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Sauve qui peut (l’artiste)


Sauve qui peut (l’artiste)
Jean-Luc Godard pendant mai 68 © LE CAMPION/SIPA

Très sympathique ce qui se passe en ce moment sur la toile autour de la mort de Jean-Luc Godard. Les pour, les contre. Les « c’est un génie », les « c’est un imposteur ». Les « c’est un sale gauchiste », les « non, c’est un fasciste ». 


« Œuvre imbitable » VS « œuvre mallarméenne »… 
« Cinéma d’happy few » contre « peut-être mais avec notre argent ». 

Ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance d’avoir une (mini, certes, mais quand même !) bataille d’Hernani.

Eh oui ! Godard clive, c’est son métier. Et on va cliver avec lui, on va être déplaisant avec lui, seule façon de lui rendre hommage – un peu comme ce que Michel Hazanavicius avait fait dans son admirable Redoutable.

Donc, les fameuses trois périodes. L’anarchiste (la meilleure), la maoïste (la pire), la « protestante » (qui commence avec Sauve qui peut (la vie) et où l’on trouve le meilleur et le pire). « Protestante » au sens où l’entend un catholique, c’est-à-dire peine-à-jouir, sermonneur, iconoclaste, et dans son cas, obtus à force d’être obscur, puritain de son propre art, se tirant une balle dans sa caméra pourtant si poétique. Ce qu’il admet volontiers :

« Le film, dit-il dans un bonus du DVD de Passion, ça consiste à refermer la porte. Il était prévu d’aller à la fenêtre et voir le paysage et tout ce qu’on a pu faire, c’est de refermer la porte qui avait fait se refermer la fenêtre, et on ne voit plus. Non seulement on n’a pas pu voir le paysage, mais on lui a tourné le dos. »

Un cinéma castrateur

Toutes son esthétique et son éthique sont là. Une façon de se contrarier soi-même (et le spectateur héroïque avec), de suspecter son art au moment où il le fait, de montrer en quoi il est un simulacre, donc un mensonge auquel nous cédons tous, de dire « non » alors qu’on attendait « oui », de couper la musique, le son, le sens à l’instant où on commençait à frissonner – parce que le sens, surtout linéaire, c’est facile, spectaculaire, stérile, capitaliste, bourgeois. Pour l’auteur de Film socialisme, respecter le spectateur, c’est le castrer en pleine érection. Pas étonnant que cela se soit mal passé avec Catherine Ringer dans Soigne ta droite, un film consacré, entre autres, aux Rita Mitsouko, et dans lequel il lance la superbe chanson Les Histoires d’A. pour la couper aussitôt. Ça ne devrait pas trop lui plaire, à la Ringer, d’être « déconstruite » par un puritain nasillard. En même temps, comme dirait l’autre, c’est un des plus grands cinéastes de la femme, souvent fatale, qui soit : Seberg, Bardot, Karina, Méril, Wiazemsky, Vlady, Baye, Birkin, Huppert, Schygulla, Fonda, Darc, Pauline Lafont, Myriem Roussel, Domiziana Giordano – et la plus terrible de toutes, Maruschka Detmers, qui, dans Prénom Carmen, couche avec son amant devant son compagnon, obligeant celui-ci à se masturber dans sa douche. « Il faut fermer les yeux au lieu de les ouvrir », dit l’oncle Jean interprété par Godard dans ce dernier film, réplique qu’on est en droit de retourner contre lui.

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Car fermer les yeux devant les horreurs de l’Histoire, ce fut son attitude toute sa vie. L’Eyes wide shut du laogai et du terrorisme, c’est lui – et puisqu’il n’aime pas Kubrick, on va lui en faire bouffer du Kubrick, au Jean-Luc. Aucune raison de l’épargner. « Il nous veut du mal », disait de lui François Bégaudeau dans Notre joie. Ça tombe bien, nous aussi. 

Parce qu’à force d’autocritique, de montage punitif et de brouillage volontaire, il finit par foirer son art, par passer du beau au moche, de l’inspiré à l’irrespirable, de la parole au discours creux, niais, toxique, assurément antisémite (son abominable mixage Golda Meir / Hitler, dans Ici et ailleurs, 1971), faisant de son montage anti-propagande une nouvelle forme de propagande (mais acceptée par la doxa de l’époque car « intello », « insurrectionnelle », « propalestinienne »). Il est vrai que la centaine de millions de morts causée par le communisme n’a jamais empêché cette génération de dormir. 

Je comprends Gérard Darmon

Le pire est qu’il n’a jamais convaincu – même dans son camp. Pour les situationnistes, il reste « le plus con des Suisses prochinois ». Pour les étudiants de 68, un parasite. Et lorsque Gérard Darmon déclare aujourd’hui qu’il ne peut pas « admirer quelqu’un qui hait à ce point les Juifs », on peut le comprendre. Intellectuellement nul, politiquement dégueulasse, socialement sale (dans son conflit avec Truffaut sur la culture, on est à fond pour Truffaut et contre lui), humainement douteux (« merde sur son socle », écrit encore Truffaut à son sujet dans une lettre fameuse lui étant directement adressée), il a tout du faux enfant sauvage, du fumiste qui se croit incendiaire (sauf le très médiocre Je vous salue Marie, aucun de ses films n’a réellement fait scandale), du fils à papa qui joue à Rimbaud – en plus d’être un illettré notoire (des livres qui défilent dans ses films, il n’a lu que les titres et les citations les plus connues). C’est un idéologue incompétent dont même les gauchistes les plus radicaux n’ont pas voulu (La Chinoise rejetée par les maoïstes) tant il ne comprend rien à rien et que son gauchisme est comme une opération transsexuelle qui aurait mal tourné. Comme gauchiste, il ne sera jamais crédible et ce sera son drame (alors que comme fasciste, et comme disait Michel Marmin [1], il aurait fait des merveilles). Un drame qui, pour ma chère Aurora Cornu [2], date de son accident de moto. « C’est aplrrès ça qu’il est devenu clrrétin », me disait-elle. 

Il est clair que sur le plan de la pensée, de l’histoire et de la vision, Godard n’arrivera jamais à la cheville d’un Pasolini, d’un Fassbinder, d’un Tarkovski – et pour enfoncer le clou qu’il mérite amplement, d’un Kubrick. Mais paradoxalement, c’est cette imbécillité métaphysique et morale qui fait la singularité et la grandeur (inattendue) de son cinéma. Car cet oculaire, si inepte dans les idées, sait filmer les choses comme personne – Le Parti pris des choses, au cinéma, c’est lui. Ce confusionniste complexé a un sens de la présence qui fait de lui un cinéaste de l’épiphanie. Ce crétin des Alpes Suisses se retrouve dès qu’il y a du ciel, du visage, du geste, de la musique, du mot, à filmer. Et l’on ne parle pas là simplement du Mépris et de Pierrot le fou, chefs-d’oeuvres objectifs, mais bien de Passion, Nouvelle vague, Hélas pour moi, Notre Musique, Adieu au langage et tant d’autres films dits irregardables. Il suffit qu’il oublie un instant son gloubiboulga socio-tarte pour être repris par des moments d’inspiration, de possession, d’assomption qui font de lui l’égal en effet d’un De Kooning ou d’un Rothko, d’un Webern ou d’un Ornette Coleman. En ce sens, il est vraiment un cinéaste de la fascination (comme Sternberg ou Lynch) même s’il semble horrifié par sa propre fascination. Comme s’il avait peur de la beauté, du sens, de l’incarnation alors qu’il est fait pour ça. 

A lire ensuite, Jean Chauvet: Tant qu’il y aura des films

Prenez un film comme Je vous salue Marie, immaculé ratage où, pendant une heure quarante, il nous et s’emmerde avec un concept auquel il ne pige que dalle – mais qui lui donne à filmer quand même, un instant, une main d’homme tendu vers un ventre de femme, plan sublimissime, ultra-signifiant, marialement inoubliable et qui semble lui-même le dépasser. Et tout Godard est dans cet auto-dépassement impromptu, cet éclair d’aveugle, comme s’il avait été « appelé » malgré lui à produire des icones. La fameuse phrase de Cavana à propos de « Beethoven qui était tellement sourd que toute sa vie il a cru qu’il faisait de la peinture » fonctionne encore mieux avec lui – d’ailleurs amateur obsessionnel des quatuors et symphonies de Ludwig van (comme l’Alex d’Orange mécanique, tiens !), maintes fois utilisés dans ses films. Les voix de l’art sont impénétrables. 

Le fameux plan michel-angelien de « Je vous salue Marie »

Alors oui, Godard for ever. Idiot mystique. Bouffon du roi Lear (du cinéma) dont on oubliera les saloperies politiques pour se rappeler les sons, les couleurs, et par-dessus-tout, les fondus sublimes, sa spécialité diégétique où il fait des images avec des images (Histoire(s) du cinéma), des couleurs avec des couleurs (Éloge de l’amour), des images avec des mots, des livres d’images et tout cela dans du cadre dans le cadre, « du cadre cadré et non encadré », et pour paraphraser Caroline Champetier, sa cheffe-opératrice – telle cette scène d’À bout de souffle, véritable haïku du couple amoureux, lorsque Belmondo scande le prénom de sa copine : « Pa / tri / cia » et que celle-ci ouvre les rideaux de sa chambre en lui répondant sur le même ton : « qu’est-ce / qu’il / y a ? ». 

Godard, notre musique.


[1] « Alors que d’autres cinéastes issus des Cahiers du cinéma avaient une vraie culture de droite, même le balzacien Jacques Rivette, Jean-Luc Godard, lui, avait un instinct, un goût, un style et un tempérament d’extrême droite et, pour tout dire, fasciste, le “fascisme” de Godard étant fondé, comme tout fascisme ontologique, sur un “existentialisme”, ce que n’a peut-être pas voulu voir Parvulesco (et que n’aurait probablement pas voulu reconnaître Sartre). On ne s’étonnera donc pas que, en fasciste conséquent, Godard se soit rallié au maoïsme et non au PCF en 1968, comme Sartre lui-même du reste… Sans doute Godard est-il revenu depuis longtemps de son maoïsme : il n’en est pas moins demeuré intrinsèquement fasciste. » Michel Marmin, entretien, Contrelittérature n°1, 2019

[2] Mon livre à paraître aux éditions Unicité le mois prochain.



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Pierre Cormary est blogueur (Soleil et croix), éditorialiste et auteur d'un premier livre, Aurora Cornu (éditions Unicité 2022).

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