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Le double observateur


Le double observateur

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En 1965, un ouvrage signé par deux inconnus, François Furet et Denis Richet, arrive dans les librairies. Son titre : La Révolution – en toute simplicité. C’est un best-seller. Pour les sommités de l’Université, c’est un camouflet doublé d’un dilemme : doivent-ils écraser de leur mépris cet objet commercial fabriqué par des blancs-becs qui n’ont même pas obtenu un doctorat d’histoire sous la direction de l’un d’eux, ou bien tenir compte de l’écho rencontré par le livre  auprès du grand public et descendre de l’Olympe pour faire entendre leur voix ?
Cette apparition fracassante de Furet sur la scène publique pose en effet une question fondamentale : qui a le droit de parler du passé ? Qui est légitime pour écrire l’Histoire ? Peut-on y prétendre sans emprunter la voie royale des études savantes ? La carrière littéralement extraordinaire de François Furet montre que la reconnaissance médiatique peut précéder – et parfois remplacer – l’excellence académique.
Cette question n’est pas anecdotique, loin s’en faut. Détenir les clés du passé, c’est exercer un pouvoir – au moins intellectuel – dans le présent. Il y a cinquante ans encore, l’analyse que l’on faisait du rôle de la bourgeoisie dans la Révolution française et de la place de la Terreur (accident, ou conséquence inéluctable ?) était un marqueur de l’appartenance politique. Les interprètes « autorisés » de l’Histoire sont ipso facto des acteurs du débat public. Nos guerres mémorielles – Shoah, collaboration, colonisation, esclavage, génocide arménien – prouvent à quel point les représentations du passé sont les enjeux de luttes dépassant largement le cadre scientifique.[access capability= »lire_inedits »]
Il est vrai que les universitaires n’ont jamais été les détenteurs exclusifs de cette légitimité. Le cinéma, les romans, les manuels scolaires, les monuments et bien évidement les médias jouent un rôle au moins aussi puissant dans la fabrication de la « mémoire », c’est-à-dire de ce que « tout le monde sait » sur le passé.
Si le cas Furet est particulièrement intéressant, c’est parce qu’il a délibérément choisi de jouer sur les deux tableaux en ayant un pied dans le monde universitaire, un autre dans les médias et l’édition. C’est en cumulant le capital symbolique obtenu dans ces deux sphères que François Furet est parvenu au sommet de sa discipline : sacré « roi des historiens » par Libération  lors du bicentenaire de la Révolution française, en 1989,  il occupait, un an plus tard, la troisième place du « palmarès des plus grands intellectuels français du XXe siècle » établi par L’Événement du jeudi,  avant d’être consacré par Anne Sinclair, dans « 7 sur 7 », comme la « référence unique » en matière d’histoire de la Révolution française. Le tout en jouissant de l’estime de ses pairs universitaires et de tous les honneurs académiques possibles.
S’il ne s’agit pas d’un plan de carrière à proprement parler, Furet semble avoir compris très tôt l’importance de la reconnaissance médiatique – que la plupart des universitaires feignent de mépriser tout en en rêvant. En 1958, à peine sorti du giron du PCF, le jeune agrégé d’histoire, alors professeur de lycée, met de côté ses ambitions universitaires, délaisse sa thèse et obtient un poste subalterne au sein d’un laboratoire de recherche. Il fait un choix décisif en intégrant la rédaction de France Observateur. Furet collabore régulièrement à l’hebdomadaire fondé en 1950, qui apparaît déjà comme le laboratoire intellectuel de la gauche non communiste. Il publie d’abord des articles  historiques, puis se consacre de plus en plus au journalisme proprement dit et notamment à l’analyse de l’actualité politique française. Bien qu’il signe d’un pseudonyme, cette activité lui permet de se frotter à un style d’écriture plus polémique – et peut-être plus vivant – que celui des universitaires, mais aussi de tisser un  réseau – il est rédacteur en chef culture et membre du comité éditorial du magazine.
En 1962, Hachette commande à Furet et à son beau-frère, Denis Richet, un ouvrage sur la Révolution française. L’éditeur s’adresse au moins autant au journaliste qu’aux apprentis historiens – ni l’un ni l’autre ne jouissent encore  d’un statut important au sein de la communauté des spécialistes de la Révolution française. L’idée est de recruter des auteurs assez talentueux pour accomplir un travail de synthèse et assez malins pour en faire parler. Bref, il s’agit de faire un « coup d’édition », ce que les deux compères comprennent parfaitement. Selon Furet, La Révolution  a été rédigée à la campagne pendant deux étés, « sans travail particulier, avec ce que nous savions sur la Révolution française ». En somme, comme le remarque Christophe Prochasson, l’ouvrage s’adresse à un public « en quête de divertissement autant que de connaissances ». La thèse du « dérapage » d’une révolution bien commencée et mal continuée, qui connaîtra la fortune que l’on sait, n’est donc pas le résultat d’une analyse savante, mais le fruit de conversations enflammées ou enjouées dans lesquelles on fait assaut de formules. La métaphore est l’idée majeure du livre qui, du jour au lendemain, confère à François Furet une place de choix dans le débat sur la Révolution.
Certains de ses « confrères » s’étranglent lorsqu’on les invite à  commenter l’œuvre d’un inconnu dépourvu de légitimité scientifique. Or, comme dans un duel, accepter le défi et répondre revient à reconnaître l’autre comme son égal. Albert Soboul, autorité éminente en la matière, décrète que Furet et Richet sont « plus publicistes qu’historiens ». Mais face aux ventes et au triomphe médiatique du livre, la digue ne tient pas très longtemps. Les « véritables » historiens sortent du bois pour commenter, discuter, approuver ou contester  l’idée, hautement polémique, du « dérapage » de la Révolution, qui est ainsi érigée au rang de thèse. Consacré par le public à travers les librairies, célébré par les médias, Furet est finalement reconnu par les universitaires comme un de leurs pairs.
C’est donc bien son succès comme journaliste et comme essayiste qui permet à Furet de  réintégrer la « voie royale » universitaire,  en l’occurrence l’École des hautes études en sciences sociales de l’époque, où il déploiera son talent et s’imposera dans la  communauté des chercheurs.
Un tel parcours serait-il possible aujourd’hui ? À l’évidence, la visibilité médiatique et le succès de librairie comptent bien davantage qu’à l’époque où Furet faisait ses premières armes – ce qui explique la jalousie que ce genre d’encanaillement intellectuel suscite chez les collègues. On imagine mal, cependant, un parcours professionnel menant des médias à l’Université, ne serait-ce qu’en raison du déclin intellectuel du journalisme. Sans compter le marasme économique dans lequel se débattent la presse, l’édition et l’Université. Plus généralement, on dirait bien que l’écrit ne fait plus le poids – qu’il s’agisse de romans historiques, textes savants ou articles de presse. Ce sont de plus en plus les images qui façonnent nos représentations du passé. En ce moment même, peut-être que les François Furet de demain sont en train de créer des bandes dessinées ou des jeux vidéo.[/access]

*Photo: Histoire.

Juin 2013 #3

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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