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Lettre à l’Ecole avant son assassinat


Lettre à l’Ecole avant son assassinat

Tableau

Cette fois-ci, vois-tu, je crois que tu vas mourir. Vraiment.

J’aurais espéré pour toi une fin digne de ton épopée. Après tout, en moins d’un demi-siècle, tu as réussi l’exploit d’alphabétiser une population, de lui donner une culture commune, de l’émanciper. Mais on n’aime plus tellement ce mot. Et pourtant, ce fut bien d’émancipation qu’il s’agit. Marianne a oublié qu’elle te devait son unité, que c’est grâce à toi qu’elle a brisé les ethno-régionalismes qui ressurgissent aujourd’hui, bons petits chevaux de Troie de l’Union Européenne, elle-même faux-nez de la mondialisation malheureuse.

J’avais espéré quelque chose comme un sursaut désespéré, une de ces belles fins qui permettent de mourir dans la légende : Fort-Alamo, Fort-Chabrol ou Camerone. Tu parles… On va t’achever comme une chienne et l’on n’entendra même pas tes couinements entre la clameur des stades sud-africains, les soubresauts géopolitiques au Proche-Orient et le lent naufrage de notre vieil Etat-providence pour satisfaire à quelques agences de notations paranoïaques et incompétentes.

Non, tu n’auras pas le droit à une fin de ce genre. Quand on a essayé de te tuer, par exemple en 1968 ou en 1984 (en 84, c’est toi qui as ouvert les hostilités mais tu étais déjà tellement affaiblie que c’était la manière d’appliquer les vieux préceptes chers à Napoléon ou à Foch, « la meilleure défense c’est l’attaque »), en 1989 ou en 1997, cela avait encore de la gueule. Des maoïstes deleuziens dans la pulsion, des curés qui voulaient prendre leur revanche sur Jules Ferry en ameutant la France moisie, des trotskystes bourdivins ayant infiltré l’appareil d’état et pour finir Allègre, revenu à la manœuvre, dans l’outrance haineuse et la démagogie populiste et pédagogiste.

Tu étais attaquée, oui, mais c’était frontal. On te faisait mettre un genou à terre mais il y avait encore quelque chose d’un combat pour des valeurs, des enjeux de civilisation, des visions contradictoires de la France. Tu as perdu à chaque fois, ou presque. Tu sais qu’on ne t’aime pas, qu’on ne t’a jamais aimée. Une certaine droite s’est toujours demandée qui tu étais au juste, pour échapper à toutes les aliénations, celles des religions comme celles des marchés. Tu n’avais pas besoin d’être rentable, quelle honte ! Et il y avait des instituteurs pour classe unique de neuf élèves en Lozère et des professeurs de lettres classiques qui apprenaient le grec à cinq Arabes dans une ZEP.

Une certaine gauche non plus ne t’aimait pas. Tu étais trop élitiste, trop coercitive. Tu bridais les spontanéités, tu étais l’héritière d’une culture bourgeoise, tu te moquais de ce qui se passait dans la rue. En un mot, tu reproduisais.

Mais là, ma belle, tu as vu qui va te donner le coup de grâce ?

Ma pauvre vieille Ecole, liquidée par un comptable

Luc Chatel. Tu ne seras pas tuée par un titan de la Réaction ou un géant du Gauchisme, non tu vas être abattue par un comptable. D’ailleurs, tu es devenue si peu importante qu’il ne s’occupe même pas que de toi, qui fut pourtant le beau souci de tant de ministres, puisqu’il est aussi porte-parole du gouvernement.

Un comptable, je te dis : la preuve c’est lui qui a annoncé après la grève du 27 mai pour les retraites que la mobilisation avait été « peu suivie ». Fillon l’a recadré le lendemain parce que Fillon sait quand même qu’il n’y a pas que les chiffres dans la vie, que Fillon est encore un peu, oh si peu, un homme politique. Les hommes politiques, vois-tu, quand ils s’occupaient de toi, ils savaient que tu ne te résumais pas à quelques graphiques dressés par des gestionnaires qui feraient les mêmes dans une multinationale, un bordel ou une épicerie.

Luc Chatel, je le verrais bien jouer un des bourreaux de Joseph K à la fin du Procès, tu te souviens ?: « Mais l’un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l’autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l’y retourna deux fois. Les yeux mourants, K vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue.
– Comme un chien ! dit-il et c’est comme si la honte dût lui survivre. »

Les messieurs en question, en ce qui te concerne, ils ont scellé ton cas dans une réunion qui aurait dû rester confidentielle et dont la presse s’est fait l’écho. À moins que cela n’ait été un ballon d’essai pour voir tes réactions. Si c’est le cas, ils n’ont pas de quoi s’inquiéter, les messieurs de Luc Chatel. Tes syndicats qui te cogèrent incestueusement depuis des décennies avec le ministère et qui ne sont plus que des fournisseurs d’assurance-mutation ont parlé d’une voix inaudible dans un vide sidéral.

Je te le répète, tu n’intéresses plus personne ou plus exactement tu n’es plus qu’une variable d’ajustement comme une autre dans le grand abaissement national et l’acceptation de la paupérisation programmée de l’Occident.

Tu sais ce qui a été décidé, pour t’achever ? Eh bien, aux cinquante mille postes supprimés depuis 2007, on va ajouter à ton cercueil les clous suivants :

  1. L’augmentation des effectifs dans chaque classe ce qui signifie, surtout dans les zones sensibles où l’on sait ce que requiert d’attention chaque élève, encore plus de chances pour les plus faibles d’échouer.
  2. La disparition progressive de la scolarisation à partir de deux ans et à terme de la maternelle alors que cet enseignement était une exception française souvent citée en exemple pour son utilité sociale et pédagogique.
  3. Le remplacement des titulaires par des contractuels : l’étudiant en Histoire pourra toujours faire des maths et l’élève qui a raté pour la deuxième fois son BTS d’action commerciale viendra enseigner la philo. Ils seront de surcroit payés avec un lance-pierre.
  4. Et pour finir, last but not least, la disparition des assistants étrangers pour les langues vivantes qui venaient épauler des profs déjà obligés d’essayer de faire parler trente élèves au moins une fois par cours, ce qui relevait de la mission impossible.

Ce que l’on veut te faire subir, vois-tu, ressemble par sa violence destructrice, au plan d’austérité imposé à la Grèce. Au moins les Grecs ont-il eu une réaction d’orgueil et continuent-ils de résister et de tenter des barouds d’honneur.

Pour toi, rien. Absolument rien.

Relire La Guerre des Boutons

Quand j’ai appris que tu allais mourir, ce n’est pas Péguy que j’ai relu. C’est La Guerre des boutons. On devrait tous relire, enfin ceux qui t’ont aimée malgré tout, ce « roman de la douzième année. ». C’est une épopée gauloise et rieuse où s’affrontent deux bandes d’enfants appartenant à des villages rivaux dans la France rurale du début du siècle. Elle est placée sous le double patronage d’Homère et Rabelais. Et, à la nostalgie de l’enfance, maintenant que ta mort est certaine, j’ai éprouvé de manière beaucoup plus poignante encore la nostalgie de cette France disparue, manière d’Arcadie laïque et républicaine, parsemée d’écoles communales où l’apprentissage de la liberté, de l’égalité et de la fraternité n’était pas un vain mot. Ah, ils avaient le sens du devoir tes hussards noirs ! Louis Pergaud, instituteur, trouva la mort à la tête de sa section, du côté de Marchéville, dans la Meuse, le 4 avril 1915. Moins d’un an après celle de Péguy, fauché dans la Brie, dans des conditions identiques.

Mais je te parle de choses dont tu ne dois même pas te souvenir, ma pauvre vieille. Je te parle de l’époque où tu étais l’honneur d’une grande nation et non le service public rabougri et castré d’un tout petit pays qui ne croit même plus en ses enfants.

Un petit pays avec des Luc Chatel partout pour faire les comptes.

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