Accueil Politique Le clientélisme, voilà l’ennemi !

Le clientélisme, voilà l’ennemi !


Photo : Will Spaetzel

Hormis les habitants du Pas-de-Calais et quelques chercheurs en sciences politiques, personne, jusqu’à ces dernières semaines, n’avait prêté attention au député-maire socialiste de Liévin Jean-Pierre Kucheida. Depuis juillet 1981, ce fils de mineur polonais siège au Palais-Bourbon où il a hérité du siège d’Henri Darras, décédé la même année. Il lui a succédé également à la tête de la municipalité de la cité minière de 32000 habitants. Entre 1952 et 2011, Liévin n’a donc connu que deux députés-maires, le changement le plus visible entre les deux règnes ayant été celui de la dénomination de leur parti, la SFIO de Léon Blum et Guy Mollet ayant, en 1971, cédé la place au PS de François Mitterrand. La suppléante de Jean-Pierre Kucheida fut ainsi, jusqu’à son décès, en 2009, Danielle Darras, nièce par alliance de son prédécesseur.

Même en période de vaches maigres pour la gauche, les scores de Kucheida, aux municipales comme aux législatives, avoisinent 70%. C’est dire qu’à Liévin et alentour, on sait qui tient les manettes et à quelle porte il faut frapper pour obtenir un logement, un emploi municipal ou tout autre faveur susceptible de rendre la vie un peu moins dure. À 68 ans, M. le député Kucheida, ci-devant prof d’histoire/géographie et ancienne vedette de la section d’athlétisme de l’Étoile d’Oignies (cross et demi-fond), se sentait tout à fait d’attaque pour solliciter un nouveau mandat, en dépit des envolées gérontophobes de son camarade de parti Arnaud Montebourg. L’affaire serait sans doute passée comme une lettre à la poste sans un courrier vengeur adressé par ce même Montebourg à Martine Aubry, première secrétaire du PS, lui demandant de ne pas réinvestir Jean-Pierre Kucheida dans sa circonscription lors des législatives de juin 2012. Cette demande s’appuyait sur les révélations parues dans Les Inrockuptibles sur les pratiques financières peu orthodoxes de quelques barons socialistes locaux. « Ce sont la corruption, le clientélisme, l’affairisme au pouvoir, d’où qu’ils viennent, qui poussent les Français vers le Front national », a déclaré ensuite le chevalier blanc de Saône-et-Loire, épinglant au passage Jack Lang, bénéficiaire, selon lui, du système de prébendes mis en place dans ce département dont il est député. « Clientélisme » : voilà le grand mot lâché. Celui qui vous exclut du cercle des hommes et des femmes politiques honorables qui ne doivent, bien entendu, leur élection qu’à leur charisme et à leur dévotion au bien public.[access capability= »lire_inedits »] C’est la « lettre écarlate » qui vous désigne au mépris de l’élite intellectuelle et médiatique et aux foudres de la justice de la République.

Un peu d’étymologie et d’histoire ancienne n’ayant jamais fait de mal à personne, allons chercher à Rome (celle de Cicéron, et non de Berlusconi) l’origine de ce phénomène, dont la permanence dans les régimes démocratiques témoigne d’une vitalité défiant les siècles. Dans la Rome républicaine, le cliens était le citoyen peu fortuné qui se plaçait sous la protection d’un « patron » riche et politiquement ambitieux. En échange de faveurs sonnantes et trébuchantes, il lui apportait son suffrage lors des élections aux diverses magistratures et faisait la claque lors des campagnes électorales. Cliens est le substantif dérivé du verbe cluere (écouter, obéir), ce qui ne manquera pas de surprendre le client moderne, désigné de nos jours comme le roi du monde de la marchandise…

Dans nos contrées, la vie démocratique s’accompagne toujours d’une dose plus ou moins importante de clientélisme : les élus auraient bien tort de ne pas utiliser les moyens dont ils disposent pour rendre service et faire plaisir à ceux dont ils sollicitent régulièrement les suffrages. C’est à cela que sert, par exemple, la « réserve parlementaire » des députés et des sénateurs (environ 120 millions d’euros par an) dont la répartition et l’usage restent désespérément opaques.

Aujourd’hui, sauf exception rarissime, on n’achète plus directement les voix des électeurs en leur glissant un billet dans la main avant qu’ils pénètrent dans l’isoloir. On rend des services à des individus (pistons divers et variés), à des collectivités locales ou à des associations. Quand Jacques Chirac, maire de Paris, subventionnait grassement les crèches et écoles des Loubavitch du XIXe arrondissement de la capitale, le rabbin de la communauté faisait en sorte qu’aucune des voix de ses ouailles n’aille s’égarer hors des listes chiraquiennes.

Le poids du clientélisme dans la vie politique démocratique est d’autant plus grand que le besoin de protection des électeurs est important. Il est indifféremment pratiqué par la droite et par la gauche (y compris, et sur grande échelle, par le Parti communiste au temps de sa splendeur), dans les régions riches, comme dans les régions pauvres. Le clientélisme nordiste de Jean-Pierre Kucheida ressemble à celui qui a cours dans la Belgique voisine, où le PS wallon l’a porté à un sommet encore inégalé. Dans les anciens bassins miniers et sidérurgiques, les élus locaux ont pris le relais des patrons du charbon et des maîtres de forges qui prenaient jadis en charge les besoins vitaux de leurs ouvriers : logement, chauffage, écoles. Les collectivités publiques ou parapubliques sont devenues les principales pourvoyeuses d’emplois et de logements : ce sont elles qui contrôlent le parc immobilier social construit à l’époque où les hommes descendaient au fond tandis que les femmes se rendaient dès l’aube à la filature. Pour la musique d’ambiance, voir les tubes des regrettés Pierre Bachelet et Raoul de Godewarsvelde[1. Les Corons et Quand la mer monte sont les hymnes officieux du Pas-de-Calais.].

Dans ces régions, le Nord et l’Est de la France, l’alternative au clientélisme paternaliste des notables socialistes s’appelle Front national. Marine Le Pen a fait d’Hénin-Beaumont, voisine de Liévin, sa terre d’élection à la suite de la chute pour malversations du baron socialiste local. Elle n’est pas encore parvenue à s’emparer de la mairie, mais elle ne lâche pas.

Il existe également un clientélisme de type méditerranéen : reproduisant les anciennes structures claniques des sociétés locales (encore les Romains !), il a donné naissance à divers « systèmes », généralement désigné par le nom du patron politique local, clé de voûte de l’édifice. On a connu le « système Médecin » à Nice (deux générations à la tête de la ville), démantelé en 1990 à la suite de l’inculpation et de la fuite en Uruguay de Jacques Médecin. Moins crapuleux, mais tout aussi efficace pour la longévité au pouvoir, le « système Defferre », à Marseille, était fondé sur la distribution d’emplois municipaux, pour lesquels le syndicat FO faisait office de recruteur et de DRH. Jean-Claude Gaudin et Jean-Noël Guérini s’en partagent aujourd’hui les dépouilles et en assurent la perpétuation. Toulon et le Var ont également connu des épisodes politico-mafieux de bonne facture.

Il arrive même que des hommes politiques de culture méditerranéenne « montent » dans la capitale et mettent en œuvre à Paris et dans ses alentours immédiats les méthodes permettant de ne quitter les lieux de pouvoir que les pieds devant ou les menottes aux poignets. Les Hauts-de-Seine, département le plus riche de France, reste marqué par le « système Pasqua » un mélange d’affairisme débridé et de clientélisme bien calibré en direction des commerçants et retraités, relais d’opinion et électeurs fidèles. Dans cette discipline, les Corses se montrent particulièrement doués, comme le prouve la longévité d’élus[2. Que je ne nommerai pas, pas parce que j’ai peur, mais on ne sait jamais…] originaires de l’île de Beauté à la tête d’importantes municipalités altoséquanaises, mais ils ont trouvé leur maître dans le phénix de la vie politique de Levallois-Perret, Patrick Balkany, dont les multiples condamnations pour prise illégale d’intérêts et autre babioles commises dans le cadre de ses fonctions ne constituent pas un handicap électoral, bien au contraire. Le 5e arrondissement de Paris est en train de voir s’achever quatre décennies de « système Tiberi », dont l’étude devrait être obligatoire dans tous les IEP de France et de Navarre, tant il est emblématique du clientélisme en milieu aisé.

Question à 1 million d’euros (en cash et non déclarés au fisc) : le clientélisme peut-il être éradiqué ? Les pères-la-vertu autoproclamés de notre République, dont Montebourg est le chef de file, suivi de près par Edwy Plenel, sont partis en croisade pour rendre à notre République une blancheur virginale. Ils n’oublient qu’une chose : en démocratie, ce sont les clients qui font les patrons, et pas l’inverse.[/access]

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Janvier 2012 . N°43

Article extrait du Magazine Causeur



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