Leo Strauss, le monde moderne et moi


Leo Strauss, le monde moderne et moi

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Je suis entré en philosophie il y a dix ans. C’était un samedi matin, par hasard. Je découvrais alors l’émission Répliques, il y était question de Pierre Manent. Après avoir acheté puis lu son Cours familier de philosophie politique, malgré un titre tout à fait revêche pour le profane, je fus totalement conquis, subjugué par le sujet et la méthode. Cela me conduisit à Tocqueville, puis à Aristote, enfin à Leo Strauss. De ce dernier j’aimerais dire quelques mots car il est l’un des plus fins critiques de la société libérale contemporaine et aussi, malgré tout, la victime d’un certain nombre de préjugés, franco-français pour certains, conformes au prêt-à-penser journalistique. En somme, un grand esprit maintenu sous le boisseau.

Leo Strauss était philosophe allemand, élève de Husserl et Heidegger. Juif de son état, inquiété par la montée du nazisme, il s’expatrie et devient américain. Interpellé dès cette époque par le fait qu’un pays de haute culture comme l’Allemagne puisse sombrer du jour au lendemain dans le nihilisme, il ne cessera de sonder en quoi les démocraties libérales portent en elles le virus totalitaire. Cette dégénérescence politique sera en quelque sorte le fil conducteur des recherches qu’il mènera au cours de sa carrière en philosophie politique, prenant à bras-le-corps aussi bien le libéralisme contemporain que la pensée islamique médiévale ou les classiques de l’Antiquité, maîtrisant tant l’allemand que l’anglais, tant l’arabe que l’hébreu, tant le latin que le grec ancien.

C’est un penseur de cet ordre dont la France néglige ouvertement la promotion depuis une quinzaine d’années. Il y a une raison fallacieuse à cela. En l’espace de quelques mois, des attentats du 11 septembre 2001 à l’élection présidentielle française de 2002, la politique s’est rabougrie par injonction morale. Sur le plan international, après une décennie d’accalmie, un nouvel ennemi héréditaire est venu frapper aux portes de l’Occident, attestant d’un choc des cultures qu’il faut être sot ou aveugle pour ne pas constater. Au niveau national, les méfaits de la dissolution du pays dans la grande foire européenne ont fini par engendrer, en retour, un écheveau populiste ; le « populisme » étant, depuis le référendum de 2005, le nom que donnent les démocratolâtres à la démocratie lorsque celle-ci ne va plus dans leur sens. L’un dans l’autre, une rétractation identitaire s’est opérée, au grand dam des chantres de l’économisme, de gauche comme de droite. C’est dans cette ambiance que Daniel Lindenberg et Pierre Rosanvallon (ce dernier étant ministre du culte rendu à la démocratie au Collège de France) ont tenté d’épingler, fin 2002, ce qu’ils ont appelé les « nouveaux réactionnaires » dans leur célèbre pamphlet Le Rappel à l’ordre.

Quel rapport avec Leo Strauss ? Nous vivions alors sous la menace d’une inféodation aux États-Unis va-t-en-guerre, d’un rôle à tenir dans leur fiasco en Irak. George W. Bush passait déjà dans tous les esprits pour le demeuré de service et, comme tel, jouet de forces occultes, les fameux « néoconservateurs ». Issus d’une gauche désillusionnée, attachés à façonner un monde homogène sous bannière étoilée, nombre d’entre eux se sont complus à rappeler – en guise de caution intellectuelle – qu’ils avaient assisté étant jeunes aux cours donnés par Leo Strauss ou ses disciples à l’université de Chicago. Paul Wolfowitz, trotskyste repenti et élève d’Allan Bloom, lui-même élève de Strauss, était de ceux-là. L’aura des « néocons » a ainsi pu bénéficier d’un patronage inespéré, entretenu par un appareil journalistique n’ayant jamais pris la peine de lire Strauss, trop content de livrer à la vindicte le méchant de service. Comme toutes les bêtises passent aisément l’Atlantique, nos journalistes, gauchistes pour la plupart – et eux aussi partis en guerre contre un axe du mal pour ne pas avoir à assumer leurs égarements –, leur ont emboîté le pas sans le moindre scrupule. Ainsi Leo Strauss, mort en octobre 1973 (le lendemain de l’embargo pétrolier… il se trouvera bien des gens pour dire que ça l’a sûrement tué), est-il devenu, à son insu, un gourou diabolique. Et des penseurs comme Marcel Gauchet ou Pierre Manent de se retrouver inculpés d’être les disciples d’un réactionnaire en chef.

Quand on se montre plus consciencieux et que l’on prend la peine de lire Strauss, ces méthodes de voyous sont encore plus édifiantes. Non seulement la finesse de ses critiques est le meilleur service à rendre à une démocratie libérale qui, moribonde, se permet de fanfaronner, mais ce qu’il met au jour philosophiquement aurait plutôt tendance à invalider l’impérialisme américain. Sans trop entrer dans des détails abstraits, sachons que Leo Strauss fut de ceux pour qui la question du meilleur régime ne s’est pas close avec l’avènement des régimes de masse. Il s’inscrivait dans une tradition de pensée si peu dogmatique qu’elle allait de Platon à lui-même en passant par le grand penseur musulman Al-Fârâbî (Xe siècle). L’un des élèves de Strauss – le professeur Muhsin Mahdi, dont on ne parle curieusement jamais – se montrera hautement redevable de son enseignement. Irakien d’origine, son œuvre prolongera le déploiement intellectuel et sans frontières d’un héritage grec qui n’en finira jamais de porter ses fruits. En cela réside d’ailleurs la leçon principale de Leo Strauss.

On l’entrevoit, la guéguerre du pétrole était loin des préoccupations de l’enseignement de Strauss. Même le fameux et fumeux Choc des civilisations de Samuel Huntington, lui-même distraitement attentif aux réflexions straussiennes, ne dénote pas l’esprit belliqueux qu’on lui prête. Encore un livre que nombre de nos bien-pensants n’ont jamais lu ! Quant au fait de rattacher La fin de l’histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama à la pensée de Strauss, c’est tout simplement n’avoir lu ni l’un ni l’autre. Le premier annonce que la démocratie libérale est l’aboutissement final de la philosophie politique, ce que le second a toujours considéré comme un aveuglement et de l’immodestie de la part de ce régime. Ce qui reste vivement reproché à Leo Strauss, c’est précisément de ne pas se laisser bercer par les rêves d’une humanité homogène déprise du politique, tout acquise au confort nivelant que promet le capitalisme. Pourquoi diable aurait-il enjoint le gouvernement américain d’imposer ailleurs, au sein d’autres cultures, ce dont il voyait déjà l’inéluctable dépérissement dans son pays d’adoption ? Quoi qu’il en soit, les raccourcis idéologiques à son encontre demeurent, particulièrement en France. Strauss ne s’est-il pas intéressé dans son jeune âge aux travaux de Carl Schmitt, l’affreux nazi ? C’est un signe nous dit-on. Peu importent et son statut de réfugié juif, et sa grande clairvoyance à l’égard de tels procès d’intention : il était lui-même l’auteur de l’expression « reductio ad Hitlerum » dès les années 1950.

Politiquement, le droit naturel selon Leo Strauss s’apparente à cette formulation d’Aristote : « Il n’y a qu’une seule forme de gouvernement qui soit naturellement partout la meilleure » (pour les amateurs : Éthique à Nicomaque, V, 10, 1135a5). Mais « partout », ça n’est pas « collectivement et indifféremment, dans tous les endroits à la fois », comme le laisseraient supposer l’administration états-unienne ou nos zélateurs des droits de l’homme. « Partout » est ici à entendre comme « de manière distributive, singulièrement, dans chaque endroit pris séparément ». Ceci laisse place aux identités, à la pluralité des cultures qu’elles induisent, ainsi qu’à la nécessaire adaptation du régime au caractère de chaque peuple, donc aux mœurs des individus qui le composent. Voilà un niveau d’exigence politique et intellectuelle qui trouble, bouscule, inquiète même. Et voilà pourquoi on préfère ignorer les analyses imprescriptibles de Leo Strauss.

 

 



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est l'auteur du Miroir des Peuples (Perspectives libres, 2015).

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