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Les orphelins de la sentinelle soviétique


« Que leur édifice social s’écroule, qu’ils nous cornent aux oreilles ce qu’ils veulent », écrivait déjà Dostoïevski dans L’éternel mari. L’ancien pensionnaire de la « maison des morts » n’aurait pas manqué d’ironiser en observant la trajectoire de la Sainte Russie aux deux extrémités du XXe siècle, de l’espoir libéral à la dégelée démocratique, et soixante-quinze ans de mise au pas bolchévique entre temps. À l’orée de la décennie 1990, il ne restait plus de l’édifice soviétique ébranlé que de vains slogans patriotiques ripolinés qui allaient accompagner le déclin russe.[access capability= »lire_inedits »]
De Minsk à Vladivostok, les naufragés de l’an I démocratique nés dans les années 1970 assistèrent à l’agonie de la « sentinelle assassinée ». Avec cette formule, leur aîné Edouard Limonov mit au jour l’extraordinaire abaissement que fut la fin de l’URSS pour des masses d’individus incapables de se projeter dans un dessein collectif.

Dans Retour à la case départ, Vladimir Kozlov retranscrit crûment les désillusions de la génération post-perestroïka. Son héros Alex, exilé à Prague, replonge dans le climat d’impunité générale qui permit aux oligarques de mettre la main, grâce à leurs agences de com’ toutes neuves, sur des pans entiers de l’économie et des collectivités locales. C’est en dialoguant avec un fasciste pétri d’idéaux soviétiques rouillés que le personnage de Retour à la case départ sonde les manifestations de la vacuité post-moderne : « Pour moi, Loukachenko, c’est l’incarnation de la mentalité post-soviétique. Un type sans idéaux, sans principes, sans idée maîtresse. Poutine, c’est autre chose, c’est un sbire du KGB devenu affairiste, il agit selon les axiomes des milieux d’affaires. […] Tandis que Loukachenko se fout des affaires, et de tout le reste. Il n’est ni communiste, ni anticommuniste, il ne croit ni à l’économie socialiste, ni à l’économie capitaliste, il n’est pas religieux et ça n’est pas non plus un athée… »

Du glauque à l’épique

Ainsi que l’illustre l’intrigue haletante de Retour à la case départ, la « mentalité post-soviétique » façonne de singuliers romans russes, dépourvus de l’arrière-plan métaphysique chers aux grands ancêtres – Tolstoï, Tourgueniev ou Dostoïevski. Chez Kozlov, une barbarie brute et abyssale s’enracine dans le marais indistinct d’une adolescence à l’ombre des eighties, dont l’ultra-percutant Racailles dresse un portrait accablant. Ces enfants de la balle surnommés Orang-Outan, Byk, Viek, Klok vont courir les rats ou les filles dans leur banlieue bétonnée. Sur fond de rock apocalyptique, leur cocktail biture-baston-baise rappelle le triste quotidien des skinheads occidentaux, leurs immédiats contemporains, jouant aux punks de bas étage dans de sinistres rixes et des orgies alcooliques.

Pourtant, nulle fatalité n’est à l’œuvre. Si des processus dissolvants minent la société et l’Etat russes, ils n’annihilent pas le système immunitaire des quelques résistants au nouvel ordre des choses. Loin de l’écriture sèche et heurtée de Kozlov, la prose du trentenaire Zakhar Prilepine exprime la réaction épidermique d’une jeunesse révoltée par le capitalisme poutinien.
De Pathologies à Des chaussures pleines de vodka chaude¸ le limonovien Prilepine prend le pouls battant d’une génération de « jeunes gens étranges, incompréhensibles, rassemblés un par un à travers tout le pays, unis par Dieu sait quoi, par un signe peut-être, une marque appliqués à la naissance ». Son petit peuple des campagnes et des faubourgs russes, souvent passé des unes aux autres au gré de l’exode rural, bouscule le nihilisme ambiant par un engagement héroïque et désintéressé : en Tchétchénie dans Pathologies, ou dans les rangs nationaux-bolchéviques dans San’kia. Tel un peintre cubiste, Prilepine amasse les matériaux disparates pour construire son œuvre protéiforme. Ses romans et nouvelles confrontent des personnages incarnant chacun une idée, sans que les convictions et valeurs de l’auteur n’influencent le cours du récit et le jugement du lecteur.

Ses mousquetaires radicaux, épigones de Mishima, « avaient décidé de répondre de tous – en un temps où il était devenu ridicule de répondre d’un autre que soi-même » en s’engageant dans le sacrifice de soi, là où d’autres se résignent à l’abattement. Avant la parution de la traduction française du Singe noir à l’automne prochain, c’est dans le flamboyant San’kia que nous trouverons la plus belle transfiguration épique de la décrépitude post-soviétique. De la description émue des campagnes sinistrées au récit pétaradant de leurs opérations quasi-kamikazes, ces hommes révoltés naviguent en eau trouble.
Aux enfants perdus de la « sentinelle assassinée », Zakhar Prilepine et Vladimir Kozlov proposent d’acides viatiques. Qu’il plaise aux derniers juges humains d’absoudre leurs péchés.[/access]

Retour à la case départ, Moisson Rouge, traduit par Thierry Marignac, 2012.
Racailles, Moisson Rouge, traduit par Thierry Marignac, 2010.
San’kia, traduit par Joëlle Dublanchet, Actes Sud, 2009.

*Photo : Vladimir Kozlov (Moisson rouge)

Juillet-août 2012 . N°49 50

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste.

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