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Pour Macron, le terrorisme c’est du passé

Le chef de l'Etat veut créer un musée-mémorial pour les victimes "du" terrorisme


Pour Macron, le terrorisme c’est du passé
Emmanuel lors d'une cérémonie "en hommage aux victimes du terrorisme", 19 septembre 2018, Paris. SIPA. 00876002_000034

Lors de la 21ème cérémonie annuelle d’hommage aux victimes du terrorisme qui se tenait le 19 septembre aux Invalides – date correspondant au crash du DC 10 d’UTA -, organisée par l’Association française des victimes du terrorisme et la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs, Emmanuel Macron a annoncé la mise en place d’un certain nombre de mesures.

Des mesures nécessaires… au musée-mémorial

Toutes les actions qui peuvent permettre l’amélioration de la prise en charge des victimes ne peuvent qu’être saluées au titre de la fraternité nationale. Qu’il s’agisse de l’aide financière pour couvrir, par exemple, les frais de déplacements afin d’assister aux procès ou de la prise en charge médico-psychologique des traumatismes subis, avec la création annoncée d’un Centre national de ressources et de résiliences (CNRR) qui sera déployé d’ici la fin de l’année et rattaché à un CHU. Nul doute du reste que ces mesures pourront certainement faire l’objet d’améliorations et d’amplification, comme c’est le cas de façon continue depuis plusieurs décennies et il est du devoir de chacun d’y contribuer activement.

Des mesures de nature symbolique ont aussi été annoncées. Création d’une journée de commémoration en hommage aux victimes de terrorisme – dont la date sera probablement celle qu’a choisie l’Union européenne pour commémorer les attaques terroristes sur le sol européen, le 11 mars (correspondant aux attentats de Madrid) – ou remise d’une médaille aux victimes. Ces dispositifs ne semblent guère contestables en tant que tels, encore que, comme le dit Bilal Mokono, victime de l’attentat du Stade de France : « Je suis pas sûr que si on me remet une médaille, je me remette à marcher. »

La mise en chantier d’un « musée-mémorial » pour honorer la mémoire des victimes du terrorisme soulève en revanche un certain nombre de questions mais aussi d’incohérences.

Parler « du » terrorisme pour mieux cacher « ce » terrorisme

Si l’on comprend que les victimes ont besoin en toutes circonstances et sous diverses formes du soutien de la nation, du soutien de la société tout entière, on ne peut pas et on ne doit pas accepter que ce soit à la situation de victime que revienne le positionnement du débat et du traitement de la question terroriste. D’abord parce qu’il n’y a pas « le » terrorisme , au regard de la réalité politique et historique : il y a du terrorisme, qui est un moyen, un outil d’action violente visant à semer la terreur au sein des populations, et que ce moyen est utilisé au fil des décennies par des groupes de revendications diverses. Affirmer comme le fait le président qu’il y a un « continuum de l’action terroriste » au fil des décennies, créant une sorte d’unité du terrorisme indifférente aux raisons et aux personnes qui l’ont mis en œuvre, est peut-être vaguement exact sur le plan factuel de la victime qui le subit (dommages corporels, psychologiques, sentiment d’absurdité, etc.), mais certainement pas opérationnel sur le plan de l’analyse qui devrait guider l’action de l’Etat.

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Ainsi ont été repoussées les limites temporelles de ces effusions mémorielles jusqu’à plusieurs décennies en arrière (années 1970), et il a par exemple été cité, au même titre que les attentats du Bataclan, l’attentat contre le préfet Erignac. Or, si l’on ne peut nier l’existence d’une action terroriste corse (comme le souligne à juste titre la veuve du défunt Préfet), on ne voit pas ce qui, sur les plans historique et politique, permet de mettre ces mémoires sur le même plan, à part la seule considération de l’expérience individuelle des victimes.

Indifférencier toutes les mémoires du terrorisme permet surtout d’éviter d’avoir à nommer le terrorisme contemporain. Le terme d’ « islamisme » apparaîtra donc peut-être, et encore n’est-ce pas bien sûr, au même titre que « corse » ou « d’extrême gauche » : on le voit, cette manière d’approcher le terrorisme comme une entité unique permet de ne pas désigner l’islamisme en un habile tour de passe-passe victimaire que personne n’osera contester sauf à paraître dénué de compassion. Pratique.

Qui, en France, à part certains politiques, aurait déjà oublié le terrorisme islamiste ?

Le rapport remis le 7 septembre à la garde des Sceaux par le comité chargé de réfléchir à la commémoration des attentats, et dont les annonces présidentielles sont inspirées, préconise par ailleurs que ce musée-mémorial soit installé dans l’ancien palais de justice sur l’île de la Cité. Cette hypothétique mesure a de quoi faire bondir quiconque se souvient que le procès pénal – dont ce palais de justice demeure l’emblème dans les représentations collectives – est fondé sur l’action publique, sur la défense de la société (représentée par le procureur), de l’intérêt général et non pas sur la plainte des victimes (et la prise en compte de leurs intérêts particuliers) : la victime n’est partie qu’incidemment au procès pénal, au titre de partie civile pour ce qui regarde le préjudice, quand bien même son rôle s’est affirmé davantage depuis quelques années. C’est la société et ses valeurs que défend le droit pénal et c’est en leurs noms que sont prononcées des peines contre les criminels, en l’occurrence terroristes.

Dès lors, faire de la victime le point central de l’action et de la réflexion nationales sur le terrorisme supposé unique, c’est écarter de facto la nation comme corps politique, dans ce qu’elle pourrait vouloir au contraire affirmer, sur le plan des valeurs et des actions à mettre en œuvre.

En l’occurrence, on doute que ce dont le corps social ait actuellement besoin soit d’encore plus de mémoire : la mémoire, c’est pour le passé, le devoir de mémoire, c’est important lorsqu’il y a un risque d’oubli, lorsqu’un fait a basculé dans le passé et qu’il est impérieux de s’en souvenir. Qui, en France, en 2018, aurait déjà oublié le terrorisme islamiste, à part éventuellement certains politiques aveugles ou complaisants, alors même que la guerre quotidienne contre toutes les formes de cet islamisme est supposée battre son plein ? Le danger islamiste est loin d’être révolu, comme le soulignait en juillet un rapport sénatorial alarmant fustigeant « l’inaction coupable des pouvoirs publics ». Ce travail du Sénat est assorti de nombreuses analyses précises et recommandations qu’on serait bien inspiré de prendre en considération pour guider l’action contre le terrorisme, plutôt que de se demander si ses auteurs sont de petits marquis et autres billevesées.

Les combats d’aujourd’hui ne se mènent pas dans les musées

Commémorer les victimes d’une guerre encore en cours, par ailleurs, est-ce bien raisonnable, est-ce même seulement décent au regard du plan d’extension des collections qu’il ne faudra alors pas manquer de prévoir pour ce macabre musée ? Imagine-t-on Jean Moulin inaugurer les chrysanthèmes d’un musée de la Résistance quand celle-ci était encore en cours ? N’avait-il pas d’abord plus urgent à faire, combattre le danger jusqu’à son extinction et avec fermeté, mais le faire vraiment, avant que de décider que celui-ci n’entre dans l’histoire et appartienne de facto au passé ?

Car, outre la pathologie mémorielle française qui a permis depuis quelques années d’effectuer des transferts massifs du champ national vers le champ patrimonial (pourquoi d’ailleurs ne pas inscrire d’emblée ce musée au Loto du patrimoine ?), laissant le projet national exsangue, le momifiant afin de mieux le rendre inopérant, ce que dit cette initiative, c’est bien que le terrorisme appartiendrait au passé, à l’histoire. Or, ce sont les historiens et la société qui peuvent décider de ce qui entre dans le champ historique, pas le politique. Le tour de passe-passe est, par conséquent, un peu grossier : dénégation de ce qui cause le terrorisme contemporain (l’islamisme), relégation de l’action nationale au champ patrimonial mû par le paradigme exclusivement victimaire. Ainsi que le rappelait Paul Ricœur qu’Emmanuel Macron semble pourtant avoir quelque peu fréquenté : « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli. L’idée d’un temps politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués. » Le cœur de la bataille n’est de toute évidence pas le « temps de la juste mémoire » : il n’est tout simplement pas encore de l’ordre de la mémoire.

Le musée dans lequel personne ne veut entrer

A ce compte, c’est la société tout entière qui pourrait figurer au musée-mémorial, car, si l’on comprend que les victimes ont absolument besoin de se recueillir et de le faire en communion avec la nation, il est bon de rappeler que c’est la société dans son ensemble qui est potentiellement visée et victime de chaque attentat. C’est aussi pour cela que l’action publique représente la société dans sa globalité et non pas des victimes en particulier. N’importe qui peut, de facto, devenir une victime du terrorisme, bien que certains en aient hélas payé le prix du sang et des larmes dans leur chair. Il ne saurait à ce titre y avoir de confiscation de la lutte – y compris symbolique – contre le terrorisme de la part des victimes, lesquelles deviendraient seules porteuses de sens. Si certains pensent par exemple « vous n’aurez pas ma haine », d’autres pensent autrement, mais on les écoute moins. Le père d’une des victimes du Bataclan, par exemple, Patrick Jardin, se bat dans le désert pour se faire entendre des politiques afin que le rappeur Médine, qui titrait l’un de ses albums « Jihad » avec une iconographie non équivoque, ne soit pas accepté à se produire au Bataclan, ce qui représenterait une insupportable profanation symbolique.

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Si l’on place les victimes au cœur du dispositif mémoriel, alors il faudrait les écouter toutes à part égale. Tout comme il conviendrait alors de se ranger avec autorité du côté des organisateurs de lectures du texte de Charb, Lettre ouverte aux escrocs de l’islamophobie, lesquelles rencontrent pourtant systématiquement obstacles et censures. Ce serait cela, faire honneur et hommage aux victimes, tout en continuant de combattre activement, et donner un sens à leur mort. Plutôt que de les circonscrire et les enclore d’emblée dans le lieu symbolique d’un passé unifié et imaginaire, au musée. Le magnifique mémorial de Ground Zero à New-York ne peut pas servir d’exemple pour le projet français, contrairement à ce qui est évoqué, puisqu’il prend place, comme son nom l’indique, sur le lieu géographique de ce qui fut une éradication matérielle. La beauté chthonienne qui s’en dégage et qui étreint les visiteurs renvoie à l’image concrète d’un lieu aboli, comme englouti vers le Styx. Davantage qu’un temps ou un récit, elle permet à chacun de s’approprier cette disparition et celle des êtres qui y sont associés avec le discours qui lui convient. Elle est en quelque sorte le contraire de l’appropriation et de l’instrumentalisation politiques qui serait faite ici avec ce musée-mémorial des victimes du terrorisme où tout ce que voudront faire les citoyens c’est s’efforcer de surtout ne jamais y entrer, spectateurs ou futurs figurants. Mais on peut imaginer que cette structure sera promptement détrônée par un imposant musée des victimes d’objets fous et de personnes déséquilibrées…

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Chroniqueuse et essayiste. Auteur de "Liberté d'inexpression, des formes contemporaines de la censure", aux éditions de l'Artilleur, septembre 2020.

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