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Deux ou trois choses que je sais de lui

Jean-Luc Godard (1930-2022)


Deux ou trois choses que je sais de lui
Jean-Luc Godard photographié lors de l'émission "Bouillon de culture", 1993 © GINIES/SIPA

Disparition du pape de la Nouvelle Vague à l’âge de 91 ans


« La révolution, c’est d’abord une rupture avec l’ordre établi. Celui-qui n’accepte pas cette rupture avec l’ordre établi, avec la société capitaliste, celui-là ne peut pas être adhérent au Parti de Jean-Luc Godard. Je n’ai pas résisté à cette juxtaposition proverbiale, perverse et éclairante, coller les mots de François Mitterrand au Congrès d’Epinay de 1971 avec la disparition du réalisateur helvète. Parce que tout est confondu dans mon esprit, la quincaillerie politique d’un cinéma dit de combat, l’emphase d’une époque où chacun haranguait les foules, où les mots prenaient le pouvoir sur les assemblées et les digues sémantiques cédaient de toute part. On émancipait le peuple opprimé par des discours martiaux et des films déclamatoires. La politique s’insinuait partout, elle faisait son lit aussi bien sur la pellicule de la Nouvelle Vague que dans les tracts électoraux. L’Homme nouveau, débarrassé de ses chaînes productives et de ses carcans moraux, n’est pas advenu. La « grande » politique s’est muée en petit négoce dérisoire d’idées fanées et le cinéma, en une kermesse commerciale à vocation publicitaire et obscène. Mitterrand et Godard ont donc échoué dans leur mission réformatrice. Mais, ils avaient, reconnaissons-le, un certain standing, aussi bien dans la parole incantatoire que dans l’allure souveraine. Un phrasé et une force de conviction, une érudition et un sens du contrepied, une démagogie lumineuse et des secrets bien gardés. Jean-Luc, si souvent imité, rarement égalé, était le pape d’un mouvement né dans les arrière-salles des lycées parisiens et des bistrots à moleskine rouge. Une cinéphilie exigeante, turbulente, volontiers accusatrice et déconstructive se propageait alors aux abords du Luxembourg. Le Luco fut l’acmé des divagations artistiques d’une jeunesse tempétueuse qui voulait souffler le cinéma de papa et réenchanter l’existence par des cabrioles à l’air libre. Ambitieux programme pour ces impressionnistes du 7ème art qui se fracassa sur le réel, le goût douteux du grand public et l’industrie cinématographique ogresque. Après eux, la narration ne devait plus jamais emprunter les voies de la linéarité béate. On réinventait les codes, les poses, les identités, le fil scénaristique, la musique accompagnatrice ou les rapports de classe. On dynamitait les ordres établis et on se payait la génération précédente, forcément corrompue et exsangue de tout jus créateur. Dans ce chamboule-tout, le réalisateur singeait Dieu. On peut rire de tous ces excès germanopratins qui paraissent aujourd’hui formolés dans les Sixties. Car, que reste-t-il vraiment de tout ça, dans un monde Netflixé, des salles en souffrance économique et des acteurs pleurnichards qui se demandent pourquoi le bon peuple de France ne se rend plus au cinéma en famille sans hypothéquer son pavillon de banlieue. Faire le plein de sa berline ou fréquenter les salles obscures, il faut choisir. Douce ironie quand on sait combien Jean-Luc et tous ses amis cinéastes aimaient les cabriolets italiens ravageurs et les décapotables anglaises tempétueuses. Ils carburaient à l’essence plombée. Évidemment, on peut se gausser des postures symboliques de ce vieux monde-là. Ce serait trop facile. Le Godard des années 1960, d’À bout de souffle, du Mépris ou de Pierrot me plaît jusqu’à en pleurer. Après, Jean-Luc m’a semé, il courait trop vite pour ma pensée fatiguée. J’ai aimé sa folie, ses tocades, son message glaiseux, sa mystique désenchantée, son côté obsessionnel et cette France de carte postale qui s’effrite. Ses films retiennent le parfum de l’insouciance propre à l’enfance, la terreur de grandir masquée sous une épaisse couche de crânerie absolue. Même s’il y avait des ratés, il tentait une écriture nouvelle et imposait un style à contre-courant. Jean-Luc fut le plus excessif, le plus intransigeant, peut-être aussi, nous ne nous en sommes pas aperçus, le plus rigolard. Il fit bien jouer Johnny et Lemmy Caution. Ces films qui semblent si artisanaux et dépourvus de finition esthétique regorgent de merveilles fragiles et éphémères qui se décapsulent comme les amours adolescentes. Chez Godard, les filles portent des twin-sets sur des robes écossaises, elles sont effrontées et désirables ; les jeunes hommes enfilent des imperméables et se prennent pour des gangsters ; Chantal Goya a un carré tentateur et un minois frivole ; Anna Karina une large bouche et des yeux humides qui semblent perpétuellement nous implorer ; Brigitte enflamme le décor par une morgue délicieuse et Jean-Paul nous dit d’aller nous faire foutre au volant d’une américaine volée. C’était quand même chouette, non ?



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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