique ni en Iran, ni à l’étranger. 

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Il y a aussi des anciens du régime qui travaillent dans différents médias à travers le monde ; ils prétendent incarner l’opposition mais répètent qu’il n’y a pas d’alternative au régime des mollahs. Évidemment, cela incite ces derniers à garder le pouvoir… Il y a près d’un mois, Mike Pence, l’ancien vice-président des États-Unis, s’est rendu à Achraf, en Albanie, où se trouve le siège du Conseil national de la résistance iranienne,pour rencontrer Maryam Radjavi. Lors d’une prise de parole, il a dit que pendant des années, les États-Unis avaient été trompés par ce mensonge qui voudrait faire croire qu’il n’y pas d’alternative au régime des mollahs. Mike Pence a déclaré que maintenant, il voyait bien qu’il existait une alternative « bien organisée, entièrement préparée et parfaitement qualifiée ». 

Depuis la France, il reste difficile de se représenter comment un régime islamique tel que celui de l’Iran a pu advenir. Demain, on imagine mal les islamistes ou même Jean-Luc Mélenchon s’emparer de l’Élysée à coups de fusils. Comment la révolution islamique a-t-elle pu mettre les mollahs au pouvoir si rapidement ? 

Il faut regarder l’histoire. L’histoire de l’Iran moderne a commencé il y a un peu plus d’un siècle. Le problème de l’Iran c’est que c’était longtemps un régime monarchique, d’abord sous influence de la Russie. Ensuite, il y a une ingérence de l’Angleterre, ce qui a mis fin à cette monarchie, qui n’était pas sanguinaire. C’est l’Angleterre qui a imposé le Chah Reza Pahlavi. Celui-ci était détesté par les Iraniens, car il était vu comme un mercenaire de l’étranger. De plus, la majorité des Iraniens sont des musulmans chiites. Or, la foi des chiites est basée sur la quête de la justice. Pendant des siècles, le chiisme s’est au opposé aux califes qui avaient envahi l’Iran, au nom d’une quête de justice et de liberté. C’est ce qui les a poussés à combattre pour un Iran libre, démocratique, indépendant, prospère et sans royauté.  

Le dirigeant de ce mouvement a été exécuté par le régime du Chah Reza Pahlavi mais ce mouvement a continué, il est resté très enraciné dans la population, il incarnait quasiment un mythe. À l’époque du Chah, quand les gens sont descendus dans la rue, cela a fortement joué. Les mollahs, une minorité qui était en marge de la société iranienne, ont sauté sur l’occasion pour faire leur révolution « au nom de l’islam ». Pour les Iraniens, « au nom de l’islam », ça voulait dire au nom de la justice, comme ce qu’incarnait l’imam Ali. C’est comme ça que les mollahs ont trompé la population iranienne. Dès qu’ils sont arrivés, ils ont trahi la population en décrétant de couper la main des voleurs, par exemple, ou en rendant le hijab obligatoire, alors que ce ne sont pas des obligations de l’islam. 

Justement, le voile est obligatoire en Iran et vous dites que ce n’est pas une obligation dans l’islam. Vous qui êtes éprise de liberté et qui militez dans l’opposition depuis plus de quarante ans, je suis assez surpris de vous voir porter votre tchador turquoise … 

(Rires) Parce que ce n’est pas obligatoire dans le Coran mais que ça reste simplement un conseil aux femmes musulmanes. Le Coran conseille de porter des vêtements décents. Dans le programme de l’opposition, il est prévu de laisser le choix du port du voile ou non aux Iraniennes. Pour ma part, le port du voile relève de mon choix. Après la révolution, quand j’ai participé aux manifestations et que je suis devenue sympathisante de l’opposition, j’ai choisi de porter le foulard. Quand je me suis exilée en France, j’ai continué. Les gens me demandent pourquoi je continue à le porter, je leur dis que je le garde pour décrédibiliser le régime des mollahs car ils ne peuvent pas dire que je ne respecte pas le Coran. À l’époque du Chah Reza Pahlavi, le hijab était interdit sur la voie publique, ce qui a provoqué beaucoup de mécontentement. Ma grand-mère, par exemple, ne supportait pas de se voir obligée de retirer son foulard dans la rue, elle le vivait comme une humiliation. On ne peut pas dire que dans l’Iran actuel, 100% des femmes ne veulent pas porter le foulard, il faut laisser les femmes libres de le porter ou non. 

En France, de plus en plus de jeunes femmes portent le hijab. N’êtes-vous pas favorable à ce que la France fasse une police du vêtement comme le Chah ? 

Pas du tout, il faut laisser libres les femmes de choisir leurs vêtements. Je pense que la crispation médiatique autour du voile est contre-productive, elle incite encore plus les intégristes à faire porter le voile à ces jeunes femmes, à en faire un acte de résistance. Je pense que si on laisse libres les femmes, ce phénomène va se tarir. Donner trop d’importance à ce sujet est contre-productif.

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Enseignant, auteur du roman "Grossophobie" (Éditions Ovadia, 2022).

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