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Quand une histoire de fond de teint agite le monde lyrique…


Quand une histoire de fond de teint agite le monde lyrique…
Anna Netrebko / Instagram

La jeune soprano américaine Angel Blue renonce à chanter au festival d’opéra de Vérone, pour une énième affaire de blackface. Récit.


Il est des indignations dont on peine parfois à comprendre la raison et l’intensité. Que la soprano afro-américaine Angel Blue ait ainsi renoncé à ses débuts aux Arènes de Vérone pour ce qui peut se résumer à une histoire de fond de teint, laissera par exemple perplexe maints esprits européens. Et pourtant, c’est bien un petit scandale qui agite le Landerneau lyrique cet été.

Tout a commencé le 8 juillet, lorsqu’Anna Netrebko poste sur son compte Instagram une photo d’elle costumée et maquillée pour le rôle de l’esclave éthiopienne Aida, qu’elle interprétait à Vérone. Son teint assombri pour l’occasion fait alors bondir d’horreur les réseaux sociaux et ravive une polémique devenue assez récurrente dans le monde de l’opéra : elle s’est rendue coupable du crime épouvantable de «blackface ».

Commentaires outrés

Les commentaires outrés s’accumulent, incitant en vain la soprano russe — déjà dans le collimateur de la bien-pensance —à s’élever contre « cette pratique honteuse ». « Le blackface est, et a toujours été mauvais et répugnant » tweete en lettres capitales la chanteuse Jamie Barton. « Beaucoup de gens ne réalisent pas à quel point cette pratique est ancrée (dans l’histoire) et horrible », se lamente encore le contre-ténor Bejun Mehta. Car c’est aujourd’hui un des combats majeurs des anti-racistes américains : faire la chasse à cette pratique théâtrale consistant à peindre le visage et le corps des acteurs représentant des personnages sombres de peau, les plus célèbres à l’opéra étant le Maure Otello, et l’esclave éthiopienne Aida.

En Amérique, le « blackface » consistait à se noircir le visage d’une manière grotesque (…) Faire le lien entre cette pratique très circonscrite géographiquement et historiquement et les maquillages de notre bon vieil opéra européen relève soit de la mauvaise foi, soit de la stupidité

C’est à ce moment que la jeune Angel Blue, qui devait interpréter La Traviata sur cette même scène, découvre avec horreur avec quels malfaiteurs elle s’apprêtait à collaborer et, prenant héroïquement le flambeau du combat anti-raciste, s’offre le luxe d’annuler officiellement ses débuts aux Arènes et de rompre un contrat signé depuis longtemps. 

« L’utilisation du blackface dans n’importe quelle circonstance, artistique ou autre, est une pratique profondément erronée basée sur des traditions théâtrales archaïques qui n’ont pas leur place dans une société moderne », déclare-t-elle. « C’est offensant, humiliant et carrément raciste, point final. » Point final ! Et gare à celui qui oserait moufter ou tenter de répliquer.  

L’Européen lambda reste tout de même perplexe. Cela ne la regarde pas vraiment puisque ce « blackface » concerne une production à laquelle elle ne devait pas participer. Les mauvaises langues se demanderont aussi pourquoi elle ne s’est pas retirée dès le 18 juin, lorsque c’était l’Ukrainienne Liudmyla Monastyrska qui interprétait Aida avec le même maquillage… Un blackface ukrainien serait-il moins grave qu’un blackface russe ? 

La Netrebko, elle, persiste et signe : « Je ne serai PAS une Aida blanche », avait-elle déjà déclaré en 2019 « Visage noir et corps noir pour les princes éthiopiens, pour le plus grand opéra de Verdi ! OUI ! »

Le Festival des Arènes de Vérone, qui avait déjà été confronté à cette polémique en 2019, s’en explique une fois de plus : ils refusent d’altérer leurs deux productions d’Aida — l’une de 1913, et l’autre de Zeffirelli — qui sont des spectacles anciens à valeur historique et patrimoniale, conçus à des époques où ces problématiques n’existaient pas. Ils ajoutent au passage qu’Angel Blue ne pouvait pas ne pas être au courant de la nature de ces productions lorsqu’elle a signé son contrat…

Les remontrances de Grace Bumbry

C’est alors que Grace Bumbry, une des premières grandes cantatrices de couleur ayant fait une carrière internationale, fait à tous la surprise d’intervenir dans le débat. Du haut de ses 86 ans, celle qui fut la scandaleuse « Venus Noire » de Bayreuth en 1961, adresse à la jeune Angel les remontrances gentilles mais fermes d’une grand-mère à sa petite fille égarée et se dit « profondément choquée sur tous les plans » par son comportement. « C’est ma responsabilité en tant que pionnière noire dans cette profession de vous corriger lorsque vous dépassez les bornes ». Elle rappelle qu’à son époque, elle n’hésitait pas elle-même à pratiquer le « whiteface » : « Il faut avoir une « image claire » de l’origine des personnages et la respecter dans la représentation et faire preuve d’un « désir de crédibilité », explique-t-elle. (Entre nous, imaginez le scandale si l’on demandait aujourd’hui à Angel Blue de s’éclaircir le teint pour interpréter Violetta… ce qui ne serait pourtant pas absurde pour ce rôle de demi-mondaine parisienne…). 

Mais si l’on en croit certaines réactions sur les réseaux sociaux, même ces paroles frappées du sceau du bon sens, ne semblent pas avoir trouvé grâce aux yeux des jeunes générations, incapables de faire la part des choses. 

Une polémique récurrente

A l’origine, en Amérique, le « blackface » consistait à se noircir le visage d’une manière grotesque à des fins de caricature. Mais faire le lien entre cette pratique très circonscrite géographiquement et historiquement et les maquillages de notre bon vieil opéra européen relève soit de la mauvaise foi, soit de la stupidité. A l’opéra, l’usage du fond de teint marron est un élément de costume et destiné à coller au plus près de la vérité du personnage, la couleur de sa peau faisant partie intégrante de son histoire et de sa personnalité. On garde l’image de Placido Domingo dans le film Otello de Zeffirelli, dont la peau sombre formait un contraste si frappant avec la complexion de marbre de la belle Desdemone de Ricciarelli…

En fait, toute cette polémique, exacerbée par les réseaux sociaux, n’est née que de l’importation absurde de traumatismes historiques typiquement américains et d’une problématique raciale qui n’a absolument pas sa place sur nos scènes lyriques européennes.

Quelle serait donc la solution pour ces anti-racistes ? Faudrait-il élaborer les castings en fonction du taux de mélanine des chanteurs  ? On imagine le cauchemar des directeurs, condamnés à trouver uniquement des Japonaises pour Butterfly, des Chinoises pour Turandot, des Sri-lankais pour les Pêcheurs de Perles… et pourquoi pas des nains pour les Nibelungen, tant qu’à continuer dans l’absurdité. On pourrait alors rappeler que les compositeurs ont écrit pour des couleurs de voix et non pour des couleurs de peau… 

L’autre solution est donc d’abandonner l’idée même de réalisme. En l’état actuel de la mise en scène d’opéra, cela ne semble guère un problème. Les metteurs en scène redoublent de toute façon d’ingéniosité pour s’éloigner le plus possible des livrets. Ils font des « propositions » bien plus subtiles que le banal respect de la vérité historique. Lotte de Beer n’a eu aucun problème pour contourner l’écueil du « blackface » à l’Opéra de Paris l’an dernier : il lui a suffi de transformer Aida en… marionnette. Et puis, à quoi bon peindre en noir un Otello en costume cravate ? Il est donc fort probable que sous la pression conjointe du Regieteater et du diktat des minorités, cette « immonde » pratique en vienne à disparaître d’elle-même.

Les Arènes de Vérone promettent de prendre en compte sérieusement cette question lors de l’élaboration de leur nouvelle production d’Aida l’an prochain… Cèderont-ils ? Affaire à suivre. Mais, dans tout cela, on parle bien peu d’art et de musique. On me murmure pourtant à l’oreille que la prestation d’Anna Netrebko en Aida, même peinte en noir, était absolument sublime…



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Musicologue et conférencière spécialisée dans l’initiation à l’opéra www.levoyagelyrique.com

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