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Gaïa à Port-au-Prince


Gaïa à Port-au-Prince
Port-au-Prince, Flickr/Zoriah
Port-au-Prince, Flickr/Zoriah
Port-au-Prince, Flickr/Zoriah

On assiste ces jours-ci à une évolution étrange du discours ambiant à propos de la catastrophe haïtienne. Au lendemain du désastre, nous avons tous entonné le même refrain : « les dieux », ces éternels coupables, s’acharnaient gratuitement sur le peuple haïtien. À l’égard d’Haïti, notre commisération et notre secours devaient être sans borne, puisque la malignité des forces occultes qui régissent l’action de la nature ici-bas l’était aussi. Il fallait se montrer aussi déterminé dans le Bien que les dieux anonymes l’étaient dans le Mal. C’était au fond une gigantomachie dans la plus pure tradition mythologique qui se jouait là, avec, du bon côté du ring, notre énorme puissance compassionnelle et technologique, et, de l’autre, celle accumulée souterrainement par la nature pendant des années pour libérer soudainement au grand jour une puissance aveuglement destructrice. Tout était prêt pour une belle histoire qui finit bien, avec plein d’émouvantes péripéties, toujours les mêmes, qui mettent en scène d’infatigables fouilleurs de décombres et des petits enfants sauvés grâce aux effets mirifiques de notre vertu en actes. Puisqu’il était impossible de donner un sens au martyr du peuple haïtien – contrairement à ce qui s’est produit au moment du tsunami, et c’est heureux, personne ne s’est d’emblée et à ma connaissance aventuré à suggérer que l’action des dieux aurait pu avoir une justification quelconque – nous devions nous contenter de le soulager, en lui portant secours. Point.

Mais c’était sans compter avec l’infatigable imagination des temps modernes. Donner un sens à l’insensé est une tentation éternelle de l’esprit humain. Il faut pourtant constater qu’elle prend aujourd’hui des formes inédites.

Du passé haïtien, le séisme a fait table rase. Mais le passé d’Haïti était tellement sombre que beaucoup sont tentés de trouver des vertus morales à l’action de mère nature. L’on sentait les dirigeants du monde réunis à Montréal lundi dernier pour une première préparation à « l’accouchement du nouvel Haïti », selon l’étonnante expression du premier ministre haïtien, prêts à rendre grâce, lors de cette réunion, à mère Gaïa pour les vertus insoupçonnées des effets de son acte terrible. On se souvient du ridicule achevé des deux roitelets voltairiens qui, au grand effroi de Candide, faisaient donner des Te Deum par-dessus les charniers qu’ils venaient allègrement d’édifier. Aujourd’hui on en est presque à se féliciter de ce qui vient d’arriver à Haïti pour l’occasion que cela donne à la « communauté internationale », unie comme une seule femme grosse des promesses d’un monde nouveau, de racheter un passé plus calamiteux encore que la calamité du jour.
Nos nouveaux dieux, moins obscurs que les anciens, sauront rendre intelligibles leurs interventions dans le cours des affaires humaines. Gaïa nous a débarrassé du vieil Haïti, dont plus personne, Haïtiens et Occidentaux de conserve, ne voulait. Ce vieil Haïti était la preuve de leur incurie, et celle de notre iniquité. Un témoin gênant de nos faiblesses et exactions passées.

À suivre un adage stupide de notre belle langue, il parait « qu’à quelque chose malheur est bon ». Oui, mais à quoi ? A notre propre bonté bien sûr. C’est notre propre bonté qui trouvera à se déverser librement grâce à cette catastrophe. Depuis trop longtemps contrainte par un passé néocolonialiste plein de bruit et de fureur, notre bonté, aussi grosse soit-elle, trouvera ici l’occasion de se refaire une virginité grâce aux vertus de cette terrible catastrophe. La déclaration finale de cette première préparation à l’accouchement du nouvel Haïti stipule ceci : « Ensemble, nous sommes entièrement déterminés à construire un pays nouveau qui répondra aux aspirations légitimes que le peuple haïtien nourrit depuis longtemps ». Et d’énumérer six principes tous plus vertueux les uns que les autres : Appropriation : « Les Haïtiens seront maîtres de leur avenir. » Coordination : « Nous, les participants, travaillerons ensemble. » Durabilité : « Nous resterons, à long terme, solidaires d’Haïti. » Efficacité : « Nous nous montrerons à la hauteur des attentes. » Inclusivité : « Nous tendrons la main au peuple haïtien. » Responsabilités : « Nous rendrons compte de nos actions. »

C’est beau comme du nation-building bushiste, la guerre de libération en moins. Gaïa a fait tout le sale boulot pour nous. Grâce lui soit donc rendue, sans plus tarder.



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Florentin Piffard est modernologue en région parisienne. Il joue le rôle du père dans une famille recomposée, et nourrit aussi un blog pompeusement intitulé "Discours sauvages sur la modernité".

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