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L’homme qui pensait qu’il était Roumain


L’homme qui pensait qu’il était Roumain

A côté de la Culture, le deuxième rempart de Sébastian contre l’écroulement de son monde est l’amitié. Il y croit religieusement, c’est-à-dire contre toute évidence. En effet, ses intimes, la fine fleur de la jeunesse intellectuelle bucarestoise – Camil Petrescu, Emil Cioran et Mircea Eliade – et surtout leur maître à penser à tous, Nae Ionescu, laissent libre cours à un antisémitisme de moins en moins inhibé. L’un après l’autre, ils rallient la Garde de fer, mouvement d’extrême droite fortement inspiré des fascistes et de la SA. La foi de Sebastian dans l’amitié et dans l’intelligence reste inébranlable, le conduisant à tolérer leurs pires dérives. Or, celles-ci vont crescendo. A la suite d’une série de violences antisémites, Camil Petrescu, celui-là même que Sebastian décrit comme l’une des plus belles intelligences et des plus délicates sensibilités de Roumanie, soutient que les Juifs eux-mêmes sont responsables de ces événements « regrettables » car, explique-t-il, ils sont « trop nombreux », « vivent ensemble dans une seule et même région, en Transylvanie », et « provoquent ». Sans oublier qu’ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas et sont trop nationalistes. Avant de le quitter, Petrescu lance à son ami juif : « Qu’est-ce que le communisme sinon l’impérialisme des Juifs ? » En septembre 1939, à propos de la bataille de Varsovie, un autre de ses « chers amis, Mircea Eliade, lui soutient que « la résistance des Polonais à Varsovie est une résistance judaïque. Seuls les youpins, ajoute Eliade, sont capables d’utiliser les femmes et les enfants pour faire du chantage, en les jetant en première ligne – ils abusent des scrupules allemands ». Scrupules bien connus, en effet.

Confronté à de tels incidents, Sébastian s’interroge. « L’amitié est-elle possible avec des gens qui ont en commun toute une série d’idées et de sentiments qui me sont étrangers, tellement étrangers qu’il suffirait que j’entre dans la pièce pour qu’ils se taisent brusquement, gênés, honteux ? », se demande-t-il. Mais il s’emploie vite à balayer ses propres doutes, tant l’amitié qu’il éprouve pour ses compagnons lui semble être un pilier qui soutient le ciel et l’empêche de tomber. Aussi, bien plus douloureux que la bêtise environnante, l’opportunisme et l’arrivisme cynique de ses amis lui portent-ils les coups le plus durs. La découverte de l’imposture intellectuelle de Nae Ionescu lui fait confier à son journal cette pensé dans laquelle son âme est tout entière exposée. Que son maître ait rallié la Garde de fer lui paraît moins blessant que son manque d’honnêteté intellectuelle. « Si au moins il était véritablement garde de fer, sincèrement, et non par calcul. » Dans cet enfer où la lâcheté le dispute à la trahison, seul Eugène Ionesco, résistant à la « rhinocérisation » ambiante, demeure fidèle à Sebastian – et à lui-même.

Le Journal prend fin avec la dernière année de la guerre. 1944, dit-il, est l’année qui nous a rendu la liberté, c’est-à-dire l’essentiel. Peut-être un homme libre n’a-t-il pas besoin d’un journal intime. Dans son cas, cette liberté fut brève. Six mois plus tard, celui qui avait survécu aux horreurs de la guerre et de l’antisémitisme meurt, écrasé par un camion, dans un banal accident de voiture.

PS : A la date du vendredi, 1er septembre 1944, on peut lire la phrase suivante : « Cet après midi [des soldats russes] ont fait irruption à trois reprises chez Zaharia, ils ont fouillé dans le coffre-fort et se sont emparés de montres. La montre est leur jouet préféré. » Quand j’étais petit ma grand-mère racontait l’histoire de mon grand-oncle Alfred qui, dans les rues de Bucarest, fut arrêté par des soldats russes qui voulaient sa montre. Sans doute ne fut-il pas assez prompt à s’exécuter. Quelques heures plus tard, mon grand-père, son frère, le retrouvait fusillé. Longtemps, j’ai rêvé de la montre d’Alfred.

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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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