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L’euro est mort, nous sommes vivants


Vingt ans ont passé. Autant dire une éternité. À deux jours près, le sommet européen du 9 décembre a en effet coïncidé avec le vingtième anniversaire de la conclusion du traité de Maastricht, en date du 11 décembre 1991. Mais cette coïncidence est largement passée inaperçue. Il faut dire qu’il n’y avait guère de raison de commémorer, et encore moins de célébrer l’événement. Cette fois, nous n’avons pas vu s’élever dans un ciel chargé de promesses les innombrables petits ballons bleus libérés lors de l’introduction officielle de la monnaie unique, en janvier 1999. Sobriété particulièrement remarquable dans la société « hyper-festive » que Philippe Muray a déchirée à belles dents dans Après l’histoire.
Défiés par les marchés financiers qu’ils ont aidés à s’installer au pouvoir, les dirigeants européens sont aux abois. Sixième du genre depuis la réunion inaugurale du 10 mai 2010, le sommet du 9 décembre devait aboutir à prendre les lourdes décisions que la crise des dettes souveraines, proche de son paroxysme, exigeait. Nous savons déjà qu’il aura été un nouveau fiasco.
Un reste de cartésianisme devrait nous conduire à énoncer clairement l’alternative suivante. Soit les échecs successifs découlent d’erreurs d’appréciation sur la gravité de la situation, de l’insuffisance des moyens mobilisés pour parer au risque de défaut des États les plus menacés, du manque de solidarité entre les puissants et les misérables de la zone euro : cette analyse est celle de nombreux leaders politiques français, François Hollande par exemple, qui, encouragés par tous les éditorialistes, ont engagé depuis vingt ans leur dignité intellectuelle et morale − ou peut-être leur vanité − dans l’aventure de la monnaie unique. Soit on doit conclure que la monnaie unique était inviable de par son principe : la crise des dettes publiques n’aurait été que le révélateur de cette vérité cachée. Si cette grille de lecture est la bonne pour comprendre le drame qui se joue depuis deux ans, il faut alors incriminer la faute conceptuelle commise en amont plutôt que le manque de gouvernance observé en aval. Quand la voiture verse dans le fossé, ce peut être de la faute du conducteur, mais aussi de celle du constructeur.
Dès lors, deux devoirs s’imposent à nous : premièrement, il s’agit d’expliquer pourquoi les remèdes déjà essayés, ou encore envisagés en désespoir de cause, n’ont pas guéri et ne guériront pas le ou les malades ; deuxièmement, il faut dévoiler le vice de conception caché de la prétentieuse construction monétaire européenne afin d’évaluer les chances de rebâtir au milieu des ruines qui s’annoncent.[access capability= »lire_inedits »]

Une tragédie bouffonne : le sauvetage de l’euro

Dès le surgissement de la crise grecque, en février 2010, il était clair (ou aurait dû l’être) que l’heure de vérité avait sonné pour l’euro. Cette première fissure, à la périphérie folklorique de la zone, a déclenché un processus en chaîne qui a fini par rendre incontournable l’interrogation ultime sur la viabilité de l’unification monétaire − qu’il aurait été plus judicieux d’examiner au départ. Seulement, jusqu’à la crise financière et à la grande récession de 2008 et 2009, une coalition d’experts, de politiques et d’éditorialistes avait réussi à imposer le dogme selon lequel l’euro était une réussite historique. Contester cette vérité révélée, c’était prétendre que la Terre est plate. À l’appui de ce diagnostic optimiste, ils brandissaient deux arguments : d’une part, la force intrinsèque de la monnaie unique sur le marché des changes, la plus forte au monde avec le yen et le franc suisse, et d’autre part − et surtout −, la faculté d’émettre des emprunts à des conditions particulièrement avantageuses donnée aux secteurs publics et privés au sein de la zone. Nous avons déjà dit, dans ces colonnes[1. « Euro : stop ou encore ? », Causeur Magazine n° 35, mai 2011.] , comment le « bon » euro avait installé l’illusion de la solvabilité pour tous ceux qui s’endettaient dans cette monnaie. Ce doux rêve a été interrompu net par la crise. Et le réveil n’en finit pas d’être douloureux.

En février 2010, quand les comptes publics de la Grèce apparaissent sous leur jour véritable − trafiqués et mensongers −, on se focalise sur les erreurs, fautes ou turpitudes commises à l’intérieur. Riches et pas riches, sociétés privées et sociétés publiques, nos amis grecs ne paient pas d’impôts. Ils travaillent peu. Par comparaison avec le reste de la zone, leur pays reste sous-développé, dépourvu de grands secteurs exportateurs autres que le tourisme et le transport maritime. Ils méritent sans doute cette condamnation politique et morale. Peut-on pour autant passer sous silence les responsabilités d’autres acteurs et institutions ? À ce sujet, trois questions se posent.
Tout d’abord, pourquoi a-t-on accueilli, au sein de l’euro, une économie si fragile et un État si laxiste ? Cette question n’est pas seulement rétrospective car elle met en cause l’élargissement indéfini, non seulement de l’Union européenne, mais aussi de la zone euro. Pourquoi les candidats les plus douteux, par exemple Chypre, la Roumanie et la Bulgarie, sont-ils toujours admis au son des trompettes ?
La deuxième interrogation est relative à la gouvernance européenne : comment se fait-il que Bruxelles et Francfort, qui disposent de tant d’indicateurs et de la possibilité d’enquêter sur place pour vérifier les dires des gouvernants locaux, aient ignoré la réalité des choses ? Là aussi, la question vaut pour d’autres pays dont les graves difficultés ont suscité une stupeur quasi générale : l’Irlande, accablée par des banques naufragées, l’Espagne victime de sa folie immobilière. Où étaient les « gouvernants » européens quand ces deux pays bâtissaient leur développement sur du vent ?
Troisièmement, il faut faire un sort au mythe de la « monnaie forte ». Une monnaie forte, ça n’existe pas, une monnaie faible non plus. Une monnaie est sous-évaluée, surévaluée ou correctement appréciée au regard de la robustesse relative de l’appareil de production qu’elle représente. Il fallait donc se demander si tous les pays-membres pouvaient supporter la parité très élevée atteinte par l’euro sur le marché des changes à partir de 2005. Si même Airbus, nonobstant une production de haute qualité et les performances élevées de ses personnels à Toulouse, Hambourg et autres lieux, a dû réduire ses coûts pour éviter de perdre de l’argent sur des ventes facturées en dollars, il est évident que la monnaie unique était surévaluée. Si nos industries de pointe souffraient de l’euro fort, on ne voit pas comment les activités à moins forte valeur ajoutée auraient pu résister à la concurrence intégrale à laquelle elles étaient soumises − le handicap monétaire s’ajoutant au « désavantage » social. Qui s’en est soucié, à Bruxelles, à Francfort, et même à Paris ?

Nous arrivons au tournant historique du printemps 2010, où les dirigeants européens doivent statuer sur le sauvetage de l’État grec. Ils décident, de concert avec le Fonds monétaire international, placé sous la houlette de Dominique Strauss-Kahn, de créer un Fonds européen de stabilité financière chargé d’aider l’État en péril par des prêts ou des garanties de prêts. Les États encore épargnés par les marchés financiers et les agences de notation ajoutent leurs propres aides, au prorata de leur puissance économique − et de l’ampleur du risque qu’une contagion de la crise fait courir à leurs entreprises et à leurs banques.
Ce 10 mai 2010, tous les éléments de l’imbroglio financier européen de l’automne 2011 sont en place. À ce moment-là, la Grèce, l’Irlande, l’Espagne, le Portugal et même l’Italie ont entamé le chemin de croix de la récession économique. Leurs recettes stagnent ou reculent, des entreprises et des emplois disparaissent chaque jour. Or le pari que font gouvernants et institutions consiste à injecter de l’argent, non pas pour donner de l’air aux économies en difficulté, mais pour sauvegarder les intérêts des créanciers, essentiellement des banques pour l’essentiel. De surcroît, on oblige des États comme l’Allemagne, la France, les Pays-Bas, qui ne disposent pas d’excédents budgétaires, à emprunter pour prêter à la Grèce. En somme, avec le FESF, on crée au sein de la zone euro une structure d’endettement supplémentaire appuyée sur des États déjà fragilisés par la grande récession. Aujourd’hui ces choix semblent pour le moins contestables.

Les financiers de tradition ont toujours traité la question du surendettement par la réduction des montants dus. Avec les aides et garanties apportées à la Grèce d’abord, à l’Irlande ensuite, puis au Portugal, c’est une tout autre option qui est privilégiée : on protège les créanciers, banques et compagnies d’assurances lourdement engagées sur les pays en litige. Pour faire bref, c’est pour sauvegarder les banques qu’on a sauvé les États menacés de faillite. On touche là à un facteur crucial de la crise européenne, chacun des épisodes successifs ayant conduit à réaffirmer ce choix et à en aggraver les conséquences.

À partir de l’automne 2011, alors que la crise atteint son paroxysme, les choix de la Banque centrale européenne confirment et aggravent ceux des gouvernements. La BCE avait déjà racheté pour près de 200 milliards de titres de la dette de différents pays, afin d’empêcher un effondrement de leur cours sur les marchés du crédit. Dans le jargon des financiers, on parle d’une amélioration de la liquidité − le crédit instantané dont bénéficient les emprunteurs ; à l’inverse, on peut choisir de rétablir leur solvabilité, ce qui suppose d’effacer l’ardoise des mauvais débiteurs par une émission massive de monnaie nouvelle. En demandant que Francfort participe au financement du FESF, Nicolas Sarkozy s’était implicitement rallié à cette solution ; c’est aussi celle que préconise François Hollande quand il réclame un nouvel accord sur les dettes européennes.
L’ennui, c’est que cette politique de solvabilité se heurte à deux obstacles : d’une part, l’Allemagne, ses dirigeants politiques, ses chefs d’entreprises et ses citoyens, tous alignés derrière la chancelière, ne veulent pas en entendre parler ; d’autre part, le conseil de politique monétaire de la BCE refuse cette fuite en avant qui serait non seulement contraire aux traités, mais incompatible avec la notion même de banque centrale. Soyons trivial : si une banque centrale n’est pas une poubelle où l’on peut entasser les mauvaises créances engrangées par les banques commerciales (politique de liquidité), la politique monétaire ne saurait être la serpillière avec laquelle on nettoie les dégâts créés par la crise des dettes publiques.

À l’orée d’une année décisive, deux constats s’imposent. Primo, la dette publique de la zone, qui s’accroît de jour en jour, ne sera pas, loin s’en faut, remboursée dans son intégralité, ce qui signifie que la crise financière continuera à se répandre par contagion. Secundo, tant que l’euro demeure, même vacillant, les différentiels de force et de compétitivité entre les économies-membres se maintiennent ou s’aggravent. En clair, la chute de la maison euro n’est plus qu’une question de temps. Il y a urgence ! Il s’agit désormais de mobiliser les bonnes volontés et les intelligences pour affronter cette échéance.

Or, au lieu de faire son aggiornamento et de préparer les citoyens à cette issue inéluctable, la coalition de « ceux qui savent », médias en tête, entonne un air connu. Il y a vingt ans, ils juraient qu’en disant « oui » au traité de Maastricht, on ferait advenir les « lendemains qui chantent » − et, à l’inverse, qu’une victoire du « non » à Maastricht nous ramènerait au Moyen Âge. Alors ministre des Finances, aujourd’hui l’un des principaux conseillers de François Hollande, Michel Sapin jurait que la monnaie unique garantirait le plein emploi. Les uns promettaient une inflation jugulée par le pouvoir de comparaison des prix offert aux consommateurs de tous les pays, les autres des retraites gonflées par une monnaie « forte ». L’euro, c’était l’avenir radieux.

Il y a pourtant quelque chose de surprenant à les entendre, ces jours-ci, pérorer avec la même assurance, quand n’importe quelle observation empirique permet d’invalider leur analyse. Nous serions en droit de leur demander si le chômage de masse structurel, les prix inabordables de biens et de services basiques, l’incertitude qui pèse sur les retraites étaient inscrites au programme. Ils pourraient même, ne serait-ce que très fugacement, douter de leurs propres certitudes.

Nenni. Ils multiplient les mises en garde, affirmant avec gravité que la disparition de l’euro entraînerait le règne du déclin et de la pauvreté. Parmi les propagandistes les plus zélés de cette croyance, on ne s’étonnera pas de croiser des personnalités qui, au Medef ou à l’Institut Montaigne, n’ont cessé de défendre la vertu outragée des banquiers et des financiers. Comme il n’y a pas de quoi pavoiser, ils appuient sur la pédale de la peur plutôt que sur celle de l’espoir. Ils ne promettent plus le Paradis à ceux qui disent « oui », se contentant d’annoncer l’Enfer à ceux qui disent « non ». En clair, les adorateurs de l’euro sont passés en mode défensif − comme Goebbels et ses séides à la veille de la chute finale ou les organes prosoviétiques avant l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev.

L’euro n’a aucune chance de survie : c’est pour moi une certitude. Mais je ne doute pas non plus que la sortie de l’euro se fera dans le désordre, le désarroi et la fureur. Avec la crise, nous avons perdu toute chance de retraite maîtrisée. L’éclatement de l’euro se traduira par une contraction violente de la richesse mondiale, donc du crédit, donc par une dépression économique en bonne et due forme. On comprend que ce scénario fasse peur. Et cette peur est l’ultime ligne de défense derrière laquelle la monnaie unique pourrait survivre quelque temps encore. Mais à terme, les seules inconnues sont les modalités et le calendrier de sa disparition.

On l’a vu, l’ambition affichée de sauver les États en détresse, puis l’euro, dissimulait la volonté de sauver les banques. A contrario, cela signifie que si on veut sauver les États, et plus encore les économies concernées, il faut se résoudre au sacrifice des banques. Les grandes banques européennes sont criblées de mauvaises créances sur les États, les entreprises et les ménages. Cela vaut à des degrés divers pour les banques irlandaises, grecques, espagnoles, portugaises, mais aussi françaises et même allemandes, qui ont acheté sans barguigner de la dette irlandaise ou espagnole, émise par des États aujourd’hui menacés de cessation de paiement. Les 489 milliards d’euros alloués le 21 décembre 2011 pour des durées allant jusqu’à trois ans par la Banque centrale n’y changeront rien : potentiellement insolvable, le système bancaire sera incapable de fournir aux entreprises et aux États de la zone euro les moyens nouveaux de leur convalescence, puis de leur redressement. Aussi nos « grandes banques » sont-elles vouées à une disparition sans gloire sous la forme de ces structures de défaisance que les Anglo-Américains nomment « bad banks » − et dont les bilans ne servent plus qu’à comptabiliser les pertes définitives au fur et à mesure de leur révélation.

En conséquence, il faudra recréer sans délai un système de crédit à partir d’organismes nouveaux, qui pourront émettre des emprunts auprès du public mais aussi accéder aux guichets des nouvelles banques centrales pour se refinancer. Mobilisation directe de l’épargne des épargnants, création monétaire de la Banque centrale en tant que de besoin, permettront de réanimer les secteurs productifs qui aujourd’hui ne bénéficient en rien des liquidités injectées par la banque de Francfort. L’État, les collectivités territoriales et les investisseurs privés seraient ainsi les acteurs d’une opération historique de reconstruction du crédit, fondée sur un véritable partenariat entre secteurs public et privé. Cette révolution serait menée dans la transparence, alors que la complicité entre des banquiers discrédités et la BCE, qui s’est placée sous leurs ordres, s’est nouée dans l’opacité.

On me reprochera sans doute de faire l’impasse sur les mesures à prendre pour protéger les avoirs en banque en cas de la dissolution de l’euro. Il ne s’agit ni d’une omission, ni d’une dérobade : s’il faut donner une priorité absolue à la question du crédit, c’est que notre avenir économique dépend d’elle. Quant aux modalités techniques de la transition entre un système plurinational et des systèmes nationaux, les réponses figurent dans les manuels d’histoire ou les traités de théorie économique : séparation des organismes de dépôt et de crédit (les premiers fonctionnant comme les anciens CCP, les seconds comme des sociétés de crédit), marquage des billets en euros assurant leur conversion en nouvelle monnaie, émission de nouvelles espèces.

À bien des égards, la fin de l’euro fait penser à la chute de l’URSS. La cause principale du chaos économique qui en a résulté fut l’impréparation des dirigeants : convaincus depuis longtemps que l’ère du socialisme était révolue, ils ne savaient pas comment transformer un système planifié et centralisé en économie concurrentielle intégrant les initiatives de multiples acteurs. Aujourd’hui, nos dirigeants refusent d’imaginer le processus qui permettrait de sortir le moins douloureusement possible du système qu’ils ont mis en place. Or, faute d’une organisation nouvelle, on ne coupera pas à une phase de chaos. Cette cécité volontaire est sans doute le phénomène le plus inquiétant de ce début d’année.[/access]

*Photo : *Photo : Stéfan

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Janvier 2012 . N°43

Article extrait du Magazine Causeur



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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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