L’île de Formose, comme un yoni blessé


L’île de Formose, comme un yoni blessé

Avec la présente cinquième, au terme de ces cinq tranches blog que j’ai lancées, de jour en jour, pour préparer au discours du 20 mai 2016 de Tsai YingWen, je vais répondre à une question qui m’a été adressée par un lecteur attentif à l’évocation des épouvantables massacres du printemps 1947 à Formose.

Rappelant cette « semaine sanglante » qui a fracturé de manière durable – presque définitive – Taïwan, en dressant la majorité des Taïwanais contre l’armée nationaliste du KMT qu’ils avaient initialement accueillie avec sympathie, ce lecteur me demande quelle documentation graphique, quelles images, sont disponibles ?

Dans les musées du 2-28 à Taïwan, signalés dans ma recension du livre de Kerr, il y a sans doute le maximum de ce qui n’a pas été détruit par les services de sécurité lorsqu’ils ont senti le vent tourner. Donc plus grand-chose. Peut-être des dossiers remonteront à la surface, mais je ne peux rien deviner.

Pour conclure cette mini-série de blogs avant le discours inaugural de la présidente Tsai YingWen du 20 mai prochain, je vais donc me livrer à une brève réflexion sur les représentations mémorielles.

Ci-après le principal monument officiel sur les massacres dans un grand jardin public de Taipei. Il est tellement moche que je ne veux même pas dire ni même savoir qui l’a financé, ni qui en est l’auteur.

Cela me fait penser aux colonnes de béton qui défigurent l’une des cours du Palais-Royal à Paris. Un ami français à qui je demandais la raison de cette horreur me répondit que c’était – je cite – un  « monument à la corruption au sein du ministère de la Culture dont les balcons surplombe cette infamie ».

Dans le cas du monument au 2-28 à Taipei, il ne faut pas aller jusque là – sans doute – dans la critique. Mais la réalité s’impose à tous : un pays qui ne peut pas trouver une représentation décente monumentale à un massacre de cette ampleur (20 000 morts) a un problème, soit au niveau de ses artistes, soit au niveau des bureaucrates culturels, ces fonctionnaires qui auraient mieux à faire à s’occuper ailleurs de la pollution industrielle ou de la sécurité des aliments, car ils parasitent la vie culturelle authentique  ; et en vivent comme des sangsues [水蛭] sur les jambes des travailleurs dans les rizières.

[Le lecteur m’autorisera un peu de cette couleur locale, pour rappeler que Taïwan est une île sous les tropiques et que le petit-déjeuner traditionnel y est un gruau de riz avec des huîtres pochées [台南鹹粥]. Mais j’aime beaucoup aussi, aux petites heures matinales, l’onglet de porc [肝連] servi avec du gingembre frais au Marché de TungMen [東門市場] à Taipei, avec mon amant préféré de l’époque : on m’a expliqué qu’un blog devait être un peu sentimental, pour se distinguer des sobres et sombres articles qui sont la marque de fabrique de Causeur].

Le gruau de riz avec des huîtres pochées, à gauche. L’onglet de porc au gingembre frais, à droite.
Autre trou noir d’un des beaux-arts à Taïwan : le cinéma. A Taïwan il y a une chaîne TV culturelle d’Etat [公視] qui coûte une fortune et dispose de locaux d’un grand luxe. Elle ne fait pas grand-chose de mémorable et n’a pas réussi à susciter le grand film documentaire qu’exigeait le massacre de 1947 pour compenser la carence des producteurs privés et – disons-le – des auteurs et réalisateurs taïwanais. Il y a bien un film qui reprend le titre Formose trahie, mais c’est une œuvre de fiction étrangère au livre de Kerr.

Dans La Cité des douleurs [悲情城市] de Hou HsiaoHsien [侯孝賢], les massacres de 1947 sont en filigrane. C’est beau les filigranes mais quelquefois un peu trop discret. Il serait temps d’inviter (me souffle un ami écossais) Mel Gibson à produire et réaliser l’équivalent de BraveHeart (ou de Apocalypto). Ce même Ecossais en profite d’ailleurs pour suggérer que Gaumont invite le même Mel Gibson à réaliser le film qui manque encore en France sur les Massacres de septembre (1792), les Noyades de Carrier à Nantes, les Massacres de Lebon à Arras, les mitraillades de Fouché à Lyon, etc (je répète scrupuleusement car je connais mal), et la vie et la mort de Marie-Olympe de Gouges (là, je suis mieux informée). Il propose que Carole Bouquet (qui ressemble étrangement à Marie-Olympe dans le portrait récemment retrouvé) tienne le rôle (et Depardieu celui de Samson, le bourreau qui est l’incarnation de la Révolution française).

Il n’est pas simple de faire de tels films. Sans doute. En visionnant avec des amis français le Danton de Wajda, ceux-ci m’ont fait remarquer que Fouquier-Tinville – entre autres – est absurdement représenté et que Roger Planchon l’incarne à contre-rôle. Bref qu’il est temps pour les Français de se soucier un peu plus de l’auteur de la Déclaration des droits de la femme, qui fut décapitée par les robespierristes. Sa sculpture a été récemment commandée et payée par le président de l’Assemblée nationale, M. Bartolone, mais il n’a pas encore osé l’installer sur le piédestal qui lui avait été réservé : les partisans de la Terreur veillent…

Côté sculpture, à Taïwan, il eut pourtant été simple – pour réaliser un monument beau et efficace – de fondre à demi, ou souder, à la manière d’Arman, dix ou douze tonnes de baïonnettes, de fusils d’époque et des mitrailleuses qui doivent encore traîner dans des armureries militaires. Bref de s’autoriser une sorte de pseudo-Arman qui aurait été non seulement éloquent pour ceux qui savent, mais aussi immédiatement lisibles par les plus jeunes. Cela n’a pas été le cas. Je le regrette. Il va être difficile de démonter le monument raté, comme il va être sans doute difficile pour les Parisiens de  se débarrasser des colonnes de béton qui défigurent le Palais-Royal.

Je vais donc rendre hommage à un artiste peu connu, taïwanais, celui-la même qui a offert deux de ses œuvres pour les couvertures des livres de Kerr et de Peng MingMin : Chin ChengTeh [秦政德].

Aucun fonctionnaire culturel ne s’occupe de lui. Heureusement. Il vit modestement dans les montagnes de Formose où il ramasse les « bois flottés » qu’en France on recueille sur les plages mais à Taïwan dans les lits des torrents. Parmi ceux-là, sa prédilection va à tous ceux qui lui rappellent la forme de l’île de Formose, qu’il voit comme un sexe de femme (le yoni indien si l’on veut) — au besoin en dégageant avec ses gouges un clitoris ou des lèvres que la nature avait esquissés. Puis ils maltraite ses bois comme il pense que Taïwan fut maltraitée, violée, par le KMT. Le résultat est particulièrement frappant – lisible sans difficulté –  avec la composition utilisée pour la couverture du livre de Kerr.

Pour celui de Peng MingMin, il faut avoir vécu à Taïwan pour apprécier le symbole de l’île de Formose écrasée derrière un chassis de fenêtre, comme les témoins impuissants des massacres de 1947 ou des arrestations de la Terreur blanche qui suivi jusqu’en 1964. Le vert pale de la peinture est typique de l’époque, sur les montants en cyprès(l’Inoki de Formose 台灣檜木)des fenêtres pour les protéger des intempéries et des termites. Aujourd’hui toutes les fenêtres de Taïwan sont  montées avec des profilés en aluminium, mais il reste ça ou là des vielles maisons de l’époque japonaise. On trouve également chez les brocanteurs quelques châssis de fenêtres, devenus de sentimentales antiquités..

Je donne ci-après des reproductions de quelques autres œuvres de Chin ChengTeh relevant de la même inspiration. Elles se passent de commentaires. Je les aime beaucoup.

Un autre lecteur m’a demandé qui était l’auteur de la photographie (prise il y a une trentaine d’années) du peintre dans sa modeste échoppe, à l’œuvre sur un portrait de CCK. C’est Bernard Bordenave, un photographe français installé à Taiwan depuis toujours. Il est cité sur la page des crédits de l’édition française.

[分久必合,合久必分] Ce qui est séparé se rassemblera, ce qui est uni se séparera.
Ce proverbe [成語] est la citation chinoise la plus célèbre, tiré du roman [三國演義] Les trois royaumes. C’est bien sûr la citation qui s’impose au terme de ces cinq tranches de blog sur le sujet le plus sensible qui soit pour les formosans.



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est une photographe taïwanaise installée en France.

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