Jihadisme, le FN et la gauche : le journal d’Alain Finkielkraut


Jihadisme, le FN et la gauche : le journal d’Alain Finkielkraut

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Mehdi Nemmouche (8 juin 2014)

Élisabeth Lévy. Mehdi Nemmouche, un Français de 29 ans soupçonné d’être l’auteur de l’attentat du Musée juif à Bruxelles, a été arrêté au cours d’un contrôle de routine à bord du bus Amsterdam-Marseille. Il aurait été initié au salafisme en prison avant d’accomplir son jihad en Syrie. Outre l’échec de l’intégration, que révèle le profil du tueur ?

Alain Finkielkraut. Dans l’Europe qui, selon la formule d’Ulrich Beck, « a prêté serment sur la fosse commune de l’Holocauste », les juifs sont à nouveau menacés. Ils sont redevenus des cibles. Leurs lieux de rassemblement cultuels, culturels ou scolaires font, et feront longtemps encore l’objet d’une protection policière. Bienvenue dans le XXIe siècle…

Cette Europe se vantait d’avoir apporté la paix à nos nations réconciliées. Elle doit maintenant faire face à l’accablante réalité d’un jihadisme diffus. L’auteur de la tuerie de Bruxelles n’est évidemment pas le soldat d’une gigantesque armée de l’ombre. Selon toute vraisemblance, il a, comme Mohamed Merah, agi de sa propre initiative. Mais cet auto-entrepreneur du terrorisme n’est pas pour autant un loup solitaire. C’est, paradoxe postmoderne, un loup grégaire.

Il a grandi à Roubaix, c’est-à-dire moins tant en France que dans la haine de la France. Il est né trop tard pour avoir pu participer à la « marche des Beurs ». Et si le film retraçant, trente ans après, cette grande épopée antiraciste a été un four retentissant, malgré l’activisme promotionnel de Jamel Debbouze, l’acteur préféré des Français, c’est que l’antiracisme est mort : les « Beurs » rejettent aujourd’hui avec dégoût cette appellation. Ils y voient, comme l’écrit Gilles Kepel, la marque lexicale du complot sioniste pour faire fondre comme beurre leur identité arabo-islamique dans le chaudron des potes de SOS Racisme touillé par l’Union des étudiants juifs de France. Au militantisme de la marche a succédé la radicalisation par l’écran et Kepel cite le cas de ce prédicateur qui poste un « selfie » où on le voit, depuis la Syrie, kalachnikov en main, appeler les fidèles à venir soutenir leurs frères dans le jihad. Le jihad par selfie est la preuve éclatante que notre monde ne ressemble à aucun autre.[access capability= »lire_inedits »]

À ceux qui font le voyage, on apprend le maniement des armes et on les renvoie en France pour mener des actions terroristes contre les lieux communautaires juifs afin d’entretenir l’« islamophobie » et de déclencher, à terme, « des guerres de religion sur le Vieux Continent aboutissant à la constitution d’enclaves ». Notre loup grégaire n’est donc pas un impulsif, c’est un animal cohérent et calculateur. Il a un but précis et il espère bien l’atteindre, non par lui-même mais par la multiplication des attentats dont il offre le modèle. De là sa détermination, sa froideur, sa force tranquille.

Deux jours après l’arrestation de Mehdi Nemmouche, je participais à la grande journée organisée par Radio France au Théâtre du Rond-Point des Champs-Élysées sur le thème : «  À qui/ à quoi accepteriez-vous de donner votre vie ? » Après avoir dit qu’il m’était impossible de répondre à la question car le courage ne se décide pas à l’avance, j’ai fait remarquer que les juifs, qu’ils fussent lâches ou héroïques, étaient aujourd’hui exposés à la cause des autres. Et j’ai souligné ce paradoxe de l’Europe post-hitlérienne. Le psychanalyste d’origine argentine Miguel Benasayag a alors pris la parole pour regretter qu’on fasse encore, en France, deux poids-deux mesures. Au lendemain de l’assassinat d’Ilan Halimi, le chef de l’État avait déclaré : « Quand on touche à un juif, on touche à la France. » Or, a dit Benasayag, jamais un président n’a eu ces mots pour un musulman. Cette intervention a été applaudie à tout rompre par la majorité des spectateurs, soulagés, semble-t-il, de pouvoir protester ainsi contre le favoritisme victimaire dont les juifs feraient l’objet. Telle était donc, pour ce public, la leçon de Bruxelles. Là où, face au jihadisme qui se diffuse peu à peu dans nos sociétés, je croyais l’inquiétude et la révolte unanimes, j’ai eu droit à la diffusion du dieudonnisme.

 

Le FN et le débat sur l’islamophobie (15 juin 2014)

Le fascisme ne trépassera pas

Peu après la divulgation du journal vidéo où Jean-Marie Le Pen promettait une nouvelle « fournée » à Patrick Bruel, Marine Le Pen a dénoncé la « faute politique » de son père puis ordonné le retrait de son blog vidéo du site du Front national. Y voyez-vous un tournant positif ou le signe d’une éventuelle duplicité frontiste ?

Jadis et naguère encore, quand Jean-Marie Le Pen proférait une énormité antisémite, son parti faisait corps avec lui. On ne critiquait pas le chef. Le chef est devenu président d’honneur et, quand celui-ci a dit de Patrick Bruel qui, avec d’autres artistes, avait sonné le tocsin au lendemain des élections européennes : « Écoutez, la prochaine fois, on fera une fournée », il a été immédiatement désavoué par tous les dirigeants du Front national, sa propre fille comprise.

Ce fossé qui se creuse entre le vieil homme et ses héritiers m’a irrésistiblement évoqué le livre de Pascal Bruckner : Un bon fils. C’est du père dont il est surtout question dans ce récit autobiographique : un père qui, pendant la guerre, est allé en Allemagne mettre ses capacités d’ingénieur au service de la firme Siemens et qui a professé, jusqu’à la fin de sa vie, un antisémitisme obsessionnel : « Ils ont tout corrompu, tout sali, tout piétiné. Ils veulent dominer le monde », martelait-il à son fils. Mais celui-ci ne s’est jamais laissé convaincre. Et nous lisons Un bon fils comme l’oraison funèbre d’un homme et d’un monde. Jean-Marie Le Pen et René Bruckner sont les derniers spécimens d’une Europe engloutie. Leur haine ne prend plus. Et cette nouvelle, qui devrait réjouir les antifascistes, les plonge, au contraire, dans l’angoisse et le désarroi. « Le fascisme ne trépassera pas ! », est leur slogan véritable, car ils ont éperdument besoin de ce repère. Pour s’épargner la douleur d’être orphelins et de penser à nouveaux frais, ils lui font donc du bouche-à-bouche. Ils expliquent doctement que le père et la fille se répartissent les rôles : à lui la transgression, à elle la dédiabolisation. Et ils dénoncent solennellement le « Rassemblement Brun Marine ». Ces apôtres du changement ne veulent surtout pas que l’époque ait changé, que le Front national ait changé, que l’antisémitisme ait changé, et que le présent diffère de l’image que les « heures les plus sombres de notre histoire » leur ont mise dans la tête. Dans un article sur le livre de Marc Bloch L’Étrange défaite, Raymond Aron a écrit cette phrase admirable : « La vanité française consiste à se reprocher toutes les fautes, sauf la faute décisive : la paresse de penser. » Cette paresse, aujourd’hui, a pour nom mémoire.

Certains antifascistes, il est vrai, reconnaissent que le Front national a évolué, mais c’est pour préciser aussitôt que l’islamophobie a pris le relais de l’antisémitisme. Les premiers fascistes, disent-ils, ont inventé la question juive ; leurs successeurs procèdent à la construction d’une question musulmane. Edwy Plenel tient ce raisonnement dans un article publié sur le site de Mediapart entre la tuerie de Bruxelles et la révélation du noyautage des écoles publiques de Birmingham – la deuxième ville d’Angleterre – par les islamistes radicaux : séparation des filles et des garçons dans les classes, appels à la prière dans la cour de récréation, suppression de l’enseignement des humanités, des arts et des autres religions, organisation de voyages à La Mecque…

Ces faits n’ébranlent pas l’antifasciste contemporain, ils renforcent encore sa détermination car l’antifascisme est un nominalisme. Pour conjurer toute tentation raciste, la pensée post-hitlérienne a fait ce choix ontologique radical : seuls les individus existent.  Les entités abstraites ou générales n’ont, pour elle, d’autre réalité que les noms qui servent à les désigner. Autrement dit, il n’y a pas d’islam, il n’y a que l’infinie variété des musulmans. À chaque offensive islamiste, le risque de l’essentialisation se profile et Plenel le dénonce pour qu’il ne puisse être dit que ces nouveaux Dreyfus que sont les musulmans n’ont pas trouvé leur Zola. On lui saura gré de nous mettre en garde contre la férocité des amalgames. Mais on s’interrogera aussi sur la pertinence d’une analyse qui prétend que l’islamophobie a remplacé l’antisémitisme alors même que l’antisémitisme islamiste fait rage.

En croyant nous prémunir contre le retour du mal, le nominalisme antifasciste efface consciencieusement la nouvelle figure de celui-ci.

 

La gauche en France (22 juin 2014)

Manuel Valls a prononcé une quasi-oraison funèbre de la gauche devant le conseil national du PS : « La gauche peut mourir », a-t-il dit à ses chers camarades. Il s’agissait d’abord d’intimider la gauche de son parti, en lui mettant le vieux revolver sur la tempe : voter contre le gouvernement, c’est faire le jeu du Front national. Reste que cet avertissement a été entendu comme un aveu. La gauche peut-elle mourir ? Est-elle déjà morte ?  

Rien ne va plus à gauche. Le Parti socialiste est exsangue, les militants se volatilisent, le gouvernement et le Président de la République battent des records d’impopularité. Il y a des raisons conjoncturelles à cette débâcle : les socialistes ont cru que l’anti-sarkozysme pouvait tenir lieu à la fois de propagande et de programme, ils paient très cher cette facilité. Mais le vrai problème est plus profond. La gauche, parti des Lumières, s’est identifiée, depuis sa naissance, à la grande aspiration prométhéenne de la modernité : amener la société à une prospérité toujours plus grande ou, comme l’écrit encore Leo Strauss, « donner une pleine réalisation aux droit naturels de chacun à une vie confortable et à l’épanouissement de toutes ses facultés de concert avec tous les autres ». Qu’est-ce même que la modernité sinon la victoire de la gauche plébéienne et égalitaire sur la morale aristocratique et sur la morale chrétienne ? D’ailleurs, il ne vient plus à l’idée de la droite, aussi nostalgique soit-elle, de vouloir dénouer l’alliance tissée par la gauche, comme le rappelle Jacques Julliard, entre l’idée de progrès et l’idée de justice. Elle dit seulement qu’elle est mieux à même, elle, la droite, de parvenir à cette fin. La gauche et la droite sont les deux visages d’une même ambition : placer l’homme sur le trône qui était autrefois celui de Dieu. Mais aujourd’hui, l’homme fait le compte de tout ce qui disparaît à mesure que s’établit son règne : les abeilles, les éléphants, le sable, les lucioles dont Pasolini, déjà, portait le deuil, et les animaux en général, réduits − quand ils ne sont pas exterminés − à l’état de matériaux malléables et invisibles comme les vaches dans les fermes géantes de l’élevage industriel. L’homme moderne a voulu réaliser le bonheur sur Terre et il a puisé toute sa combativité dans un ressentiment fondamental envers le monde tel qu’il était donné. Mais la fragilité a changé de camp et tout devient vertigineusement possible. Le temps est venu, comme l’écrivait Hannah Arendt, d’une conversion à la gratitude « pour les quelques choses élémentaires qui nous sont véritablement et invariablement données, comme la vie elle-même, l’existence de l’homme et le monde ». La gauche n’en prend pas le chemin et les écologistes, qu’ils soient à l’intérieur ou en dehors de la majorité, ne savent parler que le langage des droits.

Être moderne et de gauche, c’était aussi concevoir l’humanité comme une totalité en mouvement.  Or, la totalité se brise, l’humanité est en proie au choc des civilisations. De ce choc, la gauche ne veut rien savoir. Arc-boutée au schéma de la domination, elle mobilise toutes les écoles de sociologie contre la découverte ethnologique des différences culturelles entre les peuples. Le désaveu populaire dont elle est l’objet est le prix qu’elle paie pour sa docte ignorance. Mais ce n’est pas tout : au moment où le paradigme moderne subit le dur démenti du réel, la gauche s’identifie à ce qu’il a de plus inquiétant : la constitution progressive d’un sujet souverain, désoriginé, déterritorialisé, séparé de toute détermination, hors-histoire, hors-sexe et hors-sol, pur touriste, consommateur absolu, un être qui est ce qu’il veut être dans un monde perçu comme un catalogue d’options disponibles.

Il y a quelques années, Martine Aubry réunissait cinquante militants et chercheurs de gauche pour rédiger avec eux un livre intitulé : Changer de civilisation. Or, le programme qu’exigent les circonstances est : restons une civilisation. Pour que la gauche revive, il faudrait, de toute urgence, qu’elle cesse de penser à contretemps.[/access]

*Photo : Benoit P/AP/SIPA. AP21581107_000006. 

Eté 2014 #15

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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