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Franco-algériens: l’impasse victimaire

Entre tensions historiques et pressions sociales, la diaspora algérienne en France face à ses contradictions identitaires


Franco-algériens: l’impasse victimaire
Manifestation d’Algériens et de Français d’origine algérienne pour le départ d’Abdelaziz Bouteflika, place du Capitole, Toulouse, 17 mars 2019 © RED SCHEIBER/SIPA

Intégrés ou non, les Algériens de France sont tiraillés entre leur pays d’accueil et leur pays d’origine. Cette schizophrénie identitaire est amplifiée par les discours indigénistes ou les diverses pressions exercées par le « groupe » pour contrôler la vie sociale des individus


Ce texte est issu de mes conversations sur la diaspora algérienne en France avec des amis ou élèves dont le regard est subjectif, mais éclairé par l’expérience vécue et le savoir universitaire. La dispute virulente actuelle entre Alger et Paris ravive des blessures anciennes, nourrit des préjugés et influence profondément la perception qu’ont les membres de la diaspora algérienne en France de leur avenir dans ce pays, ainsi que de leur lien avec la terre de leurs ancêtres. Cette situation complexe découle d’une histoire douloureuse, marquée par la colonisation, les luttes pour l’indépendance, des relations bilatérales souvent conflictuelles, mais aussi – voire surtout – de presque soixante ans de « vivre ensemble » en France.

Les parents d’Amina, cadre supérieure dans la fonction publique, ont quitté la cité où ils vivaient pour offrir à leurs enfants de meilleures chances scolaires et professionnelles. Elle-même a traversé des épreuves personnelles, notamment une première union marquée par la violence d’un conjoint issu de son milieu d’origine. Aujourd’hui, son combat, dit-elle, est celui de l’émancipation des femmes. Pour elle, la France est trop complaisante avec le gouvernement algérien : « La France devrait se montrer plus ferme : restreindre les visas, cesser de plier face aux injonctions et affirmer clairement sa position. » C’est qu’Amina s’inquiète des répercussions en France de la politique d’Alger : montée du racisme, tensions communautaires accrues et durcissement des relations sociales. Attachée à ses racines, Amina reste pessimiste sur l’avenir de l’Algérie. « Là-bas, ils sont embourbés », dit-elle, évoquant la corruption et l’absence de perspectives. Elle revendique toutefois une identité multiple : « Je suis musulmane de naissance, ou plutôt orientale, fière de mes origines. Algérienne de naissance, mais française. Ma mère m’a appris que c’était un privilège pour moi d’être née en France. »

Cependant, certains de ses positionnements, notamment sur la religion ou la Palestine, sont difficiles à exprimer, même au sein de sa famille : « On te regarde comme une paria, une Arabe en chocolat. » La cause palestinienne est un pilier identitaire. Dévier de la doxa sur cette question est rarement toléré, y compris au sein des familles.

Le regard d’Amina : entre émancipation et inquiétudes

On touche ici au ciment invisible de cette diaspora : la pression sociale exercée par le groupe, que ce soit la famille, la rue, le quartier, voire l’Algérie elle-même. Les individus restent profondément influencés par les jugements collectifs.

Amina affiche les attributs de l’intégration accomplie. Mais justement, sa manière bourgeoise de s’habiller, sa liberté d’allure suscitent critique et mépris. « Tu es une sorte de Rachida Dati », lui dit-on. Rappelons que Madame Dati est d’origine marocaine, l’évoquer dans ce contexte a donc un double sens (antimarocain et antifrançais). L’identité « beur » est loin d’être un bloc.

J’ai d’ailleurs entendu cette remarque cinglante : « La France veut nous mener par le petit doigt. On n’est pas des tarlouzes comme les Marocains, vendus à la France et aux Israéliens. » Cette phrase est révélatrice du statut du « Marocain » considéré comme un « autre ». Elle traduit aussi la persistance d’un code d’honneur en vertu duquel dévier de la ligne dictée par l’Algérie serait la marque d’un déficit de virilité, autrement dit d’un penchant homosexuel, cette « masculinité efféminée » étant associée à la « marocanité ».

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Amina n’est pas la seule à résister à la tentation victimaire, si répandue, selon elle, chez les Algériens français. Une minorité commence à s’exprimer, écœurée par le discours décolonial. Médecins de ville, infirmiers libéraux, avocats, ils sont nombreux à craindre que la pusillanimité du gouvernement français face aux rodomontades du président Tebboune mette en péril des positions socioéconomiques péniblement acquises. D’ailleurs, comme ses parents qui ont quitté leur cité pour leurs enfants, Amina, inquiète pour l’avenir de son fils en France, envisage de l’envoyer vivre et travailler en Asie, qu’elle perçoit comme une contrée plus sûre. Pas sûr qu’elle le fera, ni que son fils l’accepte, mais envisager une deuxième émigration en rupture avec l’ancienne et la nouvelle patrie traduit peut-être une volonté de permettre à son enfant de rompre avec le groupe et de faire des choix libres.

Djamila : une double appartenance assumée, entre France et Algérie

Djamila, coach en entreprise, née dans une banlieue lyonnaise, ne veut pas choisir : « L’Algérie, c’est ma mère, et la France mon père. Je suis française pour la vie, et algérienne pour l’éternité. » Cette dualité ne la trouble pas particulièrement. Elle se projette de part et d’autre des rives de la Méditerranée. Un jour, elle espère faire profiter l’Algérie de son savoir acquis dans les grandes écoles de commerce françaises.

Cependant, elle est bien consciente de la persistance de certains préjugés : « On me dit toujours que je ne suis pas une Arabe comme les autres. En réalité, mes compatriotes français ne connaissent pas vraiment les gens issus de l’immigration. Ils ne se fréquentent plus. On nous classe tous par catégories, et cela nourrit une diabolisation réciproque. »

Djamila estime que les Franco-Algériens sont pris en étau : « Les Français nous considèrent comme des pièces rapportées, pas vraiment des Français, donc. » Cependant, elle reconnaît que ces représentations n’arrivent pas de nulle part : « Il faut dire que les religieux des mosquées et des réseaux sociaux instrumentalisent un islam guerrier qui n’est plus celui de mon père. Certains parents gavent leurs enfants de religion dès leur plus jeune âge, et les réseaux sociaux ne font qu’en rajouter. » Elle n’aime pas non plus la mode du « wesh wesh » chez les jeunes, qu’elle associe à une allégeance aveugle à des prêches dogmatiques : « Ils ne cherchent pas plus loin. Ils n’ont pas de recul dans les cités. Ils avalent n’importe quoi. C’est toujours le complot sioniste ou la guerre contre l’islam. » Pour elle, le Coran ne doit pas être appliqué au pied de la lettre. « Mes parents n’ont rien exigé de nous en matière de religion. Ça nous chagrine, ce qui se passe aujourd’hui. Cela réveille les vieux démons de la première génération. Les passions ne sont pas apaisées, et les gens ont peur de ce qui pourrait arriver. » Cependant, Djamila demeure optimiste : « Moi, j’œuvre pour le bien commun. » Je connais bien Djamila. C’est mon amie, sincère jusqu’au bout des ongles. Oui, elle aime profondément ce pays qui l’a vue naître, mais elle adore également les couleurs et les senteurs de la Méditerranée : l’Algérie bien sûr, mais aussi Nice, Marseille, et pourquoi pas, un jour, Tel-Aviv.

Soirée de soutien à Boualem Sansal au Théâtre Libre à Paris, 16 décembre 2024 © Lionel Urman/SIPA

Rachid, du grand banditisme à la critique sociale

Rachid, ancien braqueur réhabilité et figure autrefois emblématique du grand banditisme, a passé de nombreuses années en prison. Aujourd’hui, il observe avec amertume la déglingue des quartiers populaires et ne se fait aucune illusion quant à leurs causes. « Le racisme pour ces jeunes d’origine algérienne, c’est une évidence. Ils disent tout le temps que les “Français” ne veulent pas de nous chez eux et que nous, les rebeus, on n’est chez nous que dans nos quartiers. »

Rachid critique le regard paternaliste des institutions françaises et adhère à certains aspects de l’idéologie indigéniste, qui gagne du terrain parmi les jeunes. Cela s’entend dans son langage : « L’interdiction du voile, c’est encore le colon qui impose ses lois au colonisé. »

Marqué par son passé tumultueux, Rachid exprime une profonde compréhension pour les jeunes en difficulté ou délinquants qu’il côtoie dans son travail de médiateur. « Ces cailleras manquent d’amour, que ce soit en famille ou dans la société. Stigmatisés de partout, ils cherchent une reconnaissance – et pourquoi pas ? – dans la délinquance ou même dans le terrorisme. À défaut d’être des héros positifs, pensent-ils, soyons des héros négatifs. » Bref, conclut-il, « ces jeunes ont raison, ou au moins raison d’avoir tort »…

Beaucoup de mes interlocuteurs ont du mal à critiquer l’Algérie et son gouvernement devant des « étrangers ». Tous connaissent pourtant les dysfonctionnements et l’absence de démocratie qui caractérisent la société algérienne. La plupart retournent souvent au pays et peuvent comparer ce qu’ils y voient avec la société française, souvent au bénéfice de cette dernière. Mais il y a l’honneur, la fierté algérienne. Celui qui ose critiquer l’Algérie à l’extérieur du groupe ou dans les médias est vu comme un traître et subit les sanctions du groupe : insultes, menaces, voire violences.

Malgré leur réussite, les membres de la petite bourgeoisie algérienne installée en France doivent composer avec des barrières culturelles et sociales persistantes, des obstacles qu’ils entretiennent parfois eux-mêmes. Les sujets sensibles – comme l’égalité des sexes, l’antisionisme ou encore l’interdiction du voile – révèlent une intégration encore incomplète, marquée par des écarts entre générations et milieux socioéconomiques.

Amina, par exemple, constate des contradictions au sein même de sa famille : « Ils ont réussi leur intégration sociale et professionnelle, mais eux aussi sont touchés par l’idéologie indigéniste. Ils sont farouchement antisionistes. » Une version plus sophistiquée de cette idéologie circule dans cette intelligentsia, mais le leitmotiv reste le même que celui de Rachid : c’est « leur » faute.

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Entre les « Rachid » et les « Amina », ces tensions subtiles créent une distance croissante. Une élite en pleine « intégration compliquée » entend se distinguer de ceux qu’elle désigne comme « les jeunes » ou carrément « les cailleras ». Amina veut échapper à la schizophrénie collective des Franco-Algériens. Lorsqu’elle parle de la diaspora, elle évite le « nous » et dit « ils » ou « eux », eux qui sont frustrés de voir que ce « pays d’origine dont ils sont si fiers est fracturé entre Alger, Oran, la Kabylie et quasi colonisé par la Chine ». Alors, conclut-elle, « ils » se fabriquent une identité communautaire qui leur offre un semblant d’appartenance.

Un équilibre fragile entre intégration et repli communautaire

Pour de nombreux Franco-Algériens, le tiraillement identitaire est amplifié par les pressions exercées sur ceux qui osent penser en dehors des limites tracées par le contrôle social, auquel beaucoup restent sensibles. La crainte des représailles est omniprésente : intimidations, surveillance ou même arrestations lors de leurs visites en Algérie, où ils conservent des attaches familiales, des amitiés et souvent une maison au bled. Le malheur de Boualem Sansal, homme célèbre, peut frapper un simple quidam…

Ils redoutent également les réactions de leurs proches restés « là-bas ». « Tout le monde est chaud », dit Rachid, évoquant les tensions exacerbées par des discours politiques inflammatoires.

Amina, Djamila et Rachid ne représentent qu’eux-mêmes. Mais au-delà de ces cas singuliers, loin des discours officiels et des postures, la diaspora algérienne en France est prise entre deux feux : d’un côté, un pouvoir algérien qui l’instrumentalise pour maintenir un outil d’influence en France ; de l’autre, la société française à laquelle beaucoup de Franco-Algériens attribuent tous leurs problèmes, trouvant en elle un alibi tout-terrain. Reste une communauté qui a besoin de reconnaissance pour trouver son équilibre identitaire. Il est urgent d’avoir avec elle un dialogue honnête qui doit nécessairement commencer des deux côtés par une autocritique et une reconnaissance des apports positifs de l’autre. Mais il faut aussi qu’au sein de cette diaspora si plurielle, chacun ait la liberté de s’émanciper du « groupe » et de ses exigences. Faute de quoi le fantasme de la cinquième colonne risque de se muer en prophétie autoréalisatrice.

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Article extrait du Magazine Causeur




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Essayiste et fondateur d'une approche et d'une école de psychologie politique clinique, " la Thérapie sociale", exercée en France et dans de nombreux pays en prévention ou en réconciliation de violences individuelles et collectives.

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