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La guerre en Ukraine démontre les limites de l’interdépendance alimentaire

L'analyse d'Eugène Berg, ancien ambassadeur de France. Auteur de "Ukraine. Février 2023" (Hémisphères éditions)


La guerre en Ukraine démontre les limites de l’interdépendance alimentaire
Le diplomate russe Sergei Vershinin quittant une réunion de pourparlers sur le blé ukrainien, sous l'égide de l'ONU, à Genève, 13 mars 2023 © Salvatore Di Nolfi/AP/SIPA

Dès 2021, sous la conjonction des conséquences de la crise sanitaire et l’inflation des coûts de l’énergie, la situation alimentaire mondiale paraissait préoccupante. L’invasion russe de l’Ukraine, principal pays agricole européen et communément considéré comme le «grenier à blé» de l’Europe, a aggravé ce phénomène. Ce contexte crisogène appelle à ajouter aux mesures de court-terme une vision prospective de long-terme pour éviter la catastrophe, alors que s’adjoint l’enjeu climatique à une situation déjà dégradée. Avec pour seul prisme: produire mieux, plus et en diversifiant les zones de production. 


Un catalyseur de famine dans un environnement international déjà dégradé 

Un bref regard aux statistiques suffit à donner un aperçu précis du rôle hautement stratégique de l’Ukraine dans l’environnement alimentaire international: 30 millions d’hectares cultivés dans de la grande culture constitutive de l’alimentation de base d’une grande partie des populations, notamment africaines et du Proche-Orient, ainsi du blé, du maïs, du colza, de l’orge ou encore du seigle. Pour le blé, le pays en produisait d’ailleurs 106 Mt au total en 2021 — deux fois plus qu’en 2010 — et en exportait 80 Mt, soit 5 % des exportations mondiales. L’Ukraine est ainsi le quatrième producteur mondial de blé, le cinquième producteur de maïs, le premier producteur de tournesol et assure 15 à 20% des exportations internationales d’orge et de colza. Le montant de ses exportations a été multiplié par 12 en 20 ans grâce à un processus volontariste de modernisation du secteur primaire, mené au plus haut niveau de l’État. Côté russe, la guerre a entre autres fortement resserré les exportations d’engrais azotés, dont les coûts ont été multipliés par trois environ, la Russie représentant 15% du marché mondial. 

Le cours du blé est passé de 263 euros le 16 février 2022 à 438 euros à la mi-mai 2022. Certes redescendue depuis à son niveau d’avant-guerre et oscillant entre 280 et 285 euros en janvier 2023, cette hausse brutale du coût des denrées de première nécessité a conduit de nombreux pays, comme l’Égypte, le Liban ou la Somalie, à réduire leurs achats et à puiser dans leurs stocks déjà limités. Les crises alimentaires sont ainsi des révélateurs des mécanismes de domination qui régissent l’ordre international: les pays les plus pauvres, qui disposent de réserves ordinairement basses et de faibles marges de manœuvre budgétaires dans leur politique de soutien aux populations, n’ont pas les moyens de s’aligner sur les prix fixés par les plus riches sur les marchés. 

Craintes persistantes à moyen et long-terme

Le cas soudanais est particulièrement révélateur des conséquences, en bout de chaîne, d’une multiplicité de causes aux effets délétères: fin juin 2022, le prix moyen du panier alimentaire a bondi de 700%, par rapport à la moyenne des cinq dernières années précédentes. L’inquiétude face à la situation alimentaire internationale est d’ailleurs également partagée, autant par les organisations supranationales que les grands acteurs du secteur: « Nous sommes au bord d’une crise alimentaire mondiale », affirme ainsi Erik Frywald, grand patron du géant Syngenta, qui s’est positionné à hauteur de 400 millions d’euros d’investissement dans les nouvelles technologies agricoles dans le pays.  

En effet, à moyen-terme, les exercices de prospective interdisent toute vision trop optimiste. Le conflit a ainsi fortement resserré la production ukrainienne, dans une proportion estimée à 40%. Le pays n’a ainsi récolté que 65 millions de tonnes de céréales en 2022, contre près de 100 habituellement. Pour un panel de raisons évidentes, dont l’engagement d’agriculteurs au front, la dégradation des terres par les combats, l’occupation russe d’une partie du territoire ou encore les interruptions d’approvisionnement depuis la centrale de Zaporijjia, qui fournit 20% de l’électricité de l’Ukraine.  

La Black Sea Grain Initiative (BSGI) demeure aussi salutaire que fragile

La guerre a fait grimper le nombre de personnes en situation de faim chronique de 10,7 millions, portant le total à 820 millions d’individus. 20 millions de personnes se sont aussi ajoutées aux individus en situation d’insécurité alimentaire, portant le total à 3,1 milliards d’individus. Les difficultés qu’a eu le Programme alimentaire mondial, qui offre une assistance opérationnelle à 150 millions d’individus, pour se fournir sur les marchés internationaux, démontrent qu’aucun acteur international n’est épargné par les tensions. 

Dans ce contexte, l’accord céréalier entre la Russie et l’Ukraine, signé le 22 juillet 2022, est rapidement apparu comme un texte aussi salutaire que fragile. S’il permet la mise en place de corridors d’exportation protégés depuis Odessa et deux autres ports de la mer Noire — il a tout de même permis l’exportation de 21 millions de tonnes de céréales en sept mois —, il reste conditionné à la bonne volonté de la Russie, qui pourrait en faire un levier de pression politique destiné à accomplir certains objectifs militaires stratégiques dans le cadre d’une géopolitique de la faim aux conséquences potentiellement dévastatrices. 

Produire mieux, produire plus 

Dans cet environnement international dégradé, une batterie de mesures de court-terme a été rapidement déployée: soutien aux agriculteurs ukrainiens, dont les exportations entrent sans droit de douane dans les pays de l’Union européenne, pression politique pour maintenir la BSGI, déploiement d’un soutien financier sous l’égide de la FAO…. Nécessaires, ces mesures ne peuvent représenter qu’un palliatif insuffisant au regard des enjeux. N’oublions pas qu’à la guerre en Ukraine s’adjoignent une hausse toujours constante de la population mondiale, la dégradation d’une partie des terres et le besoin d’adapter l’agriculture aux impératifs climatiques. Dans la perspective d’une planète peuplée de 8,6 milliards d’humains en 2030, la productivité agricole devra augmenter de 28% au cours de l’actuelle décennie, selon les conclusions d’une étude de la FAO et de l’OCDE. Le double impératif du « produire mieux » et « produire plus » s’impose donc comme une évidence. 

Produire mieux repose sur la préservation des sols et l’utilisation de leur capacité de stockage du carbone, afin d’adapter l’agriculture aux enjeux climatiques. Le déploiement à grande échelle de certaines stratégies agronomiques, comme l’agriculture régénératrice, peut représenter un atout certain. Cette approche a l’avantage de bénéficier du soutien des géants de l’agroalimentaire qui de Bonduelle à Nestlé, en passant par Syngenta, se sont positionnés sur ce segment de marché, permettant ainsi de capitaliser sur la force de frappe financière du secteur privé pour en soutenir le développement. D’autres concepts, comme l’agriculture intégrée ou l’agriculture raisonnable méritent de l’attention de la part de la communauté agricole. Gardons-nous, en effet, d’utiliser la guerre en Ukraine comme un outil rhétorique de défense acharnée du modèle industriel intensif, dont les limites sont aujourd’hui connues. Dans le même temps, la restauration d’un milliard d’hectares de terres, tel que préconisé par l’ONU ou encore le développement de l’agroforesterie pourrait permettre d’améliorer la sécurité alimentaire de 1,3 milliard de personnes, comme la restauration des zones humides peut devenir le vecteur d’une amélioration de la qualité de l’eau et de la stabilisation des écosystèmes. 

Produire plus doit se penser dans une stratégie agronomique fondée sur un recours accru aux techniques modernes dans une approche fondamentalement fondée sur la science, appelant à sortir des carcans idéologiques sur un panel de sujets, notamment les pesticides. Les États doivent aussi entamer, autant que possible, des stratégies de diversification agricole afin de sortir de la situation de dépendance à une poignée de grands producteurs internationaux. La Côte d’Ivoire a par exemple annoncé se positionner sur la production de blé et la production domestique d’intrants, comme les engrais, urées ou NPK pour faire face aux difficultés d’approvisionnement auprès de ses fournisseurs ukrainiens. 

C’est à la communauté agricole et scientifique de se saisir de ces enjeux pour promouvoir les meilleures alternatives au modèle traditionnel, dont les limites sont aujourd’hui largement connues: situation d’interdépendance délétère en cas de crise majeure touchant l’une des zones de production, dégradation des sols et inadéquation des pratiques agricoles aux enjeux climatiques demeurent les problématiques principales auxquelles des réponses fermes et volontaristes doivent être déployées.

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Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.

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