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Le siècle des lumières éteintes


Le siècle des lumières éteintes

À partir de ce mercredi, 130 kilomètres d’autoroutes d’Ile-de-France seront progressivement privés d’éclairage nocturne. La nouvelle, d’apparence fluette, m’a plongé non pas dans l’obscurité mais dans une certaine perplexité, teintée de grosse colère.

Tout d’abord parce j’aime les autoroutes éclairées la nuit. J’ai plus qu’à mon tour roulé dans des antiquités aux phares cacochymes et j’ai toujours soupiré d’aise quand, me rapprochant de Paris ou de Nice, je devinais au loin les canyons de lampadaires providentiels. Ceux qui allaient me permettre d’y voir à plus de vingt mètres et qui accessoirement allaient enfin me mettre à l’abri des feux au xénon surboostés des gros cons en 607 de la voie d’en face, dont je reste persuadé qu’ils se sont tous surendettés à vie dans l’unique dessein de me forcer à conduire en plissant les yeux.

Il m’est même arrivé assez souvent de choisir Bruxelles comme but d’excursion du week-end, rien que pour le plaisir de rouler nuitamment sur les autoroutes belges illuminés a giorno. Le réseau se voit depuis la Lune, j’adore. Arrivé à l’hôtel Amigo, je m’endormais heureux en rêvant qu’un jour ce serait pareil chez nous, et qu’on pourrait y utiliser astucieusement des centaines de milliers de jeunes chômeurs. Ouais, ben je rêvais… Parce que c’est très exactement le contraire qu’on va faire.

Au commencement étaient des câbles volés dans le 9/5

La genèse de cette décision est édifiante, un vrai conte de fée postmoderne. Tout commence vers 2005-2006, quand la presse locale rend compte que les 25 kilomètres d’autoroute entre Paris et Cergy ne sont plus équipés d’éclairage public, à cause de voleurs de cuivre qui ont pillé les câbles électriques de ce tronçon. On imagine que dans un monde normal le premier objectif des autorités aurait été de mettre ce gang de crétins hors circuit. Oui mais voilà, les habitants du 9/5 ont un préfet statisticien. Plutôt que de ferrailler contre les ferrailleurs, il a décidé d’en faire des auxiliaires involontaires de justice.

Qu’a répondu, en effet, le préfet Paul-Henri Trollé à ses administrés black-outés ? Eh bien, que grâce aux voleurs de câbles, il avait eu une illumination: « Les statistiques sont claires : sur l’A15, on est passé de 14 accidents de nuit en 2005 à 9 en 2007. La prudence des automobilistes s’est accrue depuis la coupure. » En conséquence de quoi, on n’a jamais rétabli le courant dans le Val-d’Oise et, au contraire, on décida finalement ces temps-ci de généraliser cette extinction.

Les politiques étant en général nuls en calcul – sinon ils auraient sans doute fait Centrale ou X-Mines pour aller travailler dans les back offices de Lehman Brothers –, personne ne s’est avisé de faire remarquer au haut fonctionnaire en question que sa démonstration mathématique vaudrait un zéro à un cancre de Première L : pas de statistiques valables sur échantillon aussi riquiqui, et puis, surtout, pas de comparaison avec les chiffres globaux de la mortalité routière, qui a brutalement décru partout en France à la même époque : moins 40 % de tués sur les routes entre 2002 et 2007, notamment du fait des radars.

Décision idiote, presse élogieuse

Comme nos élus sont aussi piètres logiciens, personne ne s’est avisé de stigmatiser le préfet Trollé pour le caractère hallucinant de sa démonstration (en clair, sans lumière, les chauffards roulent moins vite, donc moins d’accidents). Personne n’a eu la bonne idée de lui faire remarquer qu’à ce tarif-là, il y aurait encore moins d’accidents sur les autoroutes si on les fermait la nuit. Et plus d’accidents du tout, et nulle part, si on décrétait l’interdiction de rouler après le coucher du soleil. Je vous laisse imaginer les dégâts, si, par malheur, ce genre de raisonnements se généralisait. On finirait par supprimer, disons, les épreuves de culture générale des concours administratifs pour éviter l’échec scolaire. OK, je sors…

Bien entendu, l’extension de cette connerie à toute l’Ile-de-France a été, en outre, parée d’oripeaux écolo, je vous passe les commentaires élogieux de la presse sur les substantielles économies d’énergie réalisées à l’occasion. Figurez-vous qu’éteindre les autoroutes sauve non seulement les vies des automobilistes franciliens mais aussi celles des ours polaires. Accoupler brutalement le principe de précaution et la lutte contre le réchauffement climatique, c’est quand même plus sexy que d’expliquer qu’on n’a pas assez de policiers pour courir après les voleurs de câbles, pas assez d’agents de l’Equipement pour entretenir le réseau et que les 8 millions d’euros économisés par cette mesure seront bien mieux employés pour subventionner la HALDE, le logement de fonction de Jean-Claude Trichet, la guerre en Afghanistan ou la Fête des Voisins.

Henry Miller décrivait le XX siècle comme un cauchemar climatisé. Maybe, maybe not. Perso, dès l’adolescence, j’ai plutôt été ému par le trait de génie de Lénine quand il disait : « Le communisme, c’est les soviets plus l’électricité. » En conséquence de quoi, circa 1977, je fus un des rares autonomes à refuser de transhumer avec mon fligh-jacket et ma barre de fer vers le surrégénérateur honni de Creys-Malville. J’ai des principes, je défile pas avec les décroissants. J’aime les centrales nucléaires, j’aime les barrages géants, j’aime les cyclotrons et même les champs d’éoliennes de Twentynine Palms. J’aime la lumière. J’aime l’électricité.

Notre cauchemar à nous sera fait de couches lavables et de bougies parfumées.



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