Israël : faut pas jouer avec les amulettes!


Israël : faut pas jouer avec les amulettes!

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Nous publions cet article extrait de Causeur n°23 au lendemain de la formation du nouveau gouvernement israélien.

Les « Juifs » ont gagné contre les « Israéliens » : les résultats des élections législatives qui se sont déroulées le 17 mars en Israël sont sans appel. Les derniers sondages publiés quelques jours avant le scrutin – ainsi que ceux commandés jusqu’à la dernière minute par les différents QG des partis – annonçaient pourtant une victoire nette de la coalition de centre-gauche. « Bye bye Bibi ! », proclamait triomphalement – et imprudemment – Libération le matin du vote. Sauf que, dans le secret de l’isoloir, les citoyens ont retrouvé le clivage qui traverse en profondeur la société israélienne : ce n’est pas celui qui oppose partisans et adversaires du processus de paix, même s’il le recoupe en grande partie, mais celui qui sépare les hilonim (ou laïcards) des religieux toutes tendances confondues – du simple mangeur casher à l’ultra-orthodoxe habillé en bourgeois polonais du XVIIIe siècle. Et, pour reprendre une formule employée par Le Monde, ils ont à nouveau sacré « Bibi, roi d’Israël ».

Certains commentateurs proposent une lecture socio-économique du vote – les 30 % les plus riches ayant plébiscité l’alliance Livni-Herzog, tandis que les moins favorisés optaient pour le Likoud et les partis religieux. D’autres avancent une interprétation ethnique ou « tribale » : ashkénazes contre séfarades. Et ces deux déterminants – socio-économique et ethnique – ont certainement joué un rôle. Reste que, comme l’a noté en substance Alain Finkielkraut, Israël ne peut sans doute pas se payer le luxe de voter sur le chômage. En réalité, c’est une question à la fois simple et incroyablement complexe qui structure le paysage politique de l’État hébreu : Qu’est-ce qu’être Juif ? – et son corollaire : Qu’est-ce qu’un État juif ? Cette interrogation existentielle, qui met en jeu le rapport, non pas tant à la religion qu’à la tradition, fait passer au second plan les différences d’origines, de revenus et de diplômes.

Pour comprendre le nœud de l’affaire, il faut revenir aux origines du sionisme et à son caractère révolutionnaire. En effet, en dépit de son objectif, la création d’un État juif, le sionisme a renoncé à toute référence transcendantale pour miser sur la politique et sur l’homme nouveau dont elle devait accoucher. Issues de l’immigration ashkénaze d’avant 1948, composées de diplômés appartenant aux classes moyennes et supérieures, les élites israéliennes sont les héritières de cette conception « moderne » du « nom juif » comme disait l’autre : dans cette vision, le peuple juif s’est constitué en nation, et le judaïsme en culture nationale. Disciples des Lumières, les sionistes première mouture voient la religion comme une superstition et les croyants comme des obscurantistes qu’on ne peut que mépriser. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que le dialogue entre « Juifs » et « Israéliens » soit de plus en plus difficile.

Une dizaine de jours avant les élections, le dimanche 8 mars, un grand rassemblement réunissait quelques dizaines de milliers de sympathisants de gauche place Yitzhak-Rabin, à Tel-Aviv. L’invité de marque était Meir Dagan, ancien chef du Mossad venu dire tout le mal qu’il pensait de Benyamin Netanyahou et de sa politique depuis 2009. Son discours très émouvant – il en a eu les larmes aux yeux – a été largement relayé par les médias. Mais c’est un autre orateur qui a mis le feu aux poudres, Yair Garbuz, artiste peintre, professeur d’art, écrivain et humoriste, qui pourrait être une sorte de Jean-Michel Ribes israélien – quoique plus subtil. Tout le monde a immédiatement compris que son discours – qu’aurait pu prononcer n’importe quel républicain du Second Empire ou de la Troisième République – serait sans doute un tournant de la campagne. Pas un mot sur l’économique ou le social, mais des tombereaux d’injures déversées à flots sur les antidémocrates, les corrompus et les superstitieux : « On nous a dit – et nous voulions le croire, que le minable qui a assassiné le Premier ministre (Yitzhak Rabin) était issu d’une poignée d’illuminés. […] On a eu l’outrance de nous dire que les voleurs et les bénéficiaires de pots-de-vin étaient une poignée ; les corrompus […], une poignée. Les destructeurs de la démocratie – une poignée. Ceux qui pensent que la démocratie est la dictature de la majorité – une poignée. Ceux qui touchent les amulettes, les adorateurs des idoles et ceux qui se prosternent devant les tombes des saints – une poignée. S’il s’agit d’une poignée, comment se fait-il que cette poignée nous gouverne ? Comment la poignée est-elle devenue majoritaire ? »

Si la dénonciation de l’esprit antidémocratique, de la corruption et de la violence politique n’ont pas dérangé grand-monde, la petite phrase sur les amulettes, les idolâtres et les tombeaux des saints a déclenché un scandale politico-médiatique. Mais surtout, elle a dû résonner dans les oreilles de centaines de milliers d’électeurs jusque dans l’isoloir. Tout le monde a compris de qui il était question. Les Israéliens que Garbuz a accablés de son mépris sont ceux qui embrassent la mezouzah (parchemin où sont inscrits des versets bibliques que les religieux fixent au chambranle de la porte de leur logement), qui se rendent en pèlerinage sur les tombes des saints pour implorer leur intervention auprès du Tout-Puissant – pèlerinage dont ils reviennent souvent avec un fil rouge autour du poignet. La plupart sont d’origine séfarade, issus de l’immigration de pays musulmans, comme les marocains et les yéménites. À gauche, c’est la consternation, tandis que Netanyahou voit un rayon de soleil trouer un ciel assombri par les sondages.

Au-delà de la droite et de la gauche, ce psychodrame est emblématique de la fracture qui divise la société depuis des décennies. Si le sionisme est bien un courant révolutionnaire, alors il faut constater que, depuis la victoire de Menahem Begin en 1977, la contre-révolution est en marche. De même que la Révolution française, handicapée par son anticléricalisme et son athéisme, avait buté sur Dieu et l’Église, les pères fondateurs d’Israël ont sous-estimé le fait religieux, considéré comme un vestige du passé nécessairement voué à disparaître. Begin n’a pas commis la même erreur. Face à la gauche hégémonique et à son « homme nouveau » israélien, il était d’abord « Juif » plus qu’il n’était de droite. Résultat : l’alliance culturelle forgée dans les années 1970 entre la droite israélienne et les « Juifs » est aujourd’hui hégémonique. Pour ceux qui pensent que la survie d’Israël passe par la paix et que la paix, aujourd’hui, passe par la gauche, ce n’est pas une bonne nouvelle.

Il semble cependant que Yitzhak Herzog, chef de la gauche israélienne, ait compris l’importance de cette question identitaire. Ainsi, pendant la campagne, a-t-il mis en avant le fait que son grand-père, Yitzhak Levy Herzog, a été le premier Grand Rabbin d’Israël – détail biographique très inhabituel pour un leader travailliste. Plus encore, dans le discours qu’il a prononcé après l’annonce des résultats, il a raconté sa visite au Mur des lamentations l’avant-veille et même cité les versets bibliques qu’il avait griffonnés sur le petit papier qu’il avait glissé entre les pierres de ce lieu saint – un acte hautement superstitieux selon les critères de Yair Garbuz. S’agit-il seulement d’une stratégie fondée sur l’idée que Jérusalem vaut bien une messe, en l’occurrence un petit baiser à une mezouzah ? Peut-être a-t-il plutôt compris que la gauche n’arrivera jamais au pouvoir si elle ne propose pas à la société israélienne une synthèse acceptable entre judéité et « israélitude », autrement dit si elle ne rompt pas avec le caractère foncièrement révolutionnaire et antireligieux du sionisme, pour concéder une petite place sinon à la foi, du moins à la tradition.

*Photo : JIM HOLLANDER/POOL ISR/SIPA. 00712813_000010.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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